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Et, de fait, l'absence de théorie ne nous conduit pas à
nous ébattre dans un paysage de liberté formelle élargie,
mais plutôt à obéir à des règles indues,
que nous identifions difficilement et dont nous nous extrayons plus difficilement
encore. Sans effort théorique conscient, une théorie inconsciente
s'installe dans l'espace littéraire. Cette théorie, c'est
celle du roman as usual, faite
d'une suite de codes et de traditions. Le roman as
usual, qui se répète avec succès,
demande un sujet à la mode, une intrigue vraisemblable et haute
en couleur, des personnages bien campés auxquels on peut s'identifier,
un style d'une lisibilité digeste, quelque chose de clair, d'immédiatement
compréhensible et reconnaissable. Et on entendra les critiques
dire que "c'est un joli roman parce qu'il y a une intrigue, que cette
histoire est diablement romanesque et que les personnages existent (1)",
ou que "le grand art, c'est cela : nous faire croire, sur toute sa
longueur, aux péripéties d'une rencontre improbable (2)".
Cette
théorie dominante, inconsciente, est présente avant que
la plupart des lecteurs la reconnaissent et la bénissent. Elle
s'impose à la racine même de la création avec la désarmante
force de l'évidence. Un écrivain qui discute de son manuscrit
avec son éditeur va s'entendre dire, par exemple :
"Ça manque de tension dramatique."
(Mieux vaut dire "tension dramatique" que "rebondissements
narratifs".)
Ou :
"Tu vas perdre le lecteur."
La remarque viendra si le romancier s'éloigne de la maison-récit,
s'il a le goût de faire des digressions, si une description prend
des proportions scandaleuses ou si un personnage n'est pas facilement
résumable à quelques adjectifs...
"C'est dommage de ne pas rester plus longtemps avec ce personnage.
Tu devrais le caractériser plus franchement."
Quand l'auteur(e) résiste, c'est le coup de grâce :
"Tu veux être lu(e) ou tu veux écrire pour ton plaisir
personnel ?"
Car, de même que les politiciens, pour justifier leur idéologie
partisane, s'enveloppent dans des arguments du type "les Français
pensent...", "les Français veulent...", de même
les éditeurs disent "les lecteurs aiment ci", "les
lecteurs cherchent ça"... Je connais un primo-romancier à
qui son éditrice a dit: "Cest magnifique, ce que vous
avez écrit, mais cest trop noir, trop triste. Personne ne
voudra lire ça." Cest dans ces moments-là, pour
contre-argumenter, que lauteur tirera bénéfice davoir
réfléchi à sa pratique. Et quest-ce que réfléchir,
si ce nest faire de la théorie ?
(1)
Le Masque et la Plume, 11-05-2014.
(2) Le Monde des livres,
26-01-2012.
Page
20 à 22, Sophy Divry, Rouvrir le roman
Ed. Noir sur Blanc, coll. "Notablia", 2017
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