Ceci est une histoire vraie, annonce l'auteur. Il l'a lui-même vécue : c'est lui Nìkos, le narrateur, ce très jeune adolescent qui, à Thessalonique pendant l'Occupation allemande, aima Gioconda et en fut aimé d'un amour total. Gioconda était juive, comme de nombreux Thessaloniciens : la ville fut pendant des siècles, et jusqu'à son rattachement à la Grèce en 1913, peuplée en majorité par des juifs ; ceux-ci, en 1940, se comptaient encore par dizaines de milliers. Ils furent tous déportés en 1943. Presque tous dont Gioconda sont morts à Auschwitz ; mille à peine sont revenus. Et si quelques livres (dont l'admirable Sarcophage de Ioànnou) ne rappelaient pas leur existence avec tendresse, leurs traces elles-mêmes pourraient bientôt s'effacer : nombre de Grecs, ces temps-ci, voulant croire à une Thessalonique éternellement et purement hellène, s'empressent d'oublier ou d'occulter tout ce qui, dans l'histoire de la ville, pourrait contredire cette vision grandiose. La ville elle-même a en grande partie disparu. Des vagues de béton ont recouvert ses villas et ses jardins. Cinquante ans après, il ne reste rien des personnages et des lieux évoqués dans ce récit ; ce qui lui donne, si véridique soit-il, des allures d'histoire de fantômes. La Thessalonique d'avant-guerre est plus lointaine, désormais, que l'Inde ou que la Chine. Quant à Gioconda, nous avons bien failli ne jamais la connaître. Pendant trente ans, Nìkos n'a pas voulu ou pas pu parler de ce qu'il avait vécu avec elle. Puis, en 1975, à quarante-cinq ans, se disant que s'il mourait, elle mourrait avec lui une deuxième fois, il a enfin écrit ce mémorial son premier livre, qui est longtemps resté le seul. L'auteur revient ici sur son passé comme un damné à jamais brûlé par lui, comme un bienheureux à jamais nourri par sa lumière. Dira-t-on qu'il a eu le bonheur, ou le malheur, de vivre cette histoire ? Les deux seraient également vrais, également sacrilèges. Le paradis et l'enfer qu'il nous fait visiter sont côte à côte, et communicants. Le plus étrange, c'est que cette histoire vraie, ancrée dans la réalité la plus précise, ne cesse de dériver, insensiblement, vers les territoires du rêve. Comme si à force de nous bousculer, c'était le réel lui-même qui basculait. Tout fut vécu si intensément alors le bonheur de l'amour et le malheur de la guerre se renforçant l'un l'autre que cette réalité si nettement gravée dans la mémoire du narrateur tourne plus d'une fois, comme dans la scène du bombardement, à la fantasmagorie. Ce compte rendu, qu'il faut croire fidèle, est en même temps un conte : Nìkos et Gioconda se retrouvent au cur de la guerre comme deux petits Poucets la nuit dans une forêt pleine d'ogres, avec l'amour pour cabane-refuge. Aucune bonne fée n'interviendra au dénouement ; mais les deux jeunes amants auront tout de même obtenu du sort une espèce de miracle : vivre en quelques semaines d'amour fou l'équivalent de toute une vie. Amour des âmes, amour des corps. Depuis combien de siècles n'y avait-il pas eu, dans cette littérature grecque un peu prude, des ébats amoureux détaillés avec autant de précision et en même temps de naturel, d'innocence, de ferveur ? Michel Volkovitch, postface à Gioconda, en ligne sur son site ICI |