Jean Echenoz, vous publiez un livre consacré aux dix dernières années de la vie de Maurice Ravel qui est pourtant aussi un "roman" (dixit la couverture). Votre attitude vis-à-vis de la fiction a-t-elle changé ? La biographie est-elle en soi un genre qui vous intéresse, au besoin pour le subvertir ?
Je ne crois pas que Ravel soit une biographie, dans le sens où cela ne tient compte que des dix dernières années de la vie de Ravel. L'enjeu du livre s'est construit plutôt dans un aller-retour entre la fiction et le réel, le romanesque et le certain. Il m'a fallu d'abord lire tout ce qui concernait ce compositeur, devenu pour moi un personnage. Mais plus je me renseignais à son sujet (je crois avoir à peu près tout lu le concernant) et plus il m'échappait. Cette expérience d'éloignement devenait pourtant fertile en ce que Ravel, paradoxalement, me devenait proche par son opacité. C'est aussi pourquoi je n'ai pas eu l'impression de m'écarter du roman pour fabriquer, par exemple, à partir de cette chronologie, une biographie historique, mais seulement qu'il me fallait reprendre l'idée romanesque contre les romans que j'avais écrits précédemment.

Mais pourquoi avoir choisi Ravel ?
L'idée de ce livre m'est venue de deux choses : d'abord de mon rapport à la musique et à Ravel particulièrement que je n'ai cessé d'écouter depuis mon enfance. Le lien avec cette émotion musicale ancienne, sans que je puisse m'en expliquer davantage, est sans doute essentiel. Ensuite, il s'est trouvé que j'avais envie d'aller du côté d'un temps historique qui ne serait pas le mien au moment où j'entreprendrais la rédaction du livre, alors que tous mes autres livres se passent, au contraire, dans le temps présent de leur écriture. Je suis allé voir vers les années trente, parce que le Paris de ces années-là m'a toujours beaucoup intrigué. J'avais lu pas mal de livres sur cette période, et me venait aussi l'idée d'un livre qui intégrerait en lui la dimension du cinéma muet. J'ai voulu dans un premier temps construire une fiction avec des personnages réels, dont Ravel, mais le projet n'a pas abouti et Ravel, qui devait n'y tenir qu'un petit rôle a pris soudainement toute la place dans le livre.

On retrouve en effet ce parfum d'une époque, quelque chose qui a à voir avec les images cinématographiques d'une période très connotée, en particulier lors des séquences sur le paquebot transatlantique qui sont très suggestives…
Ça me plaisait beaucoup, c'est une préoccupation qui s'est toujours imposée, que celle d'écrire des scènes, des situations les plus visibles et les plus sonores possibles, autant que je puisse. La partie qui se passe sur le paquebot est un travail où j'appelle au secours la rhétorique cinématographique. Il est vrai qu'elle m'a beaucoup servi et dans ce passage-là en particulier. C'est un grain particulier, plutôt du noir et blanc alors que Les Grandes Blondes, par exemple, c'était plutôt du technicolor. Ici c'est le début du parlant.

Le risque du livre aura consisté à filer, comme dans Le Boléro, un thème insistant, monotone en maximisant les détails au détriment de la trame. D'où tenez-vous ce genre de détails comme l'épisode des souliers vernis indispensables au compositeur pour se produire ?
Ce sont des détails réels qui apparaissent dans tel ou tel témoignage que j'ai pu retrouver. Dans ce cas particulier, la récupération des souliers, c'était un trait qui m'apparaissait intéressant comme d'autres parce que, quoique banal, il renvoie à ce rapport très maniaque au paraître et au détail du paraître qui produit, me semble-t-il, un effet de masque. Plus j'avais l'impression d'avancer dans la connaissance de ce personnage, plus je sentais qu'il m'échappait.

On a l'impression que le livre se structure autour de ce thème de l'effacement de la disparition, mais tout en intégrant ce travail sur les détails comme en contrepoint ?
Il y avait cette volonté et puis le fait que cet effet de balance s'est imposé et a été la cause des difficultés que j'ai pu rencontrer avec ce livre. Mais il m'a renvoyé constamment à des oppositions formelles, musicales, quelque chose du côté de l'imparfait, des accélérations du passé composé, même s'il est écrit au présent. Je n'avais pas envie de jouer avec l'éventail considérable que proposent les temps grammaticaux du passé qui pourtant m'intéressent beaucoup. Les effets de modulation, de syncope, de mouvements musicaux passaient par l'ellipse. En faisant aussi appel à la métaphore cinématographique - je peux m'attarder longtemps sur un gros plan, faire une ellipse de deux ans -, je souhaitais pouvoir accélérer, ralentir, jouer avec le rythme comme on construirait une pièce musicale, avec des mouvements spécifiques.

