L'assistante
sociale vient la voir pour parler avec elle du futur de ce bébé,
si "spécial" dit-elle, parce qu'il naîtra en France.
Une femme traduit les paroles de l'assistante, mais même traduites,
elles ne ressemblent pas à une langue que Yema comprend.
- Bien sûr, susurre l'assistante, il faut mettre toutes chances
du côté de ce bébé. Faire en sorte qu'il se
sente à sa place dans ce pays et surtout que les Français
- pardon - les autres Français le reconnaissent comme un des leurs.
- Moi je veux bien, dit Yema, mais alors c'est à vous de m'apprendre
la technique pour qu'il naisse avec des cheveux lisses.
La traductrice lui fait les gros yeux.
- C'est important, par exemple, reprend l'assistante sociale, de lui donner
un prénom qui reflète votre volonté de vous intégrer
ici. Vous avez déjà pensé au prénom ?
- Omar, dit Yema, ou Leïla.
Ce sont les noms des premiers-nés de Djamel et Hamza. Ceux qui
sont restés là-bas. Yema pense qu'en reprenant leurs noms,
c'est un peu comme si elle les faisait revenir jusqu'à eux, comme
si elle reconstituait coûte que coûte la famille.
- Et pourquoi pas Mireille? demande l'assistante en faisant semblant de
ne pas avoir entendu. Ou Guy ?
- Parce qu'on ne cache pas le soleil avec un tamis, répond Yema.
Cette fois, la traductrice glousse. Pourtant, au soir, Ali donne raison
à l'assistante sociale.
- Elle sait mieux que nous, dit-il avec la résignation de celui
qui ne comprend plus rien.
L'enfant s'appellera Claude et quand Naïma s'essaierai plus tard
à faire la liste de ses oncles et tantes, elle aura l'impression
de jouer à "cherchez l'intrus", comme dans ses cahiers
de vacances : Hamid, Kader, Dalila, Claude, Hacène. Mohamed, Fatiha,
Salim.
Alice Zeniter,
L'art de perdre, Flammarion, 2017, p. 202-203
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