Extrait de Un roman russe, d'Emmanuel Carrère, POL, 2007
« Il y a quelques mois, j'ai publié un livre, L'Adversaire, qui m'a tenu prisonnier sept ans et dont je sors exsangue. J'ai pensé : maintenant, c'est fini, je passe à autre chose. Je vais vers le dehors, vers les autres, vers la vie. Pour cela, ce qui serait bien, ce serait de refaire des reportages. Je l'ai dit autour de moi et on n'a pas tardé à m'en proposer un. Pas n'importe lequel : l'histoire d'un malheureux Hongrois qui, fait prisonnier à la fin de la Seconde Guerre mondiale, a passé plus de cinquante ans enfermé dans un hôpital psychiatrique au fin fond de la Russie. On s'est tous dit que c'était un sujet pour toi, répétait avec enthousiasme mon ami journaliste, et bien sûr cela m'a exaspéré. Qu'on pense à moi chaque fois qu'il est question d'un type emmuré toute sa vie dans un asile de fous, c'est précisément ce dont je ne veux plus. Je ne veux plus être celui que cette histoire intéresse. N'empêche qu'évidemment, elle m'intéresse. Et puis cela se passe en Russie, qui n'est pas le pays de ma mère puisqu'elle n'y est pas née, mais le pays où on parle la langue de ma mère, la langue que j'ai un peu parlée enfant et ensuite complètement oubliée. J'ai dit oui. Et quelques jours après avoir dit oui, j'ai rencontré Sophie, ce qui d'une autre façon m'a donné l'impression de passer à autre chose. Pendant tout le dîner au restaurant thaïlandais près de Maubert, je lui ai raconté l'histoire du Hongrois, et cette nuit, dans le train qui me conduit à Kotelnitch, je repense à mon rêve, je me dis qu'il y a dedans tout ce qui me paralyse : le regard du milicien sur moi faisant l'amour, la menace ou plutôt la certitude de l'emprisonnement, du piège qui se referme, et que tout y est pourtant léger, allant, joyeux, comme la partie de jambes en l'air improvisée avec Sophie et la mystérieuse Mme Fujimori. Je me dis que oui, je vais raconter une dernière histoire d'enfermement, et que ce sera aussi l'histoire de ma libération. Ce que je sais de mon Hongrois tient en quelques dépêches de l'AFP, datant d'août et de septembre 2000. Ce petit paysan de dix-neuf ans a été entraîné par la Wehr macht dans sa retraite, puis capturé par l'Armée rouge en 1944. D'abord interné dans un camp de prisonniers, il a été transféré en 1947 à l'hôpital psychiatrique de Kotelnitch, une petite ville à 800 km au nord-est de Moscou. Il y a passé cinquante-trois ans, oublié de tous, ne parlant presque pas, car personne autour de lui ne comprenait le hongrois et lui de son côté, si bizarre que cela puisse paraître, n'a pas appris le russe. On l'a retrouvé cet été, tout à fait par hasard, et le gouvernement hongrois a organisé son rapatriement. J'ai vu quelques images de son arrivée, un sujet de trente secondes à la télévision. Les portes vitrées de l'aéroport de Budapest s'écartent devant le fauteuil roulant où se recroqueville un pauvre vieil homme apeuré. Les gens qui l'entourent sont en chemisette, mais lui porte un bonnet de grosse laine, grelotte sous un plaid. Une jambe de pantalon est vide, relevée par une épingle de nourrice. Les flashes des photographes crépitent, l'éblouissent. Autour de la voiture où on le fait monter, des femmes âgées se pressent en faisant de grands gestes et criant des prénoms différents : Sandor ! Ferenc ! Andras ! Plus de 80 000 soldats hongrois ont été portés disparus après la guerre, on a depuis longtemps cessé de les attendre et voilà qu'il en revient un, cinquante-six ans après. Il est plus ou moins amnésique, même son nom est une énigme. Les registres de l'hôpital russe, qui constituent ses seuls documents d'identité, l'appellent indifféremment Andras Tamas, ou bien Andras Tomas, ou bien Tomas Andras, mais il secoue la tête quand on prononce ces noms devant lui. Il ne veut ou ne peut pas dire le sien. Cela explique qu'au moment de son rapatriement, couvert par la presse hongroise comme un événement national, des dizaines de familles croient reconnaître en lui l'oncle ou le frère disparu. Dans les semaines qui suivent son retour, la presse donne pratiquement chaque jour des nouvelles de lui et de l'enquête. D'un côté on accueille et interroge les familles qui le réclament, de l'autre on l'interroge, lui, on tente de réveiller ses souvenirs. On répète devant lui des noms de villages et de personnes. Une dépêche rapporte qu'à l'Institut psychiatrique de Budapest, où on le garde en observation, des antiquaires et des collectionneurs défilent, convoqués par ses médecins, pour lui montrer des casquettes d'uniformes, des galons, de vieilles pièces de monnaie, des objets supposés évoquer la Hongrie du temps qu'il a connu. Il réagit peu, grommelle plus qu'il ne parle. Ce qui lui tient lieu de langue n'est plus vraiment le hongrois mais une sorte de dialecte privé, celui du monologue intérieur qu'il a ressassé au long de son demi-siècle de solitude. Des bouts de phrases surnagent, où il est question de la traversée du Dniepr, de chaussures qu'on lui a volées ou qu'il craint qu'on lui vole, et surtout de la jambe qu'on lui a coupée, là-bas, en Russie. Il voudrait qu'on la lui rende, ou qu'on lui en donne une autre. Titre de la dépêche : "Le dernier prisonnier de la Seconde Guerre mondiale réclame une jambe de bois." Un jour, on lui lit Le Petit Chaperon rouge, et il pleure. Au bout d'un mois, l'enquête aboutit, confirmée par des tests ADN. Le revenant s'appelle Andras Toma - mais en Hongrie on dit Toma Andras, Bartok Béla, le nom avant le prénom, comme au Japon. Il a un frère et une sur, plus jeunes que lui, qui habitent un village à la pointe orientale du pays, celui-là même qu'il a quitté cinquante-six ans plus tôt pour partir à la guerre. Ils sont prêts à l'accueillir chez eux. En allant à la pêche aux renseignements, j'apprends d'une part que son transfert de Budapest à son village natal n'aura pas lieu avant quelques semaines, d'autre part que le 27 octobre l'hôpital psychiatrique de Kotelnitch fêtera le jubilé de ses quatre-vingt-dix ans. C'est par là qu'il faut commencer. » |