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Les
Vestiges du jour pour Ishiguro
Le premier dont le cadre n'était pas japonais - mon Japon personnel
ayant perdu de sa fragilité grâce à l'écriture
de mes livres précédents. En
réalité mon roman suivant, qui devait s'appeler Les vestiges
du jour, paraissait anglais à un point extrême
mais, espérais-je, pas dans le style de nombreux écrivains
britanniques de l'ancienne génération. Au contraire de la
plupart d'entre eux, supposais-je, je ne partais pas du principe que mes
lecteurs étaient tous anglais, dotés d'une connaissance
innée des subtilités et des préoccupations anglaises.
À présent, des écrivains tels que Salman Rushdie
et V.S. Naipaul avaient ouvert la voie à une littérature
plus internationale, tournée vers l'extérieur, qui ne revendiquait
pas la centralité de la Grande-Bretagne, ni son importance systématique.
Leur uvre était post-coloniale dans le sens le plus large
du terme. Je voulais, comme eux, créer une fiction "internationale"
qui franchirait aisément les frontières linguistiques et
culturelles, même en écrivant une histoire située
dans un monde qui paraissait typiquement anglais. Ma version de l'Angleterre
serait en quelque sorte une version mythique dont les contours, j'en étais
persuadé, étaient déjà présents dans
l'imagination de beaucoup de gens dans le monde, même si certains
n'avaient jamais visité le pays.
Le personnage principal du roman que je venais de terminer était
un majordome anglais qui se rend compte trop tard qu'il s'est trompé
de valeurs morales pendant toute sa vie ; et qu'il a consacré ses
meilleures années à servir un sympathisant nazi ; qu'en
évitant d'assumer une responsabilité morale et politique
dans son existence, il a gâché cette vie au sens le plus
profond du terme. Plus encore : dans son désir de devenir le domestique
parfait, il s'est interdit d'aimer la seule femme qui lui tient à
cur, et d'être aimé par elle.
J'avais relu mon manuscrit à plusieurs reprises, et j'étais
assez satisfait. Mais le sentiment lancinant qu'il manquait quelque chose
persistait.
Je me trouvais donc un soir dans notre maison, ainsi que je l'ai dit,
allongé sur le canapé, en train d'écouter Tom Waits.
Et Tom Waits entonna une chanson intitulée "Ruby's
arms". Peut-être que certains d'entre vous la connaissent.
(J'ai même envisagé de vous la chanter maintenant, mais j'ai
changé d'avis.) C'est une ballade sur un homme, sans doute un soldat,
qui part en laissant son amante endormie. C'est le petit matin, il descend
la rue, prend un train. Rien d'anormal. Mais la voix qui interprète
la chanson est celle d'un clochard américain bourru fort peu habitué
à révéler ce qu'il ressent au fond de lui. Puis vient
un moment, au milieu de la chanson, où l'homme nous dit qu'il a
le cur brisé. L'émotion de cet instant est presque
insupportable, à cause de la tension entre le sentiment lui-même
et l'énorme résistance que le soldat doit visiblement surmonter
pour l'exprimer. Tom Waits chante le vers avec une magnificence cathartique,
alors que sous le poids d'une tristesse extrême, s'écroule
le stoïcisme de toute une vie de dur à cuire.
En écoutant Tom Waits, je compris que ma tâche n'était
pas terminée. Quelque temps auparavant, j'avais décidé
sans réfléchir que mon majordome anglais conserverait ses
défenses émotionnelles, qu'il parviendrait, grâce
à ce bouclier, à se cacher de lui-même et de son lecteur
jusqu'au bout. Je comprenais à présent que je devais revenir
sur cette décision. Juste un moment, vers la fin de mon livre,
un moment que je devrais choisir avec soin, je devrais percer son armure.
Faire entrevoir un désir immense et tragique.
Je dois préciser qu'en de multiples occasions, les voix des chanteurs
m'ont enseigné des leçons essentielles. Ici, je me réfère
moins aux paroles qu'au chant lui-même. Nous le savons, une voix
humaine qui chante est capable d'exprimer un mélange d'émotions
d'une complexité insondable. Au cours des années, divers
aspects de mon écriture ont été influencés
par Bob Dylan, Nina Simone, Emmylou Harris, Ray Charles, Bruce Springsteen,
Gillian Welch et mon amie et collaboratrice Stacey Kent. Je percevais
quelque chose dans leurs voix, et je me disais : "Ah oui, c'est ça.
C'est ce que je dois saisir dans cette scène. Une sensation très
proche de cela." Souvent, c'est une émotion que je ne peux
formuler avec des mots, mais elle est là, dans la voix du chanteur,
et je sais dans quel sens je dois aller.
Kazuo
Ishiguro
Extrait de Ma soirée
du XXe siècle et autres petites incursions
Conférence du Nobel du 7 décembre 2017
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