A propos du Pain nu, Emmanuelle Caminade publie sur son blog L'Or des livres des réserves très bien explicitées

Ce livre met des mots sur une réalité rarement dite et ce témoignage s'avère capital. "Un texte nu. Dans la vérité du vécu, dans la simplicité des premières émotions", nous annonce Tahar Ben Jelloun dans sa préface. Et pourtant cette émotion n'arrive pas toujours à sourdre. Malgré sa sincérité, l'authenticité de ce récit a parfois du mal à "passer" et ceci uniquement en raison du style, d'une certaine absence de simplicité justement. Cette histoire paraît alors étrangement lointaine, comme un film mal doublé dans lequel on n'arrive pas à rentrer.
Cela tient sans doute à ce que ce récit a été rédigé bien longtemps après les faits par un homme ayant entre temps appris à parler, à lire et à écrire l'arabe, et ayant lu – et même fréquenté – des écrivains. Un homme sans doute influencé par ses lectures qui a eu du mal à retrouver le langage fruste d'un enfant privé d'éducation, traumatisé par la violence de la faim et des coups. On ne demandait pas bien sûr à cet écrivain de reprendre ces mots-mêmes mais de savoir traduire le ressenti de son héros et la violence des situations grâce à un style juste.
Ce texte qui mêle – paraît-il – arabe littéraire et dialectal a peut-être aussi souffert de sa traduction. La narration au passé simple qui y est notamment adoptée introduit en effet une distance certaine dans ce récit autobiographique à la première personne, décalage d'autant plus grand que le héros narrateur est un jeune illettré (1) évoluant dans un monde démuni.
Mohamed Choukri trouve certes une certaine justesse de ton au début du livre lorsqu'il nous conte les événements les plus marquants de son enfance, justesse qu'il n'arrive à retrouver par la suite que dans les passages ayant trait à sa découverte, capitale, de la sexualité sous toutes ses formes. Des phrases courtes, une narration passant brièvement au présent dans quelques moments forts, un vocabulaire simple, parfois cru mais aussi poétique, qui réussissent à émouvoir.
Il échoue par contre à relater les autres événements, certes durs mais sans doute moins marquants, les dialogues sonnant souvent eux aussi étrangement faux, notamment du fait de l'utilisation de tournures propres à l'écrit. L'auteur n'y omet ainsi aucune négation et emploie des formules interrogatives avec inversion du sujet ou des exclamations plutôt recherchées (2). De même, il y utilise des temps inhabituels et des termes qui semblent incongrus et tranchent au milieu d'un vocabulaire dans l'ensemble assez pauvre (3). Le texte perd alors de sa force, devenant incapable de traduire la brutalité des faits dont il rend compte. Aussi, ai-je personnellement souvent décroché de ce récit, n'en continuant la lecture que parce que le livre était court.
Un livre intéressant pour son témoignage mais qui, du strict point de vue littéraire, est à mes yeux un demi-échec.

(1) Ainsi, par exemple, l'entendre au milieu d'un dialogue assez simple avec un gamin du même âge, commenter – en tant que narrateur – sa première cigarette en disant "j'eus du plaisir" (p. 81) ne peut-il que surprendre !
(2) "Que veux-tu dire ?", "Et que m'importe, moi !" interrogent ou s'exclament, par exemple, les compagnons de misère du héros, tandis qu'un contrebandier s'exprime lui aussi dans une langue très châtiée : "Si tu penses qu'il y a le moindre danger à ce que tu ramènes la barque au port, on peut très bien la garder ici." (p. 111-112)
(3) "S'ils se jetaient dans un puits devrions-nous faire de même ?" surprend vraiment dans la bouche d'un jeune voleur des rues, tout comme entendre notre héros parler, au cours d'une bagarre, de ses "organes génitaux" !
Et que dire de ce cafetier qui s'écrie (p. 94) : "Arrêtez ces spéculations. Je ne veux pas de discussions politiques dans mon café." ?