PER OLOV ENQUIST EN INVESTIGATEUR A l'occasion des Boréales de Normandie, rencontre avec le maître du roman-documentaire suédois, qui aime passer du journalisme à l'essai pour mieux revenir à la littérature et au théâtre. Avec la volonté de savoir. De démasquer les impostures. Et de faire savoir. Per Olov Enquist brandit un épais classeur : un roman en cours, commencé en 1993, et qui « s'était écroulé » après deux ans de travail. Depuis, il a écrit Le Cercle magique, sa pièce de théâtre préférée, Hamsun (1), un récit-scénario, Les Faiseurs d'images, une pièce, et Le Médecin personnel du roi. Il y a un an et demi, ce maître suédois du roman-documentaire est retourné au sujet abandonné. Il en a tiré une première version de cent cinquante pages. La seconde, qu'il a en main en comporte cinq cents. Elle sera sa « base ». Désormais, il sait qu'il peut oublier l'imposante documentation réunie, qui s'étale chez lui sur chaises, tables, lits et planchers. Il a tout en tête. Il se mettra à écrire d'une traite. « A partir du commencement. » Pour Le Médecin personnel du roi, il avait à l'appui de longues années passées au Danemark. Et un flot de questions sur la manière dont les manuels danois traitaient cette brève révolution. La première menée sous le signe de L'Encyclopédie. En quelques mois, durant lesquels l'histoire tentait d'emprunter un raccourci, « l'utopie » appelée par Voltaire paraissait prendre forme sous les décrets d'un intellectuel allemand, Struensee, médecin personnel du roi Christian VII entre 1768 et 1772 et premier ministre. Mais liberté de la presse, liberté du culte, abolition du servage, passage de la douane sous le contrôle de l'État, suppression de subventions aux nobles... seront versés aux pertes sous la férule d'un piétiste coupeur de têtes : Guldberg. Si le roman-documentaire est acte à rebondissements, l'écriture théâtrale semble entracte pour Per Olov Enquist. Jusqu'en 1975, il n'est rien d'autre que romancier. Et soudain, en onze jours, il écrit une pièce : La Nuit des Tribades. Succès énorme, jusqu'à Broadway. Depuis, quand tout paraît bloqué, le théâtre vole à son secours. Deux semaines d'une attention exclusive suffisent à composer une pièce. Le journalisme se glisse dans les intervalles. L'analyste et commentateur politique redouté, opposé depuis les débuts à l'Union européenne, est guidé dans chacun des registres (roman, essai, théâtre) par la même volonté de savoir. De faire savoir. Cet athlète complet de l'écrit naît il y a soixante-six ans dans le Vasterbotten. Au grand nord de Stockholm, l'austérité et les arbres à perte de vue. Le père, bûcheron, meurt lorsqu'il a six ans. Mère institutrice. Il apprend à lire dans la Bible. Version pour enfants, puis la grande. Miroitement d'histoires auxquelles il revient des dizaines et des dizaines de fois. Famille et village « fondamentalistes », autour d'une église libre - une simple maison où les pieux habitants (quatre-vingts) se réunissent quotidiennement. Pour la compréhension, il évoque « une sorte de mouvement quaker ». En vérité, ils sont piétistes, d'ascendance moravienne : « On remerciait le Ciel : merci pour le sang ! merci pour les os ! Le sang était si chaud, si sensuel ! » De l'emprise de Dieu, il se délivre « en rampant », dès ses seize ans. Mais ne renie pas son éducation. « J'ai littéralement vécu dans la forêt avec la Bible. Elle posait les bonnes questions, existentielles : le bien, le mal, le paradis, le péché, mais donnait de mauvaises réponses. J'ai dû trouver les bonnes moi-même. C'est ainsi que je suis devenu un enfant des Lumières. » Après le service militaire, il étudie la philo à Uppsala et s'aligne au saut en hauteur dans l'équipe nationale universitaire. A son voisin de chambre, le lettré Lars Gustafsson (Strindberg et l'ordinateur), il oppose le sport. L'un de ses centres d'intérêt journalistiques (La Cathédrale olympique), mais aussi une école de solidarité selon son cur. Premier roman : Kristallögat (L ïle de cristal) - non traduit - en 1963. Et premières critiques théâtrales et littéraires au Svenska Dagbladet, avant de rejoindre