Vous disiez avoir voulu célébrer avec Je m'en vais les noces de deux univers, celui du "grand Nord" et le monde de l'art contemporain. Comment définiriez-vous Ravel ?
L'envie, c'était de faire quelque chose sur un personnage réel, mais un livre qui demeure cependant profondément de l'ordre du roman. À surgi dès lors toute une série de problèmes qui ont fait que ce livre a eu plusieurs formes. Toute une série de scènes réelles que j'avais très envie d'intégrer, je pense par exemple à une scène avec Rosenthal qui était un moment son élève, mais cela déséquilibrait complètement le projet. Ç'aurait pu être un livre beaucoup plus long mais je me rendais compte qu'il y avait une ligne de crête à tenir. Prendre des chemins de traverse risquait de lester le texte de telle sorte qu'il s'affaissait. J'ai dû renoncer à beaucoup de choses sous peine d'aboutir à quelque chose de boiteux. L'entreprise a été parfois tellement désespérante que j'ai abandonné ce livre définitivement deux fois, chose qui ne m'était jamais arrivée. Je me suis dit : "c'est trop difficile, je n'y arriverai pas" et j'ai mis le livre dans un dossier que j'ai mis dans une malle pour ne plus y penser. Puis un effet d'élastique a fait que, les semaines passant, je me suis mis à penser que je ne pouvais pas laisser derrière moi ce projet dans lequel il y avait un enjeu, je ne savais pas très bien quel enjeu mais il devait être assez urgent pour que j'aille rouvrir la malle.

Comment se confronte-t-on à une chronologie donnée, comment passe-t-on d'une phase de vie à une phrase de roman ?
C'est l'éditeur qui a choisi d'imprimer la mention "roman", j'ai dit oui parce que je crois que c'est plutôt un roman. Ça restait une entreprise romanesque puisque j'envisage cet individu comme un personnage de fiction, précisément parce qu'il l'est à mes yeux, par ses mystères ; sa maladie elle-même reste un peu énigmatique. Pour ne pas balancer du côté de ce qu'on pourrait appeler le roman historique, genre qui fait sourire mais qui n'est pas inintéressant et sur lequel il faudrait se pencher, je me suis refusé à inventer des dialogues, il n'y a pratiquement rien dans ce registre qui soit de mon propre fait, la plupart des propos que je lui prête viennent de sa correspondance, de témoignages, d'entretiens qu'il a accordés, de conférences, je ne voulais pas lui inventer des répliques, ça ne me paraissait pas moralement défendable. Même si je fabriquais de fait quelqu'un d'autre (le personnage que j'ai construit n'est évidemment pas le vrai), il fallait que cela parte d'éléments concrets. Il y a aussi des phrases qui n'appartiennent pas à la dimension dialoguée du livre, dont je suis très content mais qui ne sont pas de moi et que j'ai trouvées dans sa correspondance. Je me souviens de l'une d'entre elles, lors du voyage en train aux USA, il est question d'"arbres qui ont l'air de chênes mais sont des houx", c'est une belle phrase tirée d'une de ses lettres.

Avez-vous composé avec ce personnage de telle façon que vous avez imaginé des pans entiers de sa vie possible aux États-Unis ou vous en êtes vous tenu à une réalité rapportée ?
La tournée américaine est entièrement fidèle, je l'ai suivie dans ce qu'on rapporte mais, par exemple, la rencontre avec Conrad est une hypothèse. Son biographe français, Marcel Marnat, pense qu'elle n'a pas eu lieu. Une biographie de Conrad prétend le contraire. L'éditeur des nouvelles de Conrad en " Quarto " parle, lui, d'une deuxième rencontre de Ravel avec Conrad, en compagnie de Paul Valéry. Il fallait trancher, j'ai pris le parti de reconstituer cette rencontre. La rencontre avec Jean-Aubry à Southampton, elle, est imaginaire mais très vraisemblable. Jean-Aubry vivait alors à Londres, il était très lié avec Ravel et traduisait alors plusieurs livres de Conrad. Là, je décide qu'on est dans le roman. Je pense aussi, par exemple, qu'on a dû l'accompagner au bateau qui l'emmenait aux USA, mais moi j'ai décidé que, romanesquement, il s'y rendrait tout seul. C'est donc un aller-retour un peu incessant entre ce que je m'autorisais et ce à quoi j'obéissais.

Extrait du Matricule des anges, n° 70, février 2006
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