L'historien de l'art PANOFSKY (1892-1968) et l'iconologie

Présentation de Panofsky

Erwin Panofsky a étudié à l'université de Fribourg-en-Brisgau, à Berlin et à Munich. Il consacre sa thèse de doctorat à Albrecht Dürer en 1914. Il épouse l'historienne de l'art Dora Mosse (1885-1965).

Il devient avec Aby Warburg (1886-1929), qui a jeté les bases de l'iconologie, l'un des fondateurs de l'Université de Hambourg où il entre en 1921 comme chercheur, puis professeur d’histoire de l’art : il est au cœur du Cercle de Warburg, entré dans l’histoire de l’histoire de l’art également sous le nom d’École de Hambourg (Aby Warburg, Gertrud Bing, Ernst Cassirer, Fritz Saxl...).
L’identité urbaine du groupe fut mise en scène en 1928 dans une pièce intitulée Socrate à Hambourg : ou, du Bien et du Beau. On y voit le philosophe grec se promener parmi les belles maisons du quartier hambourgeois d’Eppendorf, en se demandant si les hommes d’affaires ont une âme. On découvrit plus tard que la pièce anonyme avait été écrite par Panofsky, sur le thème de l'influence du contexte urbain sur la culture.

En raison de ses origines juives, il est radié de l’université par les Nazis en 1933. Il émigre aux États-Unis, où il avait déjà fait plusieurs séjours. Selon Ernst Gombrich, il qualifiera cet épisode d'expulsion vers le Paradis terrestre.
C'est Londres qui contribuera à sauver l'Institut Warburg des nazis, dont la bibliothèque léguée par Warburg de 60 000 ouvrages (installée dans le quartier Bloomsbury).

Panofsky enseigne à l'université de New York et plus tard à l'Université de Princeton. Panofsky se fait connaître pour ses études d'iconologie dans un article publié en 1934 ; il publiera ensuite Les Primitifs flamands. Il analyse le tableau de Jan van Eyck, Le Portrait des époux Arnolfini, en repérant toute une série de détails qui connotent tous l'idée de mariage. La peinture est ainsi considérée, au-delà de son genre et de son sujet indiqués par son titre, comme une accumulation de signes indiquant une idée, à la manière d'un rébus, que l'on peut décrypter en connaissant les codes en vigueur à l'époque de sa réalisation, et également comme un ensemble de symboles qui participent d'un réseau d'associations mentales plus vastes.
Les recherches de Panofsky sur le symbolisme caché s'opposent, pour la méthode, à celles des historiens de l'art comme Henri Focillon qui ne s'appuient que de manière secondaire sur l'érudition, s'en tenant à l'analyse formelle et stylistique.

Présentation de l'iconologie

L'analyse d'un tableau relève de trois niveaux :
1. le niveau descriptif consiste à identifier les événements, les objets et les formes
2. l'analyse iconographique étudie le sujet de l'œuvre.
3. l'analyse iconologique vise la signification interne de l'œuvre, liée à son contexte, relevant de l'interprétation.

Extrait d'un article d'Édouard Barnoin, "À propos de Panofsky : iconographie, sociologie, théorie de l'art", Raison présente, n° 6, avril-mai-juin 1968

Les Essais d'iconologie ont mis vingt-huit ans pour venir jusqu'à nous, Architecture gothique et pensée scolastique (1) n'a fait antichambre qu'un peu moins de vingt ans. Mais déjà pendant leur absence ces œuvres nous hantaient : à l'occasion d'un article, dans une note discrète au bas d'une page, une allusion brusquement nous mettait en appétit. Le temps du festin est venu.

Disons tout de suite le plaisir qu'on prend à cette lecture : ce n'est pas d'abord, nous semble-t-il, un plaisir de connaissance ou d'érudition, mais un plaisir, qu'on nous pardonne, moins noble peut-être, mais plus vif : celui que donne la nouvelle policière. Panofsky le soupçonnait peut-être lui-même qui, à la fin d'Architecture gothique et pensée scolastique, (p. 130) se demande si le lecteur ne va pas comme le Dr. Watson écoutant Sherlock Holmes s'inquiéter : "Tout cela n'est-il pas un peu fantaisiste ?" À la vérité le lecteur n'est ni Watson, ni Hastings, et il a écouté ravi l'éblouissante démonstration, assez semblable par l'ingéniosité et la virtuosité, à ces conférences finales des détectives dans les romans policiers anglais. Cet aveu ingénu une fois fait, il faut juger : Watson aurait-il raison ?

L'iconologie ne descend pas du ciel ; elle a ses racines dans la vieille terre philosophique allemande. L'Institut Warburg enseigne la rigueur de la méthode historique, Ernst Cassirer et d'autres maintiennent la tradition kantienne. L'histoire de l'art en Allemagne est mêlée de philosophie. C'est dans ce milieu que se formera la pensée de Panofsky et, bien sûr, on aura beau jeu à déceler dans l'œuvre ultérieure tel ou tel présupposé, telle ou telle trace philosophique ; peut-être l'"origine" de cette pensée dessine-t-elle sa limite. Il n'est pas sûr non plus que ce soit là l'essentiel. Demandons-nous plutôt ce qu'est l'iconologie, si elle procure une connaissance et de quel type.

