Chapitre 1 Le
style n'est pas l'homme Dès
lors que lon a réussi à mettre au "Trouver son style" constitue pour lécrivain, comme pour tout artiste, à la fois une injonction, un objectif et une morale. Seule la littérature de genre semble être épargnée par le mot de Buffon datant 1753, et qui a fait florès : "Le style est lhomme même." Un écrivain qui veut jouer dans la cour des grands cherchera à mettre au point un style bien à lui, un style qui lui assurera une pleine reconnaissance, pour être dans un même mouvement identifié et distingué. Le summum du chic est dêtre reconnaissable à quelques lignes. Lécrivain qui ny parvient pas contracte un complexe: serait-il médiocre, dilettante ou schizophrène ? Cette injonction à "trouver son style" est censée encourager chaque artiste à créer son propre langage, mais le plus souvent elle se dégrade en un principe identitaire poussant les auteurs à rester frileusement dans une marque labellisée. De fait,
il y a une grande différence entre inventer
une langue pour traduire la singularité de sa vision et
la volonté commerciale et narcissique d'avoir un style reconnaissable.
À l'origine, il s'agit de créer un rapport distancié
avec le langage ordinaire, de creuser dans sa langue une vision particulière,
jusqu'à faire surgir de l'intérieur "une sorte de langue
étrangère" (Proust). C'est une des spécificités
de l'expérience littéraire : être embarqué
dans un rapport au langage qui nous arrache de celui de tous jours. Je
pense à Louis-Ferdinand Céline, à Günter Grass,
à Arno Schmidt, mais aussi à Christian Prigent et à
Valère Novarina. Au début de sa carrière, un écrivain n'a pourtant aucune idée de ce qu'est son style. Il s'engage dans une dure bataille entre les conventions de sa langue nationale et son monde intérieur. L'impétrant va s'essayer à des rythmes, à des phrases, à des couleurs. Un premier texte, souvent précédé de plusieurs petits frères mort-nés, naît de ce travail. Ce premier manuscrit est une sorte de compromis, une étape dans son combat avec la langue, mais il prend forcément une forme. Cette forme, classique ou inédite, est un mélange d'influences, de pulsions, de haine ou d'amour des mots, d'un certain accord passé avec la ponctuation, etc. On imprime le texte, il devient un livre et les faits s'imposent : ce livre, c'est lui, c'est elle qui l'a écrit. À la publication, si le livre se vend, l'écrivain, ravi d'avoir rencontré un écho, sera tenté de reproduire le même type d'écriture. Mais, la plupart du temps, un premier roman ne marche pas commercialement. Alors l'auteur se jettera de nouveau dans la bataille avec la langue et créera autre chose, parfois sous une autre forme. Et puis, un jour, un éditeur, un ami ou un critique lui dira quelque chose comme : "Avec ce livre, tu t'es enfin trouvé(e)." L'écrivain relit son opus, comme Narcisse regardant son reflet. Il y voit sa manière d'écrire, celle qui, lui dit-on, correspond à son originalité propre. Voilà le traité passé avec la ponctuation devenant Table de la Loi. L'auteur se replie sur son petit fortin de thématiques familières, sur un lexique reconnaissable, le tout agrémenté de quelques gimmicks identifiables. L'épuisante bataille avec les mots est finie. Il faudrait être fou pour partir vers de nouvelles contrées stylistiques au moment où la reconnaissance arrive. Le risque alors est de garder, tout au long de son uvre, les mêmes habitudes d'écriture, se permettant juste d'ajouter la patine que donne le temps. Ne dit-on pas qu'"un écrivain, au fond, écrit toujours le même livre" ? Certes, nous ne nions pas que stabiliser un style est une manière de stabiliser une vérité sur soi- même, si elle est durement trouvée, et de parvenir à provoquer un effet particulier, s'il ne peut pas être produit autrement. Mais, pour un écrivain, il y a aussi de grands avantages à demeurer dans sa niche stylistique : le bonheur de reproduire le mythe du grantauteur porteur d'un style reconnaissable entre tous, sorte d'"empreinte digitale de son âme" (Lahougue) ; la vanité de se croire unique ; le confort de moins batailler dans l'écriture de son prochain texte ; sans parler de la certitude que personne ne viendra marcher sur ses plates-bandes. On a certes planté un petit drapeau dans un petit rond, mais désormais on y est chez soi. Pour les lecteurs, c'est un gain de temps. Perdus au milieu de tant de livres en librairie, ils savent lequel acquérir pour retrouver le même plaisir de lecture. Aux premières lignes, ils reconnaîtront les tics de leur auteur(e) préféré(e). Ils éviteront des achats hasardeux. Pour les éditeurs, le postulat identitaire est créateur de bénéfices. Leurs intérêts sont liés à une certaine stabilité esthétique de leurs auteurs. À plus ou moins long terme, les auteurs doivent être rentables, que ce soit financièrement (par leurs ventes) ou symboliquement (par le prestige de les avoir dans le catalogue). Les maisons d'édition ont intérêt à présenter des produits reconnaissables et distinctifs sur un marché très concurrentiel. Alors qu'il se publie des milliers de romans chaque année, les éditeurs n'apprécient guère qu'un auteur enfin identifié fasse un tête-à-queue stylistique qui risque de dérouter lecteurs et critiques. Il faut de la stabilité pour faire fructifier un patrimoine (2). Alors, parfois, on force un peu cette stabilité. Par exemple, j'ai rencontré un auteur qui a publié un premier roman sur une histoire d'amour personnelle ; depuis, son éditeur lui refuse tous ses manuscrits qui s'éloignent de "l'autofiction avec des femmes", ne l'acceptant dans sa maison qu'à condition qu'il s'en tienne à ce genre. Pour certains critiques, l'unicité stylistique est une aide utile. On sait d'avance quelles lunettes chausser pour lire le dernier opus de Y ou Z. Enfin, si "le style est l'homme même", le livre sera in fine l'homme ou la femme qui l'a écrit. Cet axiome permet bientôt aux journalistes de glisser de l'analyse du texte à la compréhension de l'auteur lui-même, valorisable en portrait, ou en rencontre. Aussi l'injonction à trouver son style arrange-t-elle bien les affaires. Tant pis si elle transforme les écrivains en petits rentiers, jaloux de leur style comme l'Avare de sa cassette. Je voudrais
ici prendre le contre-pied de cette idée reçue et plaider
pour une pluralité stylistique. Ce terme permet de
contrer, sans écarter ce qu'elle peut avoir d'exigence, l'injonction
de s'en tenir à un style unique. Il s'agit de prendre le temps
pour la remise en question et de recommencer la bataille avec sa langue.
(...) Sophy
Divry, Rouvrir le roman |