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Comme la plupart de ces établissements, le Mandarin pensif souvre
sur un gros aquarium dont lemplacement auspicieux, censé
porter chance à lentreprise, a été soigneusement
choisi par le géomancien. Et pendant ce déjeuner, Tausk
expose à Pélestor que la fabrication de chansons telle qu'ils
l'ont conçue jusqu'ici, ça fait quinze ans que ça
dure et ça ne va plus, on ne peut plus, il faut changer de cap.
Et ce cap, précise-t-il en retournant un travers de porc, lui semble
être celui dun ouvrage plus total. Ah bon, dit Pélestor,
et cest quoi, total ? Je vais texpliquer, dit Tausk. Il diffère
sa réponse en regardant évoluer la dizaine de carpes hébétées
dans laquarium : tons pastel, presque translucides, certaines semblant
souffrir dune maladie de peau, évoluant à distance
dune grosse carpe majeure, intimidante et qui paraît détenir
fermement le pouvoir : les petites alentour se tiennent à carreau.
Une sorte dopéra, développe
enfin Tausk, doratorio si tu veux.
Une espèce dalbum-concept, tu te souviens des albums-concept.
Autour dune seule voix de femme, tu vois. Il faut dabord que
tu la trouves, ta voix, objecte Pélestor. Je sais, dit Tausk, je
ne sais pas, je cherche. Si tu pouvais chercher aussi, de ton côté.
On
cherche donc, sans plus se parler, les serveurs vont et viennent autour
de laquarium et puis, comme on va sen aller, on croise le
patron du restaurant. Il est vraiment gros, votre poisson, dit Tausk pour
dire quelque chose. Ah oui, admet le patron, cest lui le vrai patron,
les autres ont peur de lui. Et il sappelle comment, feint de sintéresser
Tausk. Il na pas de nom, sourit gravement le patron. Ah bon, sétonne
Tausk, et pourquoi donc. Cest quil na pas doreilles,
nest-ce pas, explique patiemment le patron, il ne peut pas entendre,
on ne peut pas lappeler. Donc, pas la peine, voyez-vous, cest
très simple. Pas doreilles, pas de nom. Eh oui, dit Tausk,
évidemment, je comprends. Bien sûr. Jean
Echenoz, Envoyée
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