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J'écoute
le figuier pleureur. Et je répète ce qu'il raconte : "Imato
était un peintre très vieux et très honorable. Sa
réputation avait eu tôt fait de dépasser les frontières
de son village, puis de sa province. Il était maintenant connu
dans le pays entier. De partout, parfois de très loin, on venait
lui passer des commandes.
Imato avait le goût de la nature et de tout ce qui vivait. Les représenter
était son moyen de leur exprimer son admiration. Il était
parvenu à un tel degré de maîtrise de son art que,
sous son trait, les êtres qu'il représentait semblaient soudain
prendre vie.
Mais ce qu'Imato aimait représenter pardessus tout, c'étaient
les paysages. Les siens étaient à nuls autres pareils. Ils
semblaient moins des images que des fenêtres ouvertes sur le monde.
Depuis qu'il avait embrassé son état de peintre, depuis
donc qu'il était tout jeune apprenti, Imato avait toujours rêvé
d'un jour pouvoir représenter un paysage parfait.
Alors qu'il sentait s'approcher le crépuscule de sa vie, il se
résolut à réaliser son chef-d'uvre.
Il s'enferma dans son atelier et demanda à son apprenti à
n'être dérangé sous aucun prétexte, quel que
soit le temps que durerait son travail. Et on ne le vit plus durant des
semaines et des mois. D'étranges rumeurs commencèrent à
courir. Que faisait Imato ? N'était-il pas mort dans son atelier ?
L'apprenti démentait. Chaque matin, il retrouvait vides les bols
de riz qu'il laissait sur le seuil de l'atelier du maître. Alors
on parla de magie ; on dit avoir vu des fantômes rendre visite
au peintre dans la nuit.
Pourtant, un matin, Imato sortit enfin de son atelier. La nouvelle se
répandit dans le village.
Bientôt, chacun se pressa à sa porte pour découvrir
l'uvre.
Imato était un homme simple et bienveillant. Considérant
que les belles choses ne devaient pas être réservées
aux puissants et aux fortunés, quand il vit les gens affluer, il
leur ouvrit sa porte.
C'est alors que les visiteurs découvrirent un prodige. Lorsqu'ils
entrèrent, ils ne virent pas une peinture, mais se crurent dans
la nature. Une nature belle et généreuse, chaleureuse et
accueillante. Imato avait peint son paysage sur tous les murs. Les visiteurs
ne savaient plus où donner du regard, comme s'ils se promenaient
en ces lieux si paisibles et enchanteurs. De doux vallons paressaient
à l'horizon sous un ciel clément animé d'agréables
volutes. Des arbres et des animaux prospéraient en harmonie. Ici,
un cours d'eau guidait le regard, là-bas une chute donnait vie
à un ensemble rocheux. Oui, c'était bel et bien un chef-d'uvre.
Chacun en était ébahi.
Imato lui-même en était tombé amoureux. A peine l'avait-il
achevé qu'il avait su que c'était en un tel lieu, et en
nul autre, qu'il souhaitait mourir. Un tel lieu devait bien exister quelque
part.
Il se mit alors à sa recherche. Du jour au lendemain, il ferma
son atelier et partit sur les routes avec son apprenti.
Ensemble, ils marchèrent des jours et des jours. Ils virent des
dizaines et des dizaines de paysages, tous plus beaux les uns que les
autres. Mais aucun n'égalait l'harmonie de celui d'Imato. Le maître
pourtant ne se découragea pas. Ils continuèrent, atteignirent
bientôt les provinces les plus lointaines du pays. Et toujours le
même phénomène se reproduisait. Ils voyaient les plus
beaux sites des contrées qu'ils traversaient. De claires prairies,
des bois luxuriants, des vallées généreuses, des
montagnes majestueuses, des eaux sereines ou exubérantes. Imato
appréciait toutes ces beautés. Mais comparées à
celles qu'il avait lui-même créées, elles lui paraissaient
toujours fades.
Alors, ayant fait le tour du pays, il se découragea finalement.
Malheureux, il se résolut à rentrer.
A peine eut-il retrouvé son atelier qu'il retrouva la sérénité.
Il s'abîma une dernière fois dans la contemplation de son
chef-d'uvre et s'éteignit dans l'écrin des images
qu'il avait tant chéries.
La mort d'Imato causa beaucoup de peine autour de lui. Il était
apprécié et admiré. Il fut enterré non loin
de son atelier, sous un figuier pleureur, son arbre favori.
Son apprenti devait prendre sa suite. Lorsque après les funérailles
il retourna à l'atelier, lui aussi se replongea dans son chef-d'uvre.
Il en admira chaque détail, comme il l'avait fait avant leur voyage.
Et soudain, quelque chose arrêta son regard. Dans un coin du mur
central, il y avait, au sommet d'une colline, un figuier pleureur. Et
sous ce figuier se détachait une petite silhouette. L'apprenti
n'en croyait pas ses yeux. Lorsque son maître avait dévoilé
l'uvre, il l'avait observée sous toutes ses coutures. Et
il n'avait conservé aucun souvenir d'un tel détail. Cela
l'aurait d'ailleurs marqué dans la mesure où l'uvre
ne représentait pas de personnages humains.
Il prit un lorgnon et regarda de plus près. Et quelle ne fut pas
sa surprise de découvrir son maître, là, dans le tableau,
sous son figuier pleureur ! Il était souriant et heureux.
Imato avait réussi. Il avait intégré le paysage de
ses rêves.
C'est pourquoi, lorsque l'on regarde le tableau d'un peintre disparu,
il faut toujours le faire avec attention. Car au détour d'un détail,
on peut toujours l'y retrouver. "
Le figuier pleureur a terminé. Il va recommencer. Mais je ne reprendrai
pas l'histoire avec lui. Cela ne sera pas nécessaire. Mon apprentie
s'est endormie.
Antoine
Buéno, Le Maître bonsaï
Le
Livre de poche, 2015, p. 115-120
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