|
«
La disparition d'Honoré Subrac »
nouvelle de Guillaume Apollinaire (1880-1918)
extraite de L'Hérésiarque
& Cie (23 contes écrits entre 1902 et 1910)
En dépit des recherches les plus minutieuses, la police nest
pas arrivée à élucider le mystère de la disparition
dHonoré Subrac.
Il était mon ami, et comme je connaissais la vérité
sur son cas, je me fis un devoir de mettre la justice au courant de ce
qui sétait passé. Le juge qui recueillit mes déclarations
prit avec moi, après avoir écouté mon récit,
un ton de politesse si épouvantée que je neus aucune
peine à comprendre quil me prenait pour un fou. Je le lui
dis. Il devint plus poli encore, puis, se levant, il me poussa vers la
porte, et je vis son greffier, debout les poings serrés, prêt
à sauter sur moi si je faisais le forcené.
Je ninsistai pas. Le cas dHonoré Subrac est, en effet,
si étrange que la vérité paraît incroyable.
On a appris par les récits des journaux que Subrac passait pour
un original. Lhiver comme lété, il nétait
vêtu que dune houppelande et navait aux pieds que des
pantoufles. Il était fort riche, et comme sa tenue métonnait,
je lui en demandai un jour la raison :
- Cest pour être plus vite dévêtu, en cas de
nécessité, me répondit-il. Au demeurant, on saccoutume
vite à sortir peu vêtu. On se passe fort bien de linge, de
bas et de chapeau. Je vis ainsi depuis lâge de vingt-cinq
ans et je nai jamais été malade.
Ces paroles, au lieu de méclairer, aiguisèrent ma
curiosité.
- Pourquoi donc, pensai-je, Honoré Subrac a-t-il besoin de se dévêtir
si vite ?
Et je faisais un grand nombre de suppositions
Une nuit
que je rentrais chez moi il pouvait être une heure, une heure
un quart jentendis mon nom prononcé à voix
basse. Il me parut venir de la muraille que je frôlais. Je marrêtai
désagréablement surpris.
- Ny a-t-il plus personne dans la rue ? reprit la voix. Cest
moi, Honoré Subrac.
- Où êtes-vous donc ? mécriai-je, en regardant
de tous côtés sans parvenir à me faire une idée
de lendroit où mon ami pouvait se cacher.
Je découvris seulement sa fameuse houppelande gisant sur le trottoir,
à côté de ses non moins fameuses pantoufles.
- Voilà un cas, pensai-je, où la nécessité
a forcé Honoré Subrac à se dévêtir en
un clin dil. Je vais enfin connaître un beau mystère.
Et je dis à haute voix :
- La rue est déserte, cher ami, vous pouvez apparaître.
Brusquement, Honoré Subrac se détacha en quelque sorte de
la muraille contre laquelle je ne lavais pas aperçu. Il était
complètement nu et, avant tout, il sempara de sa houppelande
quil endossa et boutonna le plus vite quil put. Il se chaussa
ensuite et délibérément, me parla en maccompagnant
jusquà ma porte.
- Vous avez
été étonné ! dit-il, mais vous comprenez maintenant
la raison pour laquelle je mhabille avec tant de bizarrerie. Et
cependant vous navez pas compris comment jai pu échapper
aussi complètement à vos regards. Cest bien simple.
Il ne faut voir là quun phénomène de mimétisme
La nature est une bonne mère. Elle a départi à ceux
de ses enfants que des dangers menacent, et qui sont trop faibles pour
se défendre, le don de se confondre avec ce qui les entoure
Mais, vous connaissez tout cela. Vous savez que les papillons ressemblent
aux fleurs, que certains insectes sont semblables à des feuilles,
que le caméléon peut prendre la couleur qui le dissimule
le mieux, que le lièvre polaire est devenu blanc comme les glaciales
contrées où, couard autant que celui de nos guérets,
il détale presque invisible.
Cest ainsi que ces faibles animaux échappent à leurs
ennemis par une ingéniosité instinctive qui modifie leur
aspect.
Et moi, quun ennemi poursuit sans cesse, moi, qui suis peureux et
qui me sens incapable de me défendre dans une lutte, je suis semblable
à ces bêtes : je me confonds à volonté et par
terreur avec le milieu ambiant.
Jai exercé pour la première fois cette faculté
instinctive, il y a un certain nombre dannées déjà.