Expressen, le grand journal du soir. Suivent Le Cinquième Hiver du magnétiseur en 1964, puis Hess en 1965. Un tournant. L'époque est au nouveau roman. Per Olov Enquist la vit pleinement. Il fait passer le dirigeant nazi par une série de labyrinthes et de chocs culturels qui pulvérisent une mémoire en lambeaux. Le réel émarge à la fiction, prisonnier de fils innombrables, également manipulés par l'adjudant Pintsch, second de Hess. « Une tentative. Énorme. D'une certaine manière illisible. Je le relis par passages. La plupart des textes que j'ai écrits par la suite y sont contenus. Il est comme un aiguillage où tout se croise. Impossible à contrôler. A manier. » Dans le roman suivant, L'Extradition des Baltes, la volonté de contrôle est évidente. Il prévient : « Ceux que le mot «roman» gêne peuvent le remplacer par «reportage» ou «livre». » Per Olov Enquist s'observe en investigateur. Il interroge la politique de son pays dans la guerre, et après. Et en appelle à Mao Zedong par une missive dont il regrette aujourd'hui qu'on n'ait pas saisi toute l'ironie. Les enfants du neutralisme et de la social-démocratie demandent des comptes à leurs pères. La mauvaise conscience a poussé sur la bonne, refermée sur des approximations intolérables à une nouvelle génération qui ne veut rien d'autre que la vérité et la justice promises. Et découvre derrière la transparence affichée de troubles manipulations. L'histoire ne se conçoit que dans une permanente réécriture. Pour l'honneur de la social-démocratie, dont Per Olov Enquist ne cessera plus d'être un soutien actif. Pour en finir avec les faux-semblants sinon les faussaires à l'uvre. Il les découvre dans la mythologie sportive avec Le Second (1971). Histoire de ce lanceur de marteau exclu des pelouses après qu'il a battu le record national avec un instrument allégé. Il les pointe dans la mythologie « rouge », avec Le Départ des musiciens (1978), qui s'en prend « à l'image dominante, presque sainte, des ouvriers montant dans le Nordland au début du siècle pour la gloire du pays ». Son enfance lui criait la fausseté de ces enluminures. De fait, les travailleurs se sont opposés aux syndicalistes venus du sud leur apporter quelques rudiments d'organisation et de conscience politique, et les ont chassés manu militari. Leçon rendue par Le Médecin personnel du roi : toute liberté n'est pas recevable n'importe où, par n'importe qui, à n'importe quel moment. D'où l'importance de l'enquête. Pour connaître les terrains et les hommes. Les failles qui les parcourent et donnent forme aux continents, aux sociétés, aux uvres, aux personnes. Per Olov Enquist les cherche, les suit et les cartographie. Elles traversent les plus grands Scandinaves : Andersen (essai et pièce), Strindberg (pièce et biographie), Hamsun (récit-scénario) ou, dernière en date, Selma Lagerlöf (essai et pièce). « Elle était si belle et si heureuse ! N'y avait-il rien qui expliquait sa différence ? Un beau jour, j'ai mis la main sur un entretien non publié, où elle parlait de ses parents. J'ai découvert qu'elle haïssait son père, un effroyable ivrogne qui avait presque détruit sa vie. Elle avait dû se sauver de chez elle. Alors, quand vous lisez ensuite son discours au Nobel : «Merci mon père, vous m'avez tout donné et je vous dois tant...» » Sa pièce la plus récente, Les Faiseurs d'images, est sous le choc de cette découverte. Quatre personnages se croisent, dans la tradition scandinave du théâtre de chambre. Nous sommes en 1921, le jeune cinéaste Victor Sjöström vient d'adapter Le Cocher de Selma Lagerlöf ( La Charrette fantôme dans la version française) et veut présenter son film à la grande dame, devant son chef opérateur, éminent éveilleur de fantômes, et la maîtresse du réalisateur, Tora Teje, jeune comédienne d'avenir. A coups de questions impertinentes, celle-ci va conduire la Prix Nobel de littérature à l'aveu de son infortune. Pièce intense, pour laquelle Ingmar Bergman a repris en 1998 le chemin du Dramaten, le théâtre national. Avant d'en boucler une version télévisée. Ici, comme dans ses uvres romanesques, Per Olov Enquist n'est