Je n'avais
jamais pensé qu'on pût aller à la ville en si peu
de temps ; l'idée me vint de laisser un jour mes moutons dans le
pré pour courir embrasser sur Marie-Aimée. Je trouvai
bientôt que cela n'était pas possible, et je décidai
de m'en aller pendant la nuit. J'espérais que je ne mettrais pas
beaucoup plus de temps que le cheval du fermier, et qu'en partant au milieu
de la nuit je pourrais être de retour pour mener les agneaux aux
champs.
Je me couchai tout habillée ce soir-là, et quand la grosse
horloge sonna minuit, je sortis tout doucement avec mes souliers à
la main. Je laçai mes souliers à tâtons en m'appuyant
contre une charrue, et je m'éloignai très vite dans l'obscurité.
Aussitôt que j'eus dépassé les bâtiments de
la ferme, je m'aperçus que la nuit n'était pas très
noire. Le vent soufflait furieusement et de gros nuages roulaient sous
la lune. La route était loin, et pour y arriver il fallait passer
sur un pont de bois à moitié démoli ; les premières
pluies avaient grossi la petite rivière, et l'eau passait par-dessus
les planches.
La peur me prit, parce que l'eau et le vent faisaient un bruit que je
n'avais jamais entendu. Mais je ne voulais pas avoir peur, et je traversai
vivement les planches glissantes.
J'arrivai à la route plus vite que je ne pensais ; je tournai à
gauche comme je l'avais vu faire au fermier quand il allait au marché
de la ville. Et voilà qu'un peu plus loin la route se séparait
en deux. Je ne savais plus laquelle prendre. Je m'engageai tantôt
dans l'une, tantôt dans l'autre. Celle de gauche m'attirait davantage ;
je la pris et je marchai très vite pour rattraper le temps perdu.
Dans le lointain, j'apercevais une masse noire qui couvrait tout le pays.
Cela semblait s'avancer lentement vers moi, et pendant un instant, j'eus
envie de retourner sur mes pas. Un chien qui se mit à aboyer me
rendit un peu de confiance, et presque aussitôt je reconnus que
la masse noire était une forêt que la route allait traverser.
En y entrant, il me sembla que le vent était encore plus violent,
il soufflait par rafales, et les arbres, qui se heurtaient avec force,
faisaient entendre des plaintes en se penchant très bas. J'entendais
de longs sifflements, des craquements et des chutes de branches ; puis
j'entendis marcher derrière moi, et je sentis qu'on me touchait
à l'épaule. Je me retournai vivement, mais je ne vis personne.
Pourtant j'étais sûre que quelqu'un m'avait touchée
du doigt ; puis les pas continuaient comme si une personne invisible tournait
autour de moi ; alors je me mis à courir avec une telle vitesse
que je ne sentais plus si mes pieds touchaient la terre. Les cailloux
sautaient sous mes souliers et retombaient derrière moi avec un
bruit de grêle. Je n'avais qu'une idée : courir jusqu'au
bout de la forêt.
J'arrivai bientôt à une grande clairière. La lune
l'éclairait de tout son plein, et le vent qui faisait rage soulevait
et rejetait les paquets de feuilles qui roulaient et tournaient dans tous
les sens.
Je voulais m'arrêter pour respirer un peu ; mais les grands arbres
se balançaient avec un bruit assourdissant. Leurs ombres qui ressemblaient
à des bêtes noires s'allongeaient brusquement sur la route,
puis elles s'éloignaient en glissant pour se cacher derrière
les arbres. Quelques-unes de ces ombres avaient des formes que je reconnaissais.
Mais la plupart se balançaient et sautaient devant moi comme si
elles voulaient m'empêcher de passer. Il y en avait de si effrayantes
que je prenais mon élan pour sauter par-dessus, tant j'avais peur
de les sentir sous mes pieds.
Le vent s'apaisa, et la pluie se mit à tomber à larges gouttes.
La clairière finissait, et en passant devant un chemin qui entrait
sous bois, il me sembla voir un mur blanc tout au bout ; je m'avançai
un peu et je reconnus que c'était une petite maison étroite
et haute. Sans plus réfléchir, je cognai à la porte
; je voulais demander que l'on me garde en attendant que la pluie ait
cessé. Je cognai une seconde fois, et aussitôt j'entendis
remuer dans la maison. Je croyais qu'on allait m'ouvrir la porte, mais
ce fut la fenêtre du premier étage qui s'ouvrit. Un homme
qui avait un bonnet de coton demanda :
Qui est là ?
Je répondis :
Une petite fille.
L'homme reprit d'une voix étonnée : "Une petite fille
!" puis il me demanda d'où je venais, où j'allais,
et ce que je voulais.
Je n'avais pas prévu toutes ces questions, et je nommai la ferme
que je venais de quitter ; mais je mentis en disant que j'allais retrouver
ma mère qui était malade, et je le priai de vouloir bien
me faire entrer dans sa maison pendant la pluie.
Il me dit d'attendre et je l'entendis causer avec une autre personne ;
puis il revint à la fenêtre pour me demander si j'étais
seule. Il voulut aussi savoir mon âge, et quand je dis que j'avais
treize ans, il trouva que je n'étais pas peureuse d'avoir traversé
le bois pendant la nuit.
Il resta un moment penché comme s'il espérait voir mon visage
que je tenais levé vers lui ; puis il tourna la tête à
droite et à gauche en cherchant à voir dans la profondeur
du bois ; et il me conseilla de marcher encore un peu, en m'assurant qu'il
y avait un village au bout de la forêt, et que je trouverais des
maisons où je pourrais me sécher.
Je m'en retournai dans la nuit. La lune s'était tout à fait
cachée et la pluie tombait maintenant très fine. Je marchai
encore longtemps avant d'arriver au village. Les maisons étaient
toutes fermées, et c'est à peine si on les distinguait dans
l'obscurité. Il n'y avait que le forgeron qui était levé.
En passant devant sa maison, je montai ses deux marches avec l'intention
de me reposer chez lui. Il était occupé à mettre
une grosse barre de fer dans les charbons rouges ; et quand il leva le
bras pour tirer le soufflet, il me parut aussi grand qu'un géant.
À chaque coup de soufflet le charbon flambait et pétillait
; cela faisait une lueur qui éclairait les murs où pendaient
des faux, des scies et des lames de toutes sortes. L'homme avait le front
plissé et il regardait fixement le feu.
Je sentis que je n'oserais jamais lui parler, et je m'éloignai
sans faire de bruit.
Lorsqu'il fit tout à fait jour, je vis que je n'étais plus
éloignée de la ville. Je reconnaissais même les endroits
où sur Marie-Aimée nous conduisait dans nos promenades.
Je ne marchais plus que lentement, en traînant les pieds qui me
faisaient beaucoup souffrir. J'étais si lasse que je fus obligée
de me faire violence pour ne pas m'asseoir sur les tas de cailloux de
la route.
Le bruit d'une voiture allant à fond de train me fit retourner
la tête : aussitôt je restai immobile et le cur battant
; j'avais reconnu la jument rouge et la barbe noire du fermier. Il arrêta
sa bête tout contre moi, et en se penchant un peu, il me saisit
d'une seule main par la ceinture de ma robe. Il me déposa à
côté de lui sur le siège, et après avoir tourné
bride la voiture repartit à grand train.
En rentrant dans la forêt, maître Sylvain mit la jument au
pas. Il se retourna vers moi et dit en me regardant :
C'est heureux pour toi que je t'ai rattrapée ; sans cela
on t'aurait ramenée entre deux gendarmes.
Marie-Claire
de Marguerite Audoux
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