(...) Un tel environnement farouche et isolé rend aisée la séquestration d'une personne en milieu ouvert. Cette personne, si l'on choisit bien son emplacement, c'est à peine si l'on a besoin de s'occuper de ses mouvements, on peut même la laisser seule sans trop de surveillance. Si l'idée lui vient de s'échapper, démunie de guide elle mourra de solitude, de peur, de désespoir et de faim. On réalise ainsi d'aimables économies de gardiennage.

Il arrive donc, dans la Creuse, que l'on doive parcourir plusieurs dizaines de kilomètres pour se procurer des vivres. D'où la nécessité, depuis le lieu de séquestration de Constance jusqu'au bourg le plus proche, d'une voiture dans laquelle, en cet instant, Jean-Pierre au volant et surtout Christian admiraient le paysage. Ils roulaient dans cet engin simple et discret, une Mégane Renault grise modèle Scénic. Vois-tu, commentait Christian, ces forêts, cet ombrage, ces reliefs, je retrouve le sentiment de la beauté. Nature brute, air limpide, pollution minimum, ça me donnerait presque envie de m'y installer. On pourrait s'installer ensemble, tu ne crois pas ? On vivrait de notre jardin, on élèverait des poules. Nous ne connaissons rien à ces choses, faisait valoir Jean-Pierre. On apprendrait, s'enthousiasmait Christian, ça ne doit pas être bien compliqué. Sans compter la chasse vu que les armes, au moins, on connaît un petit peu. Et puis la pêche, tout ça, il y a énormément de rivières dans la région, j'ai vu ça sur la carte. On se laisserait pousser la barbe. Tu dis ça parce qu'il fait beau temps, objectait Jean-Pierre, c'est un climat dur en hiver dans ces coins, c'est très humide et froid. C'est extrêmement rigoureux. N'empêche, argumentait Christian, tu as lu Thoreau ? Il s'en tape complètement du climat, Thoreau, ça fait partie du truc. Il vit sa vie, c'est tout. Il est content, Thoreau. Laisse tomber, disait Jean-Pierre, on arrive.

Peu à peu, en effet, après qu'on n'a croisé personne le long des vicinales et départementales sinueuses, ont paru quelques signes avant-coureurs d'activité : plantations, pâturages, parfois même un hangar. Une fois l'on a vu, dos tourné à la route, au milieu d'une culture de pois protéagineux, pisser un paysan sous sa casquette. On le devinait, tenant son membre à deux mains, les yeux posés sur son lopin dont il tentait d'estimer le montant compte tenu des frais de notaire. Au loin, sur de plus larges surfaces dégagées, on a noté la présence d'un parc éolien : brassant l'air pur avec lenteur, les hautes machines donnaient un peu de mouvement au paysage. Tu les as vues, les éoliennes, a relevé Christian, tu as vu comment elles tournent ? Dans le sens contraire aux aiguilles d'une montre, dis donc. C'est marrant. Oui, a exprimé Jean- Pierre.

Les prémices d'un bourg nommé Châtelus-le-Marcheix se sont bientôt dessinées (...)

Jean Echenoz, Envoyée spéciale
Minuit, p. 72-73