jamais très éloigné. Après avoir observé, il s'expose par la voix de Selma Lagerlöf. « La plupart des livres qu'on écrit sont en réalité la même histoire. Il en va sans doute ainsi pour tous les écrivains. Il s'agit probablement d'une histoire originelle, commente le personnage de la romancière... Et puis on essaie de dissimuler cela. On écrit une histoire originelle qu'on ne veut pas lâcher, alors il s'agit de la déguiser. De recouvrir le petit noyau qui est au fond. Pour qu'il y reste en sécurité comme un ftus. » Énoncé d'une conviction et d'une méthode. L'écrivain se révèle et s'accomplit dans l'approche du secret des autres, non sans tenter d'atteindre le sien. Le roman-documentaire serait au sommet dans la conjonction des deux. Double décharge produite, reçue, au risque de l'anéantissement, avec La Bibliothèque du capitaine Nemo (1991). Peut-être parce qu'il y était au plus près de sa biographie. « J'ai cru que ce serait mon dernier roman. Quand j'ai terminé, j'ai eu le sentiment que j'étais sorti de tout, que j'étais fini. Déjà, dans Le Départ des musiciens, j'avais essayé de m'approcher de l'histoire originelle. Mais avec La Bibliothèque du capitaine Nemo, j'en étais plus près que je ne serai jamais. » Tout est exact dans la description du village de son enfance. La volonté de vivre se déploie dans l'imaginaire, étayée d'une série de bouteilles à la mer : « La grande beauté dans ce qui est humain : vivre comme un monstre loin et être celui qui rend visible ce qui est humain. » Per Olov Enquist écrit la main dans la main de ce monstre multiforme. Dans L'Ange déchu (roman), une créature à deux têtes exhibée dans un cirque. Dans L'Heure du lynx (théâtre), un jeune meurtrier qui se révèle d'humanité plus consistante que la femme pasteur de la prison. « D'un certain point de vue il est un saint, d'un autre il est un monstre... Christian VII, le petit roi du Médecin personnel n'était-il pas lui aussi considéré comme un monstre, un schizophrène, une tache dans l'histoire danoise ? » L'histoire offre ses propres replis à celle de l'auteur. On n'a pas manqué de relever combien l'échange d'enfants autour duquel s'ordonne La Bibliothèque du capitaine Nemo se retrouve dans Le Médecin personnel du roi. Christian VII n'est-il pas convaincu d'avoir été troqué à sa naissance contre un fils de paysan ? N'aspire-t-il pas à rejoindre son limon d'origine ? « S'il considérait la cour comme un théâtre où tout était réel, qu'était au juste la réalité ? », interroge Per Olov Enquist. Mais l'expédition destinée à ouvrir les yeux du souverain, menée par Struensee, tourne à la déroute devant l'insupportable horreur de la vie paysanne. Quoique avorté, cet aller-retour éducatif peut apparaître comme une métaphore des investigations littéraires de Per Olov Enquist. Ce grand pelleteur d'histoire, de société, de politique passe par l'essai et le journalisme pour mieux revenir à la littérature, romanesque ou théâtrale. Lui offrant ainsi les transferts d'un réel condensé. Et les ouvertures d'une circulation incessante entre biographie individuelle et destin collectif, où le monde ne se trouve jamais plus parlant que lorsqu'il est dialogué et découpé en scènes. Comme au théâtre. L'auteur ne déteste pas alors côtoyer des personnages flamboyants comme Struensee, intellectuel éminent, cavalier émérite et amant expert ; faire passer sa volonté de comprendre au-dessus de la manie de la compassion dont pourraient bénéficier le petit roi ou la trop jeune reine. Il n'est pas jusqu'à la figure « monstrueuse » de Guldberg qui devienne alors fréquentable. « D'une certaine manière, j'ai commencé de le respecter. Il est devenu un objet d'amour », reconnaît-il. Entre le fondamentaliste piétiste arc-bouté à la restauration d'un passé détestable et l'homme des Lumières qui voulait « faire de la terre un ciel » trop ébloui par l'idée pour poser pied à terre, Per Olov Enquist laisse entrevoir l'une des figures centrales de son uvre : celle du dilemme. Et des jeux de double où le politique qu'il n'a jamais cessé d'être appelle à trancher au nom de la vérité. Jean-Louis Perrier |