Les écrivains les plus travaillés par la culpabilité se sortent de ce piège par deux postures différentes. Leur mauvaise conscience les poussent soit à donner la parole aux pauvres, soit à cracher au visage des puissants. La première solution consiste, pour reprendre l’expression d’Ernaux, à venger sa race, la seconde à trahir sa classe.

(1) Venger sa race
Dans cette catégorie, on rangera Annie Ernaux, Pierre Michon, Pierre Bergounioux, Marie-Hélène Lafon, Octave Mirbeau, Jules Vallès, la George Sand de La Mare au diable, Marguerite Audoux, le Louis Calaferte du Requiem des innocents, l’Alberto Moravia des Nouvelles romaines, Céline, Richard Wright, l’Hubert Selby Jr. de Last Exit to Brooklyn, le Robert McLiam Wilson de Ripley Bogie, Dimitri Verhulst, etc.

Cette voie concerne surtout les écrivains dont l’enfance s’est passée dans les couches populaires, ce qui n’est pas très courant. Mais l’auteur de cette catégorie est rarement issu des classes les plus dominées. Il vient en général d’une situation d’entre-deux, souvent celle d’une toute petite bourgeoisie, qui lui a permis de côtoyer longuement les plus pauvres tout en étant protégé des graves handicaps sociaux et scolaires qui l’auraient empêché à terme d’entrer dans la carrière. Devenir écrivain a constitué pour lui une montée dans l’échelle sociale. À l’âge adulte, il constate que la littérature ne dit rien de l’existence de la population qu’il a connue, de son prosaïque labeur, de ses humaines préoccupations. Il ne veut pas trahir. Il s’en fait le porte-parole. Ainsi pourra-t-il, à sa mesure, œuvrer pour inverser la vapeur, autant par souci de réalisme que par souci de justice. Ses livres fonctionnent comme des opérations de transfert de légitimité : un acteur légitime et consacré (l’écrivain) s’attelle à rendre dignes de littérature les couches basses (clochards, immigrés, paysans, Noirs, ouvriers, etc.).

De tels livres nous font voir le monde du côté des dominés. Ils nous ouvrent le cœur et l’esprit. Mais la souffrance des classes populaires peut devenir un simple matériau pour les écrivains faisant du lecteur un voyeur. Romain Gary nous prévenait : « La réalité de ceux qui souffrent nous inspire cette inspiration, directement, ne leur rend rien*. » Ce n’est qu’à moitié juste: de tels livres peuvent rendre une dignité, et un début de parole, même déléguée.

La démarche de rendre justice aux populations bâillonnées est associée à une démarche de témoignage. Ces écrivains compensent l’arrachement culturel dont ils ont été les sujets par une interrogation sur ces liens perdus. Par ce travail d’éclaircissement de la genèse, ils tentent de rembourser la dette contractée au pays d’origine. Leur écriture passe donc par le souvenir. L’écueil est alors de finir mémorialiste. Les livres ratés de cette catégorie seront des ersatz de soirées diapos, où ce qui importe n’est pas l’art d’écrire, mais le sujet. Cette voie de réhabilitation des « petits » comporte également le risque du misérabilisme. Passé ces écueils, cette démarche sera probante seulement si l’auteur, au fur et à mesure de sa carrière, parvient à être considéré comme grand, noble, haut. On verra alors dans ces livres une écriture qui rafraîchit la littérature par un bain de jouvence de renouveau lexical, de thématiques neuves. Dans le cas contraire, le transfert de légitimité culturelle ne fonctionnera pas. L’écrivain sera renvoyé à son tour dans la littérature basse ou régionaliste : petit écrivain pour petites gens. C’est, hélas, la raison pour laquelle on a oublié Marguerite Audoux.

(2) Trahir sa classe

Il ne s’agit plus de conserver ses liens avec son pays d’origine, mais de les couper. Il ne s’agit plus de rendre justice aux pauvres, mais de cracher au visage des puissants. Dans cette catégorie, on trouve les moutons noirs des classes dominantes : le Gustave Flaubert de Madame Bovary, le Zola de La Fortune des Rougon, Didelot et Le Septième juré, Tchékhov, Peter Handke, Thomas Bernhard, André Brink, Updike, Franzen, Jelinek... Ils profitent du « parasitisme » inscrit dans leurs gènes pour être la mauvaise conscience des classes supérieures. Mordre la main qui les a nourris. Renvoyer aux dominants un miroir insupportable. Ils connaissent suffisamment les dominants pour savoir où porter le fer. La démarche nécessite également un effort d’anamnèse, non pour se souvenir, mais pour entretenir sa rancune. « Pour Flaubert, disait Barthes, l’état bourgeois est un mal incurable qui poisse à l’écrivain, et qu’il ne peut traiter qu’en l’assumant dans la lucidité (...)**. »

Le risque est de faire les choses à moitié. L’écrivain peut penser que le bourgeois c’est l’autre, jamais lui. Il fera alors des livres faussement critiques. Il dépeindra la bourgeoisie sous un mode caustique, sans radicalement la pilonner. Il la conservera comme héroïne, dans le but d’être lu par les bourgeois tout en leur donnant le frisson de s’encanailler dans des paragraphes teintés de scandale.

Ces deux voies (qui n’ont pas pour but d’englober tous les auteurs du monde depuis trois mille ans) ne sont pas contradictoires. Ni l’une ni l’autre ne garantissent une quelconque qualité au manuscrit. De plus, il peut y avoir ambiguïté. Prenons Requiem des innocents (1952) de Calaferte : le livre rend-il hommage aux miséreux de la zone ou conforte-t-il les idées des bourgeois sur de pauvres « affreux, sales et méchants » ?

Plutôt que de se sentir piteusement inutile, ce qui est fort décourageant, il faudrait se poser d’autres questions : Qu’est-ce que je cherche à régler ? Dans quelle position je me trouve ? De quelle facilité sociale ou de quel handicap j’hérite ? Qu’est-ce que j’en fais artistiquement ?

* R. GARY, Pour Sganarelle, Gallimard, Folio, 2003, p. 119.
**R. BARTHES, Le degré zéro de l'écriture, Points-Seuil, 1972, p. 51.

Sophy Divry, Rouvrir le roman
Ed. Noir sur Blanc, coll.
« Notablia », 2017, p. 78 à 81