Les
écrivains les plus travaillés par la culpabilité
se sortent de ce piège par deux postures différentes. Leur
mauvaise conscience les poussent soit à donner la parole aux pauvres,
soit à cracher au visage des puissants. La première solution
consiste, pour reprendre lexpression dErnaux, à venger
sa race, la seconde à trahir sa classe. (1)
Venger sa race Cette voie concerne surtout les écrivains dont lenfance sest passée dans les couches populaires, ce qui nest pas très courant. Mais lauteur de cette catégorie est rarement issu des classes les plus dominées. Il vient en général dune situation dentre-deux, souvent celle dune toute petite bourgeoisie, qui lui a permis de côtoyer longuement les plus pauvres tout en étant protégé des graves handicaps sociaux et scolaires qui lauraient empêché à terme dentrer dans la carrière. Devenir écrivain a constitué pour lui une montée dans léchelle sociale. À lâge adulte, il constate que la littérature ne dit rien de lexistence de la population quil a connue, de son prosaïque labeur, de ses humaines préoccupations. Il ne veut pas trahir. Il sen fait le porte-parole. Ainsi pourra-t-il, à sa mesure, uvrer pour inverser la vapeur, autant par souci de réalisme que par souci de justice. Ses livres fonctionnent comme des opérations de transfert de légitimité : un acteur légitime et consacré (lécrivain) sattelle à rendre dignes de littérature les couches basses (clochards, immigrés, paysans, Noirs, ouvriers, etc.). De tels livres nous font voir le monde du côté des dominés. Ils nous ouvrent le cur et lesprit. Mais la souffrance des classes populaires peut devenir un simple matériau pour les écrivains faisant du lecteur un voyeur. Romain Gary nous prévenait : « La réalité de ceux qui souffrent nous inspire cette inspiration, directement, ne leur rend rien*. » Ce nest quà moitié juste: de tels livres peuvent rendre une dignité, et un début de parole, même déléguée. La démarche de rendre justice aux populations bâillonnées est associée à une démarche de témoignage. Ces écrivains compensent larrachement culturel dont ils ont été les sujets par une interrogation sur ces liens perdus. Par ce travail déclaircissement de la genèse, ils tentent de rembourser la dette contractée au pays dorigine. Leur écriture passe donc par le souvenir. Lécueil est alors de finir mémorialiste. Les livres ratés de cette catégorie seront des ersatz de soirées diapos, où ce qui importe nest pas lart décrire, mais le sujet. Cette voie de réhabilitation des « petits » comporte également le risque du misérabilisme. Passé ces écueils, cette démarche sera probante seulement si lauteur, au fur et à mesure de sa carrière, parvient à être considéré comme grand, noble, haut. On verra alors dans ces livres une écriture qui rafraîchit la littérature par un bain de jouvence de renouveau lexical, de thématiques neuves. Dans le cas contraire, le transfert de légitimité culturelle ne fonctionnera pas. Lécrivain sera renvoyé à son tour dans la littérature basse ou régionaliste : petit écrivain pour petites gens. Cest, hélas, la raison pour laquelle on a oublié Marguerite Audoux. (2) Trahir sa classe Il ne sagit plus de conserver ses liens avec son pays dorigine, mais de les couper. Il ne sagit plus de rendre justice aux pauvres, mais de cracher au visage des puissants. Dans cette catégorie, on trouve les moutons noirs des classes dominantes : le Gustave Flaubert de Madame Bovary, le Zola de La Fortune des Rougon, Didelot et Le Septième juré, Tchékhov, Peter Handke, Thomas Bernhard, André Brink, Updike, Franzen, Jelinek... Ils profitent du « parasitisme » inscrit dans leurs gènes pour être la mauvaise conscience des classes supérieures. Mordre la main qui les a nourris. Renvoyer aux dominants un miroir insupportable. Ils connaissent suffisamment les dominants pour savoir où porter le fer. La démarche nécessite également un effort danamnèse, non pour se souvenir, mais pour entretenir sa rancune. « Pour Flaubert, disait Barthes, létat bourgeois est un mal incurable qui poisse à lécrivain, et quil ne peut traiter quen lassumant dans la lucidité (...)**. » Le risque est de faire les choses à moitié. Lécrivain peut penser que le bourgeois cest lautre, jamais lui. Il fera alors des livres faussement critiques. Il dépeindra la bourgeoisie sous un mode caustique, sans radicalement la pilonner. Il la conservera comme héroïne, dans le but dêtre lu par les bourgeois tout en leur donnant le frisson de sencanailler dans des paragraphes teintés de scandale. Ces deux voies (qui nont pas pour but denglober tous les auteurs du monde depuis trois mille ans) ne sont pas contradictoires. Ni lune ni lautre ne garantissent une quelconque qualité au manuscrit. De plus, il peut y avoir ambiguïté. Prenons Requiem des innocents (1952) de Calaferte : le livre rend-il hommage aux miséreux de la zone ou conforte-t-il les idées des bourgeois sur de pauvres « affreux, sales et méchants » ? Plutôt que de se sentir piteusement inutile, ce qui est fort décourageant, il faudrait se poser dautres questions : Quest-ce que je cherche à régler ? Dans quelle position je me trouve ? De quelle facilité sociale ou de quel handicap jhérite ? Quest-ce que jen fais artistiquement ? *
R. GARY, Pour
Sganarelle, Gallimard, Folio, 2003, p. 119. Sophy
Divry, Rouvrir le roman |