Beckett
et les amies prodigieuses...
« Il
faisait chaud, j'ouvris la fenêtre. J'écoutai un moment le
remue-ménage des poules et le frémissement des roseaux,
avant de remarquer les moustiques. Je refermai la fenêtre en toute
hâte et passai au moins une heure à leur faire la chasse,
les écrasant avec l'un de mes livres que m'avait prêtés
Mme Galiani, Théâtre complet, d'un écrivain
qui s'appelait Samuel Beckett. Je ne voulais pas que Nino me voie sur
la plage avec des boursouflures sur le visage et le corps ; je ne voulais
plus non plus qu'il me surprenne avec un texte de théâtre
à la main moi qui d'ailleurs n'avais jamais mis les
pieds au théâtre. J'écartais Beckett, maculé
de taches noires ou sanguinolentes et commençai un livre très
compliqué sur l'idée de nation. Je m'endormis en lisant. »
« Quant
à Lila, elle fit quelque chose qui me déplut. Pendant toute
la semaine, elle ne m'avait jamais parlé du livre que je lui avais
prêté. Mais dès que Pinuccia et Bruno s'éloignèrent,
sans attendre que Nino commence à discourir, elle lui demanda à
brûle-pourpoint :
"Tu es déjà allé au théâtre ?
- Quelquefois.
- Et ça t'a plu ?
- Pas tellement.
- Moi je n'y suis jamais allée, mais j'ai vu des pièces
à la télévision.
- Ce n'est pas la même chose !
- Je sais, mais c'est mieux que rien. "
À ce moment-là, elle sortit de son sac le livre que je lui
avais prêté, le volume qui rassemblait les pièces
de Beckett, et le lui montra.
"Et ça, tu l'as lu ?
Nino pris le livre, il examina et avoua, mal à l'aise :
"Non.
- Alors ça existe, les trucs que tu n'as pas lus !
- Oui.
- Eh bien, tu devrais le lire."
Elle commence à nous parler des pièces. À ma grande
surprise, elle y mit beaucoup de cur, et elle s'exprima comme autrefois,
en choisissant ses mots pour que nous puissions imaginer les personnes
et les choses, et en nous transmettant l'émotion qu'elle éprouvait
à les dépeindre et à les faire vivre devant nous.
Elle dit que cela ne servait à rien d'attendre la guerre nucléaire,
car dans ce livre c'était comme si elle avait déjà
eu lieu. Elle nous parla longuement d'une dame qui s'appelait Winnie et
qui, à un moment donné, s'exclamait : encore une journée
divine ! Elle-même répéta cette phrase avec un
tel trouble qu'en la prononçant, sa voix trembla légèrement
: encore une journée divine ! Des paroles insupportables,
nous expliqua-t-elle, parce que rien, mais vraiment rien, dans la vie
de Winnie, rien dans ses gestes, rien dans sa tête, n'était
divin, ni ce jour-là ni les jours précédents.
Toutefois, précisa-t-elle, le personnage qui l'avait le plus frappée,
c'était un certain Dan Rooney. Dan Rooney, développa-t-elle,
est aveugle, mais il n'en éprouve aucun regret, parce qu'il considère
que sans la vue, la vie est plus belle, il en arrive même à
se demander si, en devenant sourd et muet, la vie ne serait pas encore
plus vie, vie pure, vie sans rien d'autre que la vie.
"Et pourquoi ça t'a plu ? demanda Nino.
- Je ne sais pas encore si ça m'a plu.
- Mais ça t'a intriguée.
- Ça m'a fait réfléchir. Qu'est-ce que ça
veut dire, que la vie est plus vie sans la vue, sans l'ouïe, et même
sans la parole ?
- Ce n'est peut-être qu'une astuce
- Mais non, tu parles d'une astuce ! C'est une idée qui en fait
naître mille autres, ce n'est pas qu'une astuce."
Nino n'ajouta rien. Il demanda simplement, fixant la couverture du livre
comme s'il fallait la déchiffrer elle aussi :
"Tu l'as fini ?
-Oui.
-Tu me le prêtes ?"
Cette requête me déconcerta et me fit mal. Nino avait déclaré,
je m'en souvenais très bien, que la littérature l'intéressait
peu ou prou et que ses lectures étaient tout autres. J'avais donné
ce Beckett à Lila justement parce que je savais que je ne pourrais
pas m'en servir pour discuter avec lui. Et voilà que c'était
elle qui lui en parlait, et non seulement il l'écoutait, mais il
voulait le lui emprunter ! J'intervins :
" C'est à Galiani, elle me l'a prêté.
- Tu l'as lu ?", me demanda-t-il.
Je dus avouer que non, mais précisai aussitôt :
"Je pensais le commencer ce soir.
- Quand tu as fini, tu me le passes ?
- Si ça t'intéresse tellement, me hâtai-je d'ajouter,
tu peux le lire d'abord."
Nino remercia, gratta avec son ongle la trace d'un moustique sur la couverture
et puis se tourna vers Lila :
"Je lis en une nuit, et on n'en reparle demain !
- Demain non, on ne se verra pas.
- Pourquoi ?
- Je serai avec mon mari. »
Le
nouveau nom : L'amie prodigieuse II, Gallimard, coll. "Folio",
2016
|