Selon Belinda Cannone, on peut distinguer deux formes dintrigues dans un roman*: a) L'intrigue-histoire : ce qui arrive au personnage, qui fait dire : « Quest-ce qui se passe après ? » Et qui ressortit au plaisir de la narration ; b) L'intrigue-tension : la logique du livre en tant que telle, lordre formel, ou lunité, qui pénètre dans lesprit du lecteur et le fait plier à lagencement du livre. Moby Dick est un bon exemple de cette intrigue-tension. Ce roman est une digression continuelle ; la baleine sy fait paradoxalement très peu voir par rapport à la place quy prennent les coutumes maritimes. Ce nest donc pas la poursuite du monstre qui donne du plaisir au lecteur. Moby Dick est lincarnation dune obsession généralisée dépeinte avec tant de maîtrise et dautorité par lauteur quelle passe de lesprit du personnage à lesprit des lecteurs. Écrite sans la force de conviction de Melville, cette histoire perdrait tout intérêt tant elle manque de rebondissements. Si nous y regardons de plus près, je dirais pour ma part que lintrigue-histoire nest quune sous-catégorie de lintrigue-tension. Un des pouvoirs les plus puissants du romancier est de raconter une histoire, mais ce nest quun pouvoir parmi dautres. Aujourdhui, les romanciers proclament partout leur attachement au narratif comme si cétait un brevet de vertu : « Un roman, cest dabord raconter une histoire » ; « Jécris pour raconter des histoires » ; « Nous avons tellement besoin dhistoires ». Ces credo pullulent dans les revues littéraires. On dit aussi quon est revenu au récit, de même quon serait revenu au réel. La question pourtant nest pas de casser la narration ou dy revenir, mais de trouver le moyen adéquat pour que le manuscrit en cours atteigne son but. Cest ce qui se passe avec Le Procès de Kafka, Sodome et Gomorrhe de Proust, Les Années dErnaux ou Autoportrait de Levé. Si ces livres suscitent chez le lecteur une adhésion, cest quils contiennent un ressort assez puissant pour faire tourner les pages. Certes la narration est très efficace pour susciter la lecture, mais les écrivains, ces petits malins, ont dautres pouvoirs magiques. Ce peut être de réactualiser un mythe, de nous faire entrer dans la vie intime de lauteur ou de nous faire vivre des sentiments exacerbés. Le flux de conscience est un moyen que le XXe siècle a trouvé pour intérioriser des péripéties extérieures. Chez Proust, par exemple, on est dominé par sa phrase. Soit on refuse la lecture, soit on plie, on cède face à son autorité. Ce qui nous paraissait dabord obscur devient lumineux, ce qui nous donnait de la peine est source de joie. L'histoire, quasi absente, on est incapable de la raconter. La qualité de lécriture, la jouissance des mots suffisent à nous procurer le désir dy retourner. A linverse, un mauvais style fera perdre tout intérêt à une histoire, même des plus romanesques (on a tous un jour acheté un roman pour lhistoire quil contenait, sans arriver à le finir pour cause dinanité stylistique). (...)
Sophy
Divry, Rouvrir le roman |