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"Le
passe-muraille" de Marcel Aymé (extrait)
Depuis vingt
ans, Dutilleul commençait ses lettres par la formule suivante :
"Me reportant à votre honorée du tantième
courant et, pour mémoire, à notre échange de lettres
antérieur, j'ai l'honneur de vous informer..." Formule à
laquelle M. Lécuyer entendit substituer une autre d'un tour plus
américain : " En réponse à votre lettre
du tant, je vous informe... " Dutilleul ne put s'accoutumer à
ces façons épistolaires. Il revenait malgré lui à
la manière traditionnelle, avec une obstination machinale qui lui
valut l'inimitié grandissante du sous-chef. L'atmosphère
du ministère de l'Enregistrement lui devenait presque pesante.
Le matin, il se rendait à son travail avec appréhension,
et le soir, dans son lit, il lui arrivait bien souvent de méditer
un quart d'heure entier avant de trouver le sommeil.
Ecuré par cette volonté rétrograde qui compromettait
le succès de ses réformes, M. Lécuyer avait relégué
Dutilleul dans un réduit à demi obscur, attenant à
son bureau. On y accédait par une porte basse et étroite
donnant sur le couloir et portant encore en lettres capitales l'inscription :
Débarras. Dutilleul avait accepté d'un cur résigné
cette humiliation sans précédent, mais chez lui, en lisant
dans son journal le récit de quelque sanglant fait divers, il se
surprenait à rêver que M. Lécuyer était la
victime.
Un
jour, le sous-chef fit irruption dans le réduit en brandissant
une lettre et il se mit à beugler :
Recommencez-moi ce torchon ! Recommencez-moi cet innommable
torchon qui déshonore mon service !
Dutilleul
voulut protester, mais M. Lécuyer, la voix tonnante, le traita
de cancrelat routinier, et, avant de partir, froissant la lettre qu'il
avait en main, la lui jeta au visage. Dutilleul était modeste,
mais fier. Demeuré seul dans son réduit, il fit un peu de
température et, soudain, se sentit en proie à l'inspiration.
Quittant son siège, il entra dans le mur qui séparait son
bureau de celui du sous-chef, mais il y entra avec prudence, de telle
sorte que sa tête seule émergeât de l'autre côté.
M. Lécuyer, assis à sa table de travail, d'une plume encore
nerveuse déplaçait une virgule dans le texte d'un
employé, soumis à son approbation, lorsqu'il entendit tousser
dans son bureau. Levant les yeux, il découvrit avec un effarement
indicible la tête de Dutilleul, collée au mur à la
façon d'un trophée de chasse. Et cette tête était
vivante. A travers le lorgnon à chaînette, elle dardait sur
lui un regard de haine.
Bien mieux, la tête se mit à parler.
Monsieur, dit-elle, vous êtes un voyou, un butor et un galopin.
Béant d'horreur, M. Lécuyer ne pouvait détacher les
yeux de cette apparition. Enfin, s'arrachant à son fauteuil, il
bondit dans le couloir et courut jusqu'au réduit. Dutilleul, le
porte-plume à la main, était installé à sa
place habituelle, dans une attitude paisible et laborieuse. Le sous-chef
le regarda longuement et, après avoir balbutié quelques
paroles, regagna son bureau. A peine venait-il de s'asseoir que la tête
réapparaissait sur la muraille.
Monsieur, vous êtes un voyou, un butor et un galopin.
Au cours de cette seule journée, la tête redoutée
apparut vingt-trois fois sur le mur et, les jours suivants, à la
même cadence. Dutilleul, qui avait acquis une certaine aisance à
ce jeu, ne se contentait plus d'invectiver contre le sous-chef. Il proférait
des menaces obscures, s'écriant par exemple d'une voix sépulcrale,
ponctuée de rires vraiment démoniaques :
Garou ! garou ! Un poil de loup ! (rire).
Il rôde un frisson à décorner tous les hiboux (rire).
Ce qu'entendant, le pauvre sous-chef devenait un peu plus pâle,
un peu plus suffocant, et ses cheveux se dressaient bien droits sur sa
tête et il lui coulait dans e dos d'horribles sueurs d'agonie. Le
premier jour, il maigrit d'une livre. Dans la semaine qui suivit, outre
qu'il se mit à fondre presque à vue d'il, il prit
l'habitude de manger le potage avec sa fourchette et de saluer militairement
les gardiens de la paix. Au début de la deuxième semaine,
une ambulance vint le prendre à son domicile et l'emmena dans une
maison de santé.
Dutilleul, délivré de la tyrannie de M. Lécuyer,
put revenir à ses chères formules : "Me reportant
à votre honorée du tantième courant..."
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