Andric ne fait pas l'unanimité "politique"

Paradoxalement, alors que pour les uns Andric incarne la figure impopulaire de "l'intellectuel désengagé", dont le pessimisme historique nuit à la "révolution socialiste" (1), pour d'autres (tendance renforcée depuis l'éclatement du dernier conflit en ex-Yougoslavie) le retour dans le passé éloigné n'est qu'un habile subterfuge destiné à masquer une idéologie politique bien précise : celle d'un nationalisme serbe exacerbé (2). Cette dernière lecture s'appuie moins sur les données textuelles que sur des considérations d'ordre biographique : Croate par ses origines, Andric a passé une grande partie de sa vie à Belgrade et, bien que sa création romanesque soit profondément marquée par l'héritage culturel de sa Bosnie natale, il a toujours revendiqué son appartenance à la littérature serbe et yougoslave.

Pour comprendre l'enjeu des débats que suscitent ces différentes interprétations de l'œuvre andricienne, il faut savoir que les historiographies nationales des pays ex-yougoslaves n'ont pas la même vision de la période ottomane, qui a pourtant joué un rôle primordial dans la construction de leurs identités respectives. Aux yeux des Serbes et des Monténégrins la domination ottomane est associée aux pages les plus sombres de l'histoire nationale. La résistance à l'oppresseur turc, hissée au rang de symbole national, fournit des thèmes et des motifs à la poésie populaire épique, tout comme elle nourrit des lieux communs d'une historiographie hautement patriotique.

Du côté des Bosniaques (3), la période ottomane fait également l'objet d'une idéalisation mythique et sentimentale, mais dans le sens inverse. Les Ottomans sont considérés par beaucoup de Musulmans comme les pères de la nation et l'Empire ottoman comme l'âge d'or de l'histoire nationale. Les thèmes idéalisés de la vie musulmane inspirent toute une production littéraire en vers et en prose, caractérisée par la nostalgie de la grandeur ottomane.

Le conflit de 1992 ayant exacerbé la lutte pour l'affirmation identitaire des pays issus de l'ex-Yougoslavie, l'œuvre d'Ivo Andric se retrouve au cœur de débats plutôt idéologiques qu'esthétiques (4). Face aux revendications identitaires opposées, une grande querelle est engagée quant à l'authenticité de l'image que les romans d'Ivo Andric proposent de cette période tourmentée de l'histoire collective. Pour les nationalistes serbes, les pages qui mettent en scène les sévices exercés par l'oppresseur turc sur les paysans serbes ont la valeur de "documents historiques" ; pour leurs homologues bosniaques, l'image qu'Andric donne de l'empire Ottoman falsifie l'histoire et relève en tant que telle de l'imposture et du mensonge. Paradoxalement, ce qui rapproche les deux parties en présence malgré leurs divergences politiques et idéologiques, c'est qu'elles interrogent l'œuvre littéraire exclusivement du point de vue de sa "véridicité historique", sans tenir compte de toutes les médiations qui interviennent dans le processus d'écriture et qui interdisent de lire le texte comme un simple reflet du réel (5).

Dans ces conditions, réfléchir sur l'usage artistique qu'Ivo Andric fait du passé national et collectif permet de soustraire son œuvre aux différentes tentatives d'instrumentalisation politique et de réévaluer son apport esthétique et idéologique à la lumière de la théorie littéraire moderne (6). En fait, il faut se méfier de l'apparente simplicité avec laquelle Andric aborde des problèmes théoriques complexes. Le réalisme du cadre historique, ainsi que celui des personnages, ancrés pour la plupart dans les traditions locales et folkloriques, ont fait que la critique est souvent passée à côté de ce qui fonde l'originalité de l'écrivain et la véritable modernité de sa démarche artistique (7). Assez mal comprise par ses compatriotes, l'œuvre d'Ivo Andric n'a pas non plus rencontré un accueil mérité au-delà des frontières de son pays natal, et ce malgré l'attribution du prix Nobel pour le Pont sur la Drina en 1961.

En fait, en lisant le discours officiel qui justifie l'attribution du prix, on se rend compte qu'Andric est récompensé comme auteur d'un grand roman historique, celui qui a su raconter avec beaucoup de talent la saga nationale des cinq siècles de la domination ottomane. Parmi les multiples aspects que revêt son écriture, l'accent est mis sur la force épique avec laquelle il a su transposer artistiquement les motifs et les destins de l'histoire de son pays. Le fait qu'Andric soit perçu comme un nouveau "Homère des Balkans" corrobore l'idée qu'un auteur appartenant à une littérature dite "mineure" ne saurait se distinguer en vertu de son seul art romanesque, mais doit forcément justifier de son apport à l'histoire nationale et collective.

Branka Šarancic
extrait de "Usage subversif de l'histoire dans l'œuvre d'Ivo Andric",
Revue des études slaves, tome 79, 2008
(tout l'article, assez long, est très intéressant).


(1) Il faut savoir que la critique littéraire des années 1930 et 1940 privilégie une conception utilitaire de la littérature, selon laquelle les écrivains doivent participer de façon active à la "libération de l'homme" et à la "transformation révolutionnaire de la société". Plusieurs hommes de lettres (parmi lesquels deux grands auteurs croates, Vladimir Nazor et Ivan Goran Kovacic) entrent dans la Résistance. Il faudra attendre les années 1950 pour que la littérature des pays ex-yougoslaves se débarrasse véritablement du carcan idéologique de la "pensée révolutionnaire unique".

