Les yeux de Bassam disaient tout cela, tout cela sauf le cochon bien sûr ; il regardait la jeune femme comme un passeport avec des photos de filles à poil à la place des visas, à tel point qu'Elena passait son temps à remonter son tee-shirt sur ses épaules pour cacher son torse, geste que Bassam n'interprétait pas comme de la pudeur, mais plutôt de la provocation – elle remontait aussi son soutien-gorge, gênée par ses regards, sans se rendre compte que son action désignait cet objet caché à Bassam, que ses mains fines sur sa propre peau, attrapant la bretelle, écartant l'étoffe pour y placer les doigts puis lui primant un léger mouvement vers le haut acentué par le bruit involontaire de l'élastique laissaient perler la sueur au front de Bassam, qui ne pouvait détacher ses yeux du creux de ces épaules, de ces salières ou plutôt poivrières que barrait la blancheur de l'étoffe secrète et pourtant si visible, et Bassam se léchait l'index, il se léchait inconsciemment l'extrémité de l'index avant d'écraser, pour qu'elles y adhèrent, les miettes de forêt-noire disséminées dans l'assiette, sans rien dire, tout à sa contemplation ; Elena essayait de désamorcer par le langage ce piège visuel, elle articulait, elle gesticulait en paroles pour faire en sorte que le regard de ce gamin se redresse de vingt-cinq degrés, qu'il passe de sa poitrine à son visage, comme il est de coutume chez les gens qui ne se connaissent pas mais son désir, ces seins et cette main qui se prenaient dans le tissu inspiraient tant de honte à Bassan qu'il était incapable de fixer Elena, car ç'aurait été comme regarder en face ses propres pensées, son être et toute son éducation qui l'empêchaient à la fois de relever la tête et de profiter réellement en douce comme le font les Européens, du spectacle extraordinaire, de l'excitation que provoque la chasteté alors que, malgré elle, elle se dément, se nie en dévoilant, à l'imagination de celui qui la contemple, ce qu'elle essaie de cacher.

Mathias Énard, Rue des Voleurs, Actes Sud Babel, p. 57-58