Javais vingt-cinq ans, et, généralement, les femmes
me trouvaient avenant et bien fait. Lune delles, qui était
mariée, me témoigna tant damitié que je ne
sus point résister. Fatale liaison !... Une nuit, jétais
chez ma maîtresse. Son mari, soi-disant, était parti pour
plusieurs jours. Nous étions nus comme des divinités, lorsque
la porte souvrit soudain, et le mari apparut un revolver à
la main. Ma terreur fut indicible, et je neus quune envie,
lâche que jétais et que je suis encore : celle de disparaître.
Madossant au mur, je souhaitai me confondre avec lui. Et lévénement
imprévu se réalisa aussitôt. Je devins de la couleur
du papier de tenture, et mes membres saplatissant dans un étirement
volontaire et inconcevable, il me parut que je faisais corps avec le mur
et que personne désormais ne me voyait. Cétait vrai.
Le mari me cherchait pour me faire mourir. Il mavait vu, et il était
impossible que je me fusse enfui. Il devint comme fou, et, tournant sa
rage contre sa femme, il la tua sauvagement en lui tirant six coups de
revolver dans la tête. Il sen alla ensuite, pleurant désespérément.
Après son départ, instinctivement, mon corps reprit sa forme
normale et sa couleur naturelle. Je mhabillai, et parvins à
men aller avant que personne ne fût venu
Cette bienheureuse
faculté, qui ressortit au mimétisme, je lai conservé
depuis. Le mari, ne mayant pas tué, a consacré son
existence à laccomplissement de cette tâche. Il me
poursuit depuis longtemps à travers le monde, et je pensais lui
avoir échappé en venant habiter Paris. Mais, jai aperçu
cet homme, quelques instants avant votre passage. La terreur me faisait
claquer les dents. Je nai eu que le temps de me dévêtir
et de me confondre avec la muraille. Il a passé près de
moi, regardant curieusement cette houppelande et ces pantoufles abandonnées
sur le trottoir. Vous voyez combien jai raison de mhabiller
sommairement. Ma faculté mimétique ne pourrait pas sexercer
si jétais vêtu comme tout le monde. Je ne pourrais
pas me déshabiller assez vite pour échapper à mon
bourreau, et il importe, avant tout, que je sois nu, afin que mes vêtements,
aplatis contre la muraille, ne rendent pas inutile ma disparition défensive.
Je félicitai Subrac dune faculté dont javais
les preuves et que je lui enviais
Les jours
suivants, je ne pensai quà cela et je me surprenais, à
tout propos, tendant ma volonté dans le but de modifier ma forme
et ma couleur. Je tentai de me changer en autobus, en Tour Eiffel, en
Académicien, en gagnant du gros lot. Mes efforts furent vains.
Je ny étais pas. Ma volonté navait pas assez
de force, et puis il me manquait cette sainte terreur, ce formidable danger
qui avait réveillé les instincts dHonoré Subrac
Je ne lavais
point vu depuis quelque temps, lorsquun jour, il arriva affolé
:
- Cet homme, mon ennemi, me dit-il, me guette partout. Jai pu lui
échapper trois fois en exerçant ma faculté, mais
jai peur, jai peur, cher ami.
Je vis quil avait maigri, mais je me gardai de le lui dire.
- Il ne vous reste quune chose à faire, déclarai-je.
Pour échapper à un ennemi aussi impitoyable : partez !
Cachez-vous dans un village. Laissez-moi le soin de vos affaires et dirigez-vous
vers la gare la plus proche.
Il me serra la main en disant :
- Accompagnez-moi, je vous en supplie, jai peur !
Dans la
rue, nous marchâmes en silence. Honoré Subrac tournait constamment
la tête, dun air inquiet. Tout à coup, il poussa un
cri et se mit à fuir en se débarrassant de sa houppelande
et de ses pantoufles. Et je vis quun homme arrivait derrière
nous en courant. Jessayai de larrêter. Mais il méchappa.
Il tenait un revolver quil braquait dans la direction dHonoré
Subrac. Celui-ci venait datteindre un long mur de caserne et disparut
comme par enchantement.
Lhomme au revolver sarrêta stupéfait, poussant
une exclamation de rage, et, comme pour se venger du mur qui semblait
lui avoir ravi sa victime, il déchargea son revolver sur le point
où Honoré Subrac avait disparu. Il sen alla ensuite,
en courant
Des gens se rassemblèrent, des sergents de ville vinrent les disperser.
Alors, jappelai mon ami. Mais il ne me répondit pas.
Je tâtai la muraille, elle était encore tiède,
et je remarquai que, des six balles de revolver, trois avaient frappé
à la hauteur dun cur dhomme, tandis que
les autres avaient éraflé le plâtre, plus haut, là
où il me sembla distinguer, vaguement, les contours dun visage.
|