|
Un
paradis de
SHENG Keyi : avis de Claire
L'auteure,
le livre et Claire Boniface le 21 septembre 2018
Auteure
de Chine continentale, à 45 ans Sheng Keyi a publié une
dizaine de romans et des recueils de nouvelles. Elle est traduite en anglais,
russe, coréen, italien, espagnol. C'est son premier livre traduit
en France.
Un paradis
infernal
Un paradis, c'est ainsi que veut présenter celui qui dirige le
lieu où vivent les femmes, personnages du livre : c'est en fait
une clinique de mères porteuses, illégale.
Les femmes portent un numéro et une robe dont la couleur correspond
au nombre de mois de grossesse. Par contraste, entre elles, elles se donnent
des noms de fruits.
C'est une allégorie du régime bien sûr ou de tout
régime de ce genre, mais c'est aussi l'expression extrême
de la situation dans laquelle des femmes sont tenues par des hommes.
On pense bien sûr à La
servante écarlate de Margaret Atwood où les femmes
sont divisées en cinq classes dont celle confinant les femmes à
un rôle de reproductrices, les servantes écarlates.
Si ce paradis qui est un enfer est une fable, l'on sait aussi que c'est
envisageable. On se dit même que cette "fabrique" existe
peut-être déjà, au sein d'un monde où d'un
côté prime la recherche du profit, et où de l'autre
la précarité mène des étudiantes à
se prostituer et, en Chine, maintenant l'auteure
interrogée le confirme , à échapper à
ce sort en devenant mères porteuses.
Les discours que tient le président-dictateur semblent caricaturaux
("donner le jour à un produit de qualité"...
"c'est aussi agir pour le pays"), mais il suffit de les
rapprocher de la réalité pour s'en dissuader.
La composition
L'actualité du thème ne suffit pas pour faire d'Un paradis
un objet littéraire. C'est la construction, le choix narratif,
le point de vue, l'écriture qui accrochent.
41 courts chapitres simplement numérotés déclinent
des facettes de la situation et des relations : alliances, traîtrises,
compromissions et compromis, solidarité, revendications, grève
même, vengeances ; et avec la référence permanente
au règlement (qui interdit de parler de sentiment, sous peine d'amende).
Question brièveté et "genre", le livre relève
de la novella la nouvelle moyenne en Chine ; le livre
de l'édition Piquier paraît pour le lecteur un roman.
La narratrice est l'une des femmes enceintes : elle vivait dans la rue,
avec son chien, un peu simplette, muette mais avec une parole intérieure
; c'est le texte que nous lisons, restituant aussi des dialogues entre
les différents personnages de la clinique : femmes enceintes d'une
part et d'autre part président et ses sbires dont une femme (ce
qui ajoute à l'horreur de la situation), médecin, cuisinier
Par allusion, on découvre les histoires des personnages et notamment
celle de l'héroïne.
Wenshui, alias numéro 168, a la faculté de passer du présent
au passé, à son enfance, sa mère, la nature, comme
si elles étaient là, se superposant à la réalité
: dans l'écriture même, d'une phrase à l'autre presque,
on glisse ainsi de la situation de ce camp, cette prison, à un
univers d'images poétiques, jamais banales. Cela rappelle, bien
que l'enjeu littéraire, le contexte, etc. soient très différents,
la virtuosité de Jaume
Cabré dans le livre que nous avions lu, Confiteor.
Des images
Sa perception qu'on sent décalée pourrait mettre mal à
l'aise ; non, elle décale notre propre perception. Par exemple,
la description d'une symphonie qu'on fait entendre dans la clinique, de
la part de cette fille de la campagne qui n'en a jamais entendu, est un
véritable morceau d'anthologie : "Les symphonies,
c'est plein de bruits d'assiettes cassées, de verre brisé,
de fer scié, de bruits de soudure et de tonnerre, et de petit bois
que l'on hache menu. Il y a aussi des voix de femmes de la campagne jacassant
et criant à table !en chantant à tue-tête.
Par moments, il ne reste plus qu'un filet de voix ténu, un son
aigu comme la pointe d'une aiguille, on dirait le piaillement d'un oisillon
dans son nid, bec ouvert, attenant d'être nourri. Alors arrivent
en battant des ailes une nuée de grands oiseaux, le papa et la
maman, mais aussi une volée de tantes et de cousines qui font un
raffut d'enfer comme un jour de tempête. Le soleil frappe un grand
ban ! Et la lumière fait un trou immense. Expulsée, la nuit
s'échappe en glissant sur un toboggan. La lune, tel un ballon,
flotte là-haut dans le ciel. Les plantes gémissent et le
magnolia blanc, s'évertuant à ouvrir ses pétales,
fait voler le pollen qui va tapisser le sol."
Sa vision du corps des femmes suscite aussi l'étonnement : "ses
seins forment deux monticules, comme des tertres funéraires dont
la terre semble s'être répandue jusque sous son menton".
Ou encore les comportements des personnes : "les deux hommes quittent
la salle à manger comme un navire levant l'ancre. Et les femmes
se réunissent à nouveau, comme l'eau se refermant dans le
sillage d'un bateau".
Et pour
soutenir cette fraîcheur s'opposant à l'horreur d'un univers
où les femmes sont explicitement des "têtes de bétail",
des "outils à procréer", des "productrices"
donnant le jour à des "produits", les aquarelles
de l'auteure, réalisées pour l'édition française,
mettent chacune en scène une femme sans visage et un petit chien
et ponctuent le texte ; leur beauté apaise, leur mystère
interroge (voir ci-dessous deux des dix aquerelles du livre).
C'est un
livre qui sort de l'ordinaire, dans ce mariage de l'atroce et du délicat,
du grossier et de l'allusif.
D'autres
avis de Voix au chapitre-Morbihan sur Paradis : http://www.voixauchapitre.com/archives/2018/chine_fang_fang_sheng_keyi.htm
Une
longue interview "Comment
survivre dans le "paradis de Sheng Keyi", magazine Le
9, juin 2019
Et d'autres avis du groupe Voix au chapitre sur d'autres livres
chinois : http://www.voixauchapitre.com/archives/2018/chine_litterature.htm
|