Hiver
2021
Monique nous présente...
Gilles Baudry
Sous la
présentation, nous réagissons (voir LÀ)
même d'une phrase, d'ici la saison suivante...
Longtemps la poésie fut mystique.
On peut penser au Cantique des cantiques de la Bible, au Cantique
des oiseaux ce joyau de la poésie persane, à Dante, au
soufi Roumi, à Jean de la Croix..., à Baudelaire et sa Vie
antérieure, au "voyant" Rimbaud "voleur de feu"...
De tout temps, les poètes sont les célébrants de
la création, les décodeurs de l'invisible.
En ce solstice d'hiver aux longues nuits et à l'approche de Noël,
je vous présente un poète contemporain peu connu du grand
public mais très reconnu des poètes. Peu connu du grand
public, car c'est un moine bénédictin qui vit dans une abbaye
(Landévennec au bout du Finistère), reconnu des poètes
parce que ce moine poète entretient de très nombreuses correspondances
chaleureuses et inspirées avec beaucoup de ceux qui font la poésie
d'aujourd'hui.
J'ai une très grande admiration pour la beauté de sa langue,
son remarquable sens du rythme. J'espère que vous partagerez mon
enthousiasme.
C'est à chaque fois très difficile de choisir un poète,
une voix. Je ne peux me fier qu'à mes intuitions, à mes
goûts.
Et je m'efface, pour vous laisser seul à seul avec quelques textes
de Gilles Baudry, tous édités aux belles Éditions
Rougerie.
À
la lueur des mots
Sous la dictée de la chandelle qui s'étiole
en donnant de son miel,
écrire comme on prie, être le lit du fleuve,
aller où la phrase me mène,
poème encore à naître et qui pourtant
me met au monde :
seul instant de préface et de nativité.
Je parle à mon insu comme on remue le feu
mais trouverai-je assez d'enfance
pour écouter les pas émiettés de mon cur,
le feulement du vent dans le
rucher de mes poumons ? J'habite chaque mot
que je dis et reste muet
devant l'âtre où j'écorce une seule pensée
Il a neigé tant de silence
et auparavant dans
la revue Poésie présente n°51 (p.
124)
Plain-temps
Ce bruit d'étoffe sur la mer
et de velours
dans la voix du vent lorsque la marée
monte à l'étale,
cette séquence du plain-temps, ces chants
blessés des oiseaux migrateurs
qui sont la plus belle preuve du ciel,
cette insulaire dormition
d'un angélus qui vous étreint le cur,
ces moments d'âme, de cristal :
tout ce qui fait le fond de l'air.
***
De mesure et d'épure,
chaque mot écrit en écoute
met
l'infini sur la tige d'un instant.
Souffle à mi-voix,
source à mi-pente,
eau parlante, affleurement d'une présence,
chaque syllabe que ta bouche essaime
attend que tu sois sa musique,
le timbre pur qui la porte
partout, dans l'intime et l'infime,
dans le désir et dans la veille,
dans la germination de la lumière.
***
Il faudrait passer outre
le seul entendement
pour écouter la voix venue d'ailleurs,
la soie d'une respiration et comme
une intuition du monde
autre que ce qu'il est.
Il faudrait trouver des mots-réceptacles
et des vocables en forme d'alvéoles
pour contenir ce qu'il y a
de plus beau après le silence.
Nous irions vers les couleurs jamais vues,
une musique encore jamais entendue.
Nulle autre lampe que la voix
(extrait p. 14, 15 et 16)
......................................
Première neige. Est-il
plus pur prologue pour nos pas ?
Et sans pagination elle est la seule
qui sache et qui se taise,
seule à tenir le silence en haleine,
aller sans hâte entre les lignes
en dame blanche
et en épiphanie. Première neige
à notre heure dernière, lingère
de nos langes et
de notre linceul, elle mouche la lampe
nous laissant à la nuit, tel un secret
referme sa corolle.
Nulle autre lampe que la voix
(extrait p. 20)
Sobre ivresse
Tant de beauté
Comment s'y habituer
En faire un ordinaire ?
Ce que je croyais avoir vu
Me donne raison de rêver
À haute voix
Je vais
Titubant dans les mots
Comme l'abeille va aux fleurs.
Sous l'aile du jour (p. 15)
.........................................................
Plénitudes des heures creuses
Rien ni personne
C'est peut-être que tout
Peut faire événement :
La clé qui tourne à
vide
Le craquement des meubles
L'entêtement des murs
Le miroir amnésique
L'insecte en lettres minuscules
La mise en page de la neige
La mue du palimpseste
Et c'est dans l'humble gloire
Des moments creux, dans l'anodin
Des jours sans grâce
Que les pépites d'or se cachent
C'est dans l'attente pure
Qu'affleurent le royaume
Et la secrète vibration de l'éternel
Sous l'aile du jour (p. 47)
...........................
Ultima verba
"Prenez soin des mots comme
de vous-même"
Lionel Ray
Écrire
À la virgule d'un brin d'herbe près
Chercher
À mots épars
Dans la nuit de tous les possibles
Le braille des signes et des intersignes
Relever partout dans sa création
Les empreintes digitales de Dieu
Respirer le poème
Dans une langue heureusement
intraduisible
Et l'écouter frémir
Comme l'horloge prend son pouls
Sortir de soi
Par la porte des humbles
Sous l'aile du jour (p. 65)
Votifs
"O lumière sans voix,
Parole enfin votive, éclair du cur aimant."
Claude Vigée
aux lisières, aux nuages
en voyage
avec un ciel d'avance
sur le marcheur d'automne
à l'anonyme chemin creux
voûté
de solitude
au lent balancement des graminées
à la distance patiemment
apprivoisée
à la tendresse désarmée
aux cicatrices invisibles
à la rosée
de l'impalpable
à ce qui fait chanter
la sève humaine
sur fond de matinale
aux mains qui savent démêler
le diamant de l'argile
et la rosée des larmes
à l'horizon reçu
en héritage
jamais rejoint et toujours différé
au silence par points de suture
et de plaies peu à peu
refermées
au canevas de l'araignée
au fou-rire du merle
à l'abeille dare-dare
au temps qui passe sans se retourner
au sentier forestier
qui revient sur ses pas
à la caresse du fenouil
et au soleil de branche en branche
jusqu'à l'octave
au nuage venu manger dans votre main
et à la note inespérée
au givre qui fleurit les vitres
au feu sonore de la cheminée
au fleuve qui se fait du mauvais sang
au vent plus vaste que la mer
à la criée des mouettes
aux heures grises
aux jours sans gloire
à la frêle lumière et à
sa mansuétude
sur nos mains
aux transhumants, aux nuanciers
aux transparents
et aux veilleurs de paysages
au péril, à la grâce
au triste sort
à la belle importance
à la réponse claire
à la question ouverte
aux fenêtres qui croisent leurs regards
à la montre inutile
au poignet de l'agonisant
au vieux qui va à petits pas
dans la menue monnaie
de ses pensées
à la jeune fille qui se tient
derrière son visage
et à l'immémoriale mélodie
captée au fond
d'un coquillage
à la voix d'ambre qui s'élève
avec le chant
pour seule étreinte
à la musique hors de portée
au timbre
irrécusable
à l'Accordeur
du saint silence de la terre
qui règle nos aigus et nos graves
à nos alléluias intimes
Le bruissement des arbres dans les pages (p. 57 à 64)
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