A quoi servent les romans ? Pourquoi toutes ces fables et depuis tellement longtemps, si ce n'est pour percer des secrets clos comme des huîtres, imprenables ? La nature de l'amour, celle du courage ou celle du mal - autant de mystères face auxquels la science reste muette. La littérature, la vraie, veut absolument les approcher, à défaut de pouvoir les résoudre. Les encercler, les deviner, les débusquer, faire beaucoup plus que simplement raconter : tenter de s'emparer de la vie elle-même, aussi dangereuse, aussi mortelle, aussi désirable qu'une matière radioactive. Exactement ce que font les livres de Per Olov Enquist, depuis les premiers. Car jamais l'écrivain suédois n'a cessé de courir après cette substance incandescente qui se trouve, aujourd'hui encore, en plein centre du magnifique Blanche et Marie. Là où les scientifiques cherchent à attraper le réel, lui se lance à la poursuite de l'impalpable. Et pour mieux affirmer le parallèle, pour mieux confronter les questions de la science à celles de la littérature, choisit d'installer son récit dans l'un des moments décisifs de l'histoire des sciences et de la médecine, au tournant du XXe siècle. Ses personnages sont fabuleux : Jean-Martin Charcot, le neurologue, Blanche Wittman, la plus célèbre de ses patientes à l'hôpital parisien de la Salpêtrière, Pierre et Marie Curie, Paul Langevin, Albert Einstein, Sigmund Freud ou Ernest Rutherford, pour en citer quelques-uns. Partant de leur biographie, mais aussi de la sienne propre, Enquist s'avance avec talent dans les profondeurs de l'être humain. Là gît une énigme aussi terrible et fascinante que le radium, isolé en 1902 par Marie Curie. C'est d'ailleurs sous le signe de cet élément radioactif et de sa « lumière bleue dansante » que se place le roman. Comme les feux follets dans les cimetières, le radium promène sa lueur tremblotante sur les trois « livres » qui composent le texte : un « Jaune », un « Noir » et un « Rouge », chacun approchant d'un peu plus près le « secret » le plus opaque du monde : celui de l'amour et des liens entre les humains. Partant d'un journal attribué à Blanche Wittman, Le Livre des questions, l'écrivain se faufile dans l'existence de plusieurs personnages fameux, pour chercher dans leur existence des clefs à ce problème lancinant. Il les observe, naturellement, sous un angle différent de celui qu'a privilégié l'histoire officielle, mélangeant les faits et les interprétations, la fiction et la réalité : Jean-Martin Charcot (1825-1893), grâce à qui l'hystérie fut considérée comme une maladie à part entière et dont les spectaculaires séances publiques d'hypnose eurent une influence décisive sur les théories de Freud, aurait été amoureux de Blanche Wittman ; Blanche, sa patiente préférée, qui devint l'assistante de Marie Curie et finit amputée de plusieurs membres, dans une caisse de bois, aurait éprouvé des sentiments proches de l'amour pour Marie ; Marie elle-même, deux fois Prix Nobel (en 1903 et en 1911), intelligence « étincelante », selon le mot d'Einstein, aurait été une amoureuse éperdue, deux fois brisée. MENACE DE DISPARITION Comme la lumière vacillante du radium, le récit « danse » d'un personnage à l'autre, revient en arrière, bondit d'une question à l'autre, impétueux, surprenant, hérissé de points d'exclamation, de colère et d'émotion, plein des observations du narrateur, qui n'hésite pas à renvoyer à sa propre histoire - jamais assis, jamais rasséréné. Comment fonctionne l'amour ? N'est-il pas la seule, la vraie explication de tous les autres phénomènes ? « Quelle est la formule chimique du désir ? » Les personnages que Per Olov Enquist confronte à ces interrogations, et c'est là une idée merveilleuse, sont des scientifiques. Ils connaissent parfaitement les réactions des molécules entre elles, les règles mathématiques, les lois de l'anatomie, tout l'arsenal théorique dont s'enorgueillit la science, mais l'amour ? « Il n'y a rien sur la terre ni au ciel, s'il existe, que j'ai désiré autant que cette main, dit Charcot à Blanche. La peau. L'os. Le squelette. Je sais à quoi tout cela ressemble, les composants. Mais pourquoi est-ce que je désire cette main précisément ? » Question sans réponse, question périlleuse, aussi. Car l'amour tue, comme le radium - c'est là leur point commun. Le texte entier se développe à l'ombre de cette menace de disparition et d'inconnu. Les membres amputés de Blanche, les mains ravinées de Marie, les fantômes des morts (Pierre Curie, Charcot) sont là pour en témoigner, mais aussi l'idée de « profondeur » et celle d' « obscurité » qui hantent le roman. Des notions associées, du temps de Charcot, à la peur des femmes (hystériques, dangereuses, « sexuellement affamées » : les passages concernant les « aliénées » de la Salpêtrières sont à faire dresser les cheveux sur la tête) et que l'auteur, lui, relie à celles du XXe siècle naissant, « ce continent obscur », lourd des catastrophes à venir. Contrairement aux scientifiques de ce XXe siècle, Enquist ne prétend évidemment pas apporter la solution unique, « le récit définitif sur l'amour », comme le voudrait Blanche. Il pose des questions, démarche de base du scientifique et y apporte, une page après l'autre, le regard de la littérature. Ses molécules chimiques à lui sont les sentiments, les regrets, les doutes des humains qu'il veut « reconstituer », comme il le fait de Blanche, le « médium » de Charcot - et le sien propre. Médium, au sens de médiation : il s'agit d'établir des liens entre des êtres, entre des passions, mais aussi entre le narrateur et ses personnages, comme le ferait un enquêteur consciencieux. Ou comme un navigateur audacieux, qui relie entre eux les points d'une trajectoire - ainsi procédait Charcot, établissant la carte des « points hystérogènes » sur le corps de ses patientes. C'est d'ailleurs dans cette posture, celle de l'enquêteur ou du découvreur, que se met l'écrivain, sans jamais se tenir à l'écart de son sujet. « Je la reconnais », s'exclame Enquist à propos de Blanche. Et plus loin : « Je reconnais cela », en parlant de la salle où Charcot procédait à ses expériences d'hypnose et du spectacle inouï que venait admirer à la Salpêtrière un public « d'écrivains, acteurs et actrices célèbres, demi-mondes élégants ». Car tel est le pouvoir du récit, sa science intime, en quelque sorte : plonger suffisamment loin pour parvenir à isoler des sentiments, des passions, « reconnaissables » par tous - approcher le noyau de l'âme, en quelque sorte. Raphaëlle Rérolle |