(2) Sur la réception problématique des romans d'Ivo Andric dans le contexte politique que connaissent les pays ex-yougoslaves depuis le conflit de 1992, on consultera utilement l'article d'Enver Kazaz, "Egzistencijalnost/povijesnost Bosne : interpretacija u zamci ideologije" [Existentialisme/historicité de la Bosnie : interprétation dans le piège de l'idéologie], Novi izraz (Sarajevo), n° 10-11, hiver 2000 - printemps 2001, p. 120-136. Kazaz dénonce l'instrumentalisation de l'œuvre andricienne par les idéologies d'extrême droite (serbes et bosniaques) qui s'en servent pour appuyer leurs thèses nationalistes.

(3) Nous parlons notamment de la population musulmane.

(4) À preuve la grande querelle qui éclate entre intellectuels bosniaques après la publication de l'ouvrage collectif intitulé Andric i Bošnjaci [Andric et les Bosniaques], BZK Preporod, Tuzla, 2000. Il s'agit en fait des actes du colloque organisé un an auparavant dans la ville de Tuzla et dont l'objectif affiché était d'étudier "L'œuvre d'Ivo Andric dans le contexte social et historique". C'est parce qu'il a osé contester la validité scientifique des arguments déployés par les intervenants du colloque pour dénoncer l'"influence néfaste" des romans d'Ivo Andric sur l'élaboration du programme nationaliste serbe qu'Enver Kazaz (cf. supra, n. 2) a subi de violentes attaques des intellectuels "pro-bosniaques". Pour comprendre les critiques que ces derniers adressent à Andric, on consultera utilement l'ouvrage de Muhsin Rizvic, Bosanski muslimani u Andricevu svijetu [les Musulmans bosniaques dans l'univers d'Andric], Sarajevo, Ljiljan (Biblioteka Bosnica), 1995.

(5) La régression de la pensée critique, consécutive au conflit de 1992, n'est pas sans rappeler le climat idéologique qui règne après la Seconde Guerre mondiale : l'idée d'indépendance idéologique de l'artiste, dont Ivo Andric fut un des précurseurs, sinon l'initiateur, se trouve rejetée au nom d'une vision "engagée" et "utilitaire" du littéraire. Rares sont les intellectuels qui, à l'instar d'Enver Kazaz (cf. son article "Dijalog s tradicijom/tradicijama", "Dialogue avec la/les tradition(s)", Navi izraz, Sarajevo, n° 5, 1999, p. 107-1 18), dénoncent le danger qu'il y a à juger une œuvre littéraire en fonction des critères idéologiques hétéronomes, en négligeant sa dimension autoréférentielle et intertextuelle. Autrement dit, les œuvres littéraires authentiques ne prennent pas sens par rapport à un contexte politique national, mais s'inscrivent dans la tradition littéraire universelle.

(6) Il s'agit notamment de remettre en question les grilles de lecture purement esthétiques ou idéologiques comme étant également inaptes à saisir l'articulation la plus intime du littéraire et du politique : celle qui passe par la fabrication des représentations identitaires. Ce faisant, notre but n'est pas de dresser le portrait idéologique de l'auteur réel, encore moins de définir les éléments de sa vision politique : notre intérêt de chercheur est plutôt porté vers ce qui constitue l'originalité irréductible de chaque écrivain, c'est-à-dire sa philosophie romanesque. Pour plus de détails sur le rôle du littéraire dans la fabrication de représentations identitaires, on consultera utilement notre thèse de doctorat, intitulée la "Crise de l'identité nationale" et les figures de l'écrivain en France au tournant des XIXe et XXe siècles : de Paul Bourget à Marcel Proust : vers une définition moderne de "l''écrivain français", Atelier national de reproduction des thèses, Lille, 2002. En fait, Ivo Andric mène un combat idéologique analogue à celui qui a été mené par un nombre d'écrivains français au tournant des XIXe et XXe siècles, lorsque la France devient l'arène de luttes pour la définition légitime de l'identité nationale. Sa philosophie romanesque, bien que marquée par l'actualité historique et politique, renvoie à une quête épistémologique autrement fondamentale : il s'agit de dépasser les clivages idéologiques dominants et de penser l'identité nationale indépendamment des antagonismes sociaux et politiques. Grâce à cette conception très originale de la création artistique, considérée comme un moyen d'action idéologique à part entière, l'œuvre d'Ivo Andric est en même temps un magnifique plaidoyer pour l'autonomie intellectuelle de l'artiste.

(7) La revendication de l'autonomie idéologique du littéraire, affichée par des auteurs aussi différents qu'un Marcel Proust et un Ivo Andric, a trouvé une confirmation indirecte dans la théorie du "champ littéraire" élaborée par Pierre Bourdieu et ses disciples (Christophe Charle, Rémy Ponton, Alain Viala...). La théorie traditionnelle du "reflet", selon laquelle la littérature traduirait fidèlement les éléments de la réalité extérieure, cède sa place à la théorie du "prisme", selon laquelle les données textuelles ont besoin d'être décryptées et réinterprétées en fonction des rapports de force au sein du champ intellectuel. La particularité des auteurs comme Proust et Andric est que leur modernité sur le plan littéraire les amène à dépasser les clivages idéologiques dominants et à inventer de nouveaux modèles identitaires.


Quand Voix au chapitre lit
http://www.voixauchapitre.com/archives/2019/andric.htm