Le détail qui tue

ARTICLE PARU DANS LE MONDE DU 08.01.99

Cruauté et douceurs : trois courts romans subtils et vertigineux de la Japonaise Yôko Ogawa

Dans les romans de Yôko Ogawa, il y a des tulipes et de la pluie, des oeufs qui s'écrasent et des femmes enceintes, des piscines. Et, surtout, beaucoup de nourriture : des crabes écarlates aux carapaces qui craquent, des pamplemousses qui éclatent comme des membranes déchirées au fond d'un chaudron à confiture, des sucreries choux-chantilly. Anecdotique ? Pas vraiment. Plutôt l'art du détail qui tue. Car les douceurs de Yôko Ogawa enveloppent un sens délicat et acéré de la cruauté. Les récits, toujours très courts, de la jeune (elle est née en 1962) romancière japonaise, une des plus talentueuses de sa génération, sont en apparence très simples, anodins. Ses histoires, banales. Son style, neutre. Une jeune fille partage la vie quotidienne des enfants de l'orphelinat dont s'occupent ses parents. Une jeune femme retrouve son ancienne résidence universitaire et l'étrange personnage qui la dirige. Une autre jeune femme observe la grossesse de sa soeur, entre nausées et boulimie.

Et pourtant. Motif après motif, détail après détail, petit décalage après petit décalage, Yôko Ogawa installe une atmosphère de plus en plus étrange, une tension qui sourd de la description " blanche ", précise, du quotidien le plus banal. Et d'une sensibilité suraiguë aux odeurs les plus impalpables, aux sons les plus ténus, aux manifestations atmosphériques les plus fugaces. Un univers fantastique et fantasmatique se met en place. Et on arrive, insensiblement, sur un territoire inconnu. Peut-être " cette part de réalité de notre âme que nous apercevons dans nos rêves et sans laquelle on ne pourrait jamais saisir la vraie nature de notre mystérieux être ", comme l'écrivait Henry Miller à propos de Tanizaki, dont Yôko Ogawa est la digne descendante, comme de ces autres grands Japonais que sont Kawabata et Abé Kôbô. Car contrairement à beaucoup d'écrivains de sa génération, au style et aux thèmes standardisés et américanisés, Ogawa s'inscrit bien dans la noble tradition de la littérature japonaise, et notamment, selon sa traductrice Rose-Marie Makino- Fayolle, celle de la littérature féminine, de Sei Shônagon aux écrits de courtisanes.

Jalousies. Cruautés. Perversités. Violence sourde. Désirs morbides. Angoisses abyssales. Les mots sont faibles. Les détails organiques parlent mieux. Corps difformes, chairs flasques, membres amputés. On prend le thé, et " une abeille joue à cache-cache entre les pétales en forme de calice ". Vies minuscules ouvrant sur des béances immenses, ou l'inverse, comme " un volcan aussi grand que le Fuji se reflète dans un espace aussi petit que celui de l'oeil ". Dans la vie, Yôko Ogawa est une jeune femme rangée.

FABIENNE DARGE