"Tous les personnages ont réellement existé", affirme Boualem Sansal à propos de Rue Darwin

Et ses frères ?
"Mes frères et moi n'avons jamais vraiment vécu ensemble. L'un est témoin de Jéhovah à Marseille, je ne l'ai pas vu depuis quarante ans. Le dernier a vécu à Oran, puis est devenu islamiste pendant un temps. Maintenant il s'est éloigné de ça, les ponts se sont rétablis, mais nous avons peu de choses à nous dire."

Comment l'un de ses frères est-il devenu témoin de Jéhovah ?
"Après l'indépendance, les témoins de Jéhovah ont fait un rush sur l'Algérie. Comme toujours dans les pays qui sont déstabilisés par une crise, les sectes se jettent dessus comme un vautour sur une charogne. Ils ont frappé à notre porte, ma mère les a fait rentrer, on a été convertis en 24 heures. C'est comme ça que dans ma famille, on est devenu témoins de Jéhovah pendant quelques mois – j'ai même parfois l'impression que toute l'Algérie l'a été à cette période-là. J'ai suivi ça pendant un mois, un autre frère pendant deux ou trois mois, et un autre, qui avait alors une quinzaine d'années, l'est resté.
Quand Boumediene a fait son coup d'état [en 1965], l'une de ses premières décisions a concerné les témoins de Jéhovah, qui ont dû quitter le pays en 48 heures. Mon frère est parti avec eux. Il a été porté disparu pendant plusieurs semaines. Ma mère l'a cherché partout, dans les hôpitaux, les commissariats. Et puis un jour, coup de téléphone d'une dame qui se nommait Blanche. Elle appelait de Marseille, pour dire de ne pas nous inquiéter. Ma mère s'est précipitée à Marseille, mais elle n'a pas pu ramener mon frère. Il menaçait de se suicider. Nous ne l'avons jamais revu. Il n'acceptait de voir que sa mère, et une fois tous les quatre ou cinq ans. Un jour, après la publication du Serment des barbares, il a appelé ma mère pour demander mon numéro de téléphone. C'est finalement moi qui l'ai appelé, cinq ou dix minutes; je lui ai proposé de venir le voir, il n'a pas voulu parce que je n'étais pas croyant."

Et Djéda ?
"Djéda était à la tête d'une tribu, elle possédait tout un quartier d'une ville, les commerces, etc. Elle était vénérée. C'était un chef de tribu, mais aussi un chef religieux. Un peu comme dans la féodalité. A la suite de la première guerre mondiale, elle a monté un bordel. Ca n'est pas des choses qu'on raconte, évidemment, je ne l'ai su que longtemps après. Tout en étant un chef de tribu admirée, respectée, elle avait une activité à part: elle a monté plusieurs bordels à travers l'Algérie, le Maroc, et avait aussi des cinémas, des cabarets, des relations avec le milieu politique.
Pendant la guerre de libération, elle finançait des révolutionnaires. Puis après l'indépendance, elle a fait émigrer une partie de sa tribu à Vichy, à Paris, et ailleurs. A Alger, avec le nouveau pouvoir, une occasion s'est alors présentée de consolider ce qui lui restait de son empire. Ben Bella a lancé une opération de collecte d'or pour consolider le trésor, parce que l'Algérie souveraine refusait catégoriquement que sa nouvelle monnaie, le dinar, soit garantie par le franc. Cette collecte a revêtu deux aspects: l'un était très romantique, avec des petites vieilles qui donnaient une boucle d'oreille au maire de leur village, pour les martyrs de la révolution; de l'autre côté il y avait les notables qui venaient avec un paquet de bijoux, parce qu'ils avaient quelque chose à se faire pardonner.
Djéda est devenue une sorte d'héroïne nationale en donnant trois ou quatre quintaux d'or. Comme elle était immensément riche, elle a comploté pour remettre cet argent à Ben Bella lui-même. Pour le régime, il était important de mettre ça en scène: donc ça s'est fait à la télévision, ça a été filmé... D'autant qu'à ce moment-là, Nasser était de passage à Alger. Ben Bella l'a invité, il était présent quand Djéda lui a remis son or. Et du coup le gouvernement a fermé l'œil sur ses bordels, qui d'ailleurs avaient été fermés car il était hors de question qu'une Algérie arabe et musulmane garde ce genre de séquelles du colonialisme."

