Soudain, la discussion est interrompue : Hitler fait appeler Schuschnigg.

Le bureau baigne dans la lumière des lampes. Hitler le parcourt à grands pas. De nouveau, le chancelier autrichien éprouve un sentiment de gêne. Et aussitôt qu'il s'assied, Hitler l'agresse, lui annonçant qu'il consent à une ultime tentative de conciliation. "Voici le projet, dit-il, il n'y aura pas de négociation. Je n'y changerai pas une virgule ! Ou bien vous signez, ou bien il n'y a pas lieu de poursuivre nos entretiens. Je prendrai ma décision dans la nuit." Le Führer a son air le plus grave et le plus sinistre.

A présent, le chancelier Schuschnigg est face à son moment d'opprobre ou de grâce. Va-t-il céder à cette machination médiocre, et accepter l'ultimatum ? Le corps est un instrument de jouissance. Celui d'Adolf Hitler s'agite éperdument. Il est raide comme un automate et virulent comme un crachat. Le corps d'Hitler dut pénétrer les rêves et les consciences, on croit le retrouver dans les ombres du temps, sur les murs des prisons, rampant sous les lits de sangles, partout où les hommes ont gravé les silhouettes qui les hantent. Ainsi, peut-être qu'au moment où Hitler jette à la tête de Schuschnigg son ultimatum, au moment où le sort du monde, à travers les coordonnées capricieuses du temps et de l'espace, se retrouve un instant, un seul instant, entre les mains de Kurt von Schuschnigg, à quelques centaines de kilomètres de là, dans son asile de Ballaigues, Louis Soutter était peut-être en train de dessiner avec les doigts sur une nappe en papier une de ses danses obscures. Des pantins hideux et terribles s'agitent à l'horizon du monde où roule un soleil noir. Ils courent et fuient en tous sens, surgissant de la brume, squelettes, fantômes. Pauvre Soutter. Il avait déjà passé plus de quinze ans dans son asile, quinze ans à peindre ses angoisses sur de mauvais bouts de papier, des enveloppes usagées, dérobés à la corbeille. Et, à cet instant où le destin de l'Europe se joue au Berghof, ses petits personnages obscurs, se tordant comme des fils de fer, me semblent un présage.
Soutter était revenu d'un long séjour loin de chez lui, très loin, à l'étranger, à l'autre bout du monde, dans un état de délabrement inquiétant. Après quoi, il avait vécu d'expédients. Musicien pour thés dansants durant la saison touristique, une réputation de folie avait commencé à le suivre partout où il allait. Dans son visage s'imprima une mélancolie profonde. Et il fut interné à l'asile de Ballaigues. De temps en temps, il fuguait ; on le ramenait là-bas, décharné, à moitié mort de froid. En haut, dans sa chambre, il entassait dessin sur dessin, une pile monstrueuse de croquis, représentant des êtres noirs, difformes, de grands infirmes palpitants. Son propre corps était si maigre, fatigué par de longues marches dans la campagne. Ses joues étaient évidées, caverneuses ; il n'avait plus de dents. Enfin, ne parvenant plus à tenir de pinceau ou de plume pour dessiner, à cause de l'arthrose qui déformait ses mains, presque aveugle, il se mit à peindre avec les doigts, juste en les trempant dans l'encre, vers 1937. Il avait près de soixante-dix ans. Il fit alors ses plus belles œuvres ; il se mit à peindre des cohortes de silhouettes noires, agitées, frénétiques. On dirait des grappes de sang. Des vols de sauterelles. Et cette agitation forcenée vivait dans l'esprit de Louis Soutter, une forme de hantise qui le terrifiait. Mais, si on songe à ce qui se passait en Europe, autour de lui, pendant ces longues années de réclusion à Ballaigues, dans le Jura, on peut penser que ce long ruisseau de corps noirs, tordus, souffrants et gesticulants, que ces colliers de cadavres augurent quelque chose. On dirait que le pauvre Soutter, enfermé dans son délire, sans le savoir peut-être, filme avec les doigts la lente agonie du monde qui l'entoure. On dirait que le vieux Soutter fait défiler le monde entier, les spectres du monde entier derrière un pauvre corbillard. Tout se transforme en flammes et en épaisses fumées. Il trempe ses doigts tordus dans le petit pot d'encre et il nous livre la vérité morte de son temps. Une grande danse macabre.
Au Berghof, on était bien loin de Louis Soutter, bien loin de sa timidité étrange, bien loin du réfectoire de Ballaigues. On y menait une besogne plus basse. À cette minute où Louis Soutter trempait peut-être ses doigts meurtris dans son pot d'encre noire, Schuschnigg regarda fixement Adolf Hitler. Il écrira plus tard, dans son livre de souvenirs, qu'Hitler exerçait sur les hommes une emprise magique.

Éric Vuillard, L'Ordre du jour p. 48-51