"Boualem Sansal : Le mauvais islam continue à avancer", entretien avec Grégoire Leménager, BiblioObs, 14 octobre 2011

"Djeda n'est pas une vraie maquerelle. Djeda était la chef d'une tribu très honorable qui a une histoire exceptionnelle. C'est extraordinaire comme beaucoup de tribus en Afrique du Nord qui ont fait la guerre contre l'invasion française, avec des héros, des légendes etc. Et à 18 ans, cette femme hérite de sa tribu au décès de son père et donc devient chef de tribu. Et le chef de tribu dans nos pays, c'est évidemment un chef administratif qui gère une tribu. Et en même temps, c'est une sorte de chef religieux, mais éventuellement aussi chef de guerre. Voilà donc cette femme a 18 ans. Elle se trouve à la tête d'une tribu dans un contexte très dur, entre les deux guerres, avec la misère, beaucoup de leurs terres ont été spoliées. La colonisation, c'était aussi ça la spoliation des terres. C'est donc l'appauvrissement de cette tribu, la misère. Et donc cette femme s'est trouvée devant la nécessite de trouver une nouvelle façon, des ressources pour faire vivre sa tribu. A l'origine, je ne sais pas comment car je n'ai pas enquêté. Ca a été des activités comme ça. Elle a inventé un premier bordel, elle l'a acheté ou… je ne sais pas comment, ou elle a pris des intérêts la dedans. Et puis un deuxième, puis un troisième, un quatrième et toute une chaîne de bordels à travers toute l'Afrique du Nord, y compris en France. Elle avait également beaucoup d'intérêts en France.

RFI : Avec des hôtels où le maréchal Pétain et quelques uns de ses ministres pouvaient aller s'amuser ?
B.S. : Voilà une femme, très riche, qui a réussi, qui est passé du stade de chef de tribu à un grand notable, qui invitait les généraux français à sa table, qui rencontrait le gouverneur. C'est un personnage important qu'on considérait. Et grâce à son pouvoir financier, elle avait une capacité de corruption, et d'acheter, de contracter, de peser sur le cours des choses, très importante. Et son fils, qui n'est peut-être pas réellement son fils, mon père s'est trouvé dans la position de l'héritier de cette femme qui n'a jamais été mariée, qui n'a pas eu d'enfants. Et elle a tout investi sur mon père. Mon père était un fils de riches, un fils à maman. Il menait une vie de patachon et avait tant de femmes à sa disposition. Mais surtout il avait beaucoup d'argent, il voyageait et vivait comme les enfants de Kadhafi. Tout leur appartient. Et patatras ! Accident de voiture. Il meurt. Je devenais en quelque sorte l'héritier."

"Rue Darwin", la vie presque tronquée de Boualem Sansal, entretien avec Pascal Paradou à "Culture vive" sur RFI, 19 septembre 2011

"Mon père était son fils, ou plutôt le fils de sa sœur ou d'une cousine... Lalla Sadia était la chef du clan des Kadri, une femme très puissante, qui avait des biens partout - dont de nombreuses maisons de tolérance - en Tunisie, au Maroc, en France. Elle était très possessive, personne ne lui résistait, elle gouvernait son monde comme Saddam Hussein gouvernait l'Irak. Habile, elle a su naviguer à travers tous les régimes : l'administration française, puis le FLN et, à l'indépendance, elle est devenue une héroïne. Alors que l'Algérie est en faillite, Ben Bella lance une grande opération de solidarité nationale. Tout le monde y va de son écot, la Djéda, elle, donne des quintaux d'or. Du coup, elle a l'honneur de recevoir à déjeuner le président Ben Bella et Nasser, alors en visite en Algérie. Tout cela est passé au journal télévisé. Même sa mort fut homérique : elle a fini assassinée dans des conditions obscures..."

Et le narrateur ?

"Il me ressemble beaucoup, en effet. Comme moi, il a vécu, enfant, dans les années 1950-1960, rue Darwin [à 100 mètres de la maison de Camus], à Belcourt, quartier populaire d'Alger. Comme moi, au fur et à mesure qu'il grandissait, il ne savait plus qui était qui, quels étaient ses frères, qui était sa mère..."

"Il faut libérer l'islam", entretien avec Marianne Payot, L'Express, 24 août 2011

Pour une étude universitaire nuancée, subtile, sur la dimension autobiographique, voir :
"Rue Darwin : vers une lecture autobiographique ?", extrait de « Une démythification de l’histoire algérienne : enjeux du récit de soi dans l’œuvre de Boualem Sansal », de Lisa Romain, Université Charles de Gaulle - Lille 3, Lublin studies in modern languages and literature 40(2), 2016.