E. Panofsky distingue trois niveaux de signification de l'œuvre d'art. D'abord une signification primaire : l'œuvre représente des "objets naturels (tels que des êtres humains, des animaux, plantes, maisons, outils, etc.)" (2), de plus ces représentations ont des "qualités expressives" (par exemple "l'atmosphère intime et paisible d'un intérieur"). Ainsi est constitué "l'univers des motifs". Ceux-ci sont l'objet d'une description pré-iconographique, qui ne pose aucun problème particulier de méthode : l'expérience familière suffit.

Le niveau II est celui des significations conventionnelles : c'est par convention, c'est-à-dire par un choix de la culture, qu'un motif (par exemple "un groupe de personnages attablés selon une disposition et des attitudes déterminées") devient porteur d'une "signification secondaire" : reconnaître dans ce groupe la Cène c'est l'objet de l'iconographie. Ceci n'est possible que par la connaissance des thèmes ou concepts qui viennent investir d'un sens déterminé les motifs ; cette connaissance des thèmes n'est possible que par la connaissance des sources littéraires.

L'ICONOLOGIE

L'iconologie proprement dite, qui se distingue de l'iconographie, n'apparaît qu'au niveau III, celui des "significations intrinsèques" ou "contenus". Cette "signification intrinsèque" qui est le sens dernier de l'œuvre, ce au-delà de quoi l'historien de l'art ne peut aller, ne peut être dégagée que par une confrontation avec d'autres œuvres de culture, "documents portant témoignage sur les tendances politiques, poétiques, religieuses, philosophiques et sociales de la personnalité, l'époque ou le pays à l'étude" (3). Et Panofsky ajoute, à ce propos, que "réciproquement l'historien de la vie politique, de la poésie, la religion, la philosophie, des situations sociales, devrait utiliser dans le même esprit les œuvres d'art" ; remarquons qu'un souci semblable anime Pierre Francastel (4).

L'iconologie est donc beaucoup plus et autre chose que l'iconographie, simple discipline descriptive : elle est "une iconographie rendue interprétative"
(5). C'est la comparaison (des œuvres de culture, et non simplement des "motifs") qui rend possible l'interprétation, ou plus exactement qui la justifie, la vérifie. En effet l'interprétation d'une œuvre, c'est-à-dire la détermination de sa signification intrinsèque, est nécessairement dans un premier temps subjective (c'est une sorte de diagnostic) ; le danger est qu'elle le reste. S'il n'y avait pour garantir la vérité de l'interprétation que cette "intuition synthétique", dont Panofsky lui-même voit bien l'insuffisance, le Dr. Watson aurait toujours raison : n'importe qui peut "interpréter" n'importe quoi n'importe comment. Aussi faut-il une technique de la preuve : c'est la confrontation des significations intrinsèques supposées "d'autres documents culturels, historiquement liés" à l'œuvre étudiée, avec la signification de celle-ci. Ajoutons qu'après avoir distingué ces trois sphères de significations (I : primaires ou naturelles ; II : secondaires ou conventionnelles ; III : intrinsèques), Panofsky a soin de préciser qu'elles "se réfèrent en réalité aux aspects divers d'un phénomène unique : l'œuvre d'art en tant que totalité. De sorte que, dans l'œuvre effective, les méthodes d'approche qui apparaissent ici comme trois modes d'enquête sans relation mutuelle fusionnent toutes ensemble en un processus unique, organique, indivisible" (6). Sans doute cette prudence satisfait-elle l'esprit qui s'inquiète, à tort ou à raison, des dangers de l'analyse, mais l'essentiel n'est pas là. L'œuvre d'art est "totalité" ; oui, mais de quelle "totalité" s'agit-il ? Veut-on dire par là qu'elle est une forme qui donne sens et valeur à ces éléments ? Ce serait dire peu. De plus ce serait sans doute faux, car un tableau est plutôt un système de formes ou un combat de formes, qu'une forme proprement dite, une Gestalt. Faut-il entendre par "totalité" le produit d'un acte de totalisation qui rassemble et unifie dans le même objet une sensibilité, une expérience personnelles et une sensibilité et une expérience collectives, une culture ? Il semble bien que ce soit ainsi que Panofsky l'entende : parlant de la Cène de Vinci, il écrit : "Lorsque nous essayons de comprendre cette fresque en tant que document sur la personnalité de Léonard, ou sur la civilisation de la Renaissance italienne, ou sur un mode particulier de sensibilité religieuse, nous envisageons l'œuvre d'art en tant que symptôme de quelque 'autre chose', qui s'exprime en une infinie diversité d'autres symptômes ; et nous interprétons les caractères de sa composition et de son iconographie en tant que manifestations plus particulières de cette 'autre chose'." Et il ajoute que l'iconologie a pour objet "la découverte et l'interprétation de ces valeurs symboliques (en général ignorées de l'artiste, parfois même fort différentes de ce qu'il se proposait consciemment d'exprimer)"(7).

SYMPTÔME ET SYMBOLE

On voit ce que sont ici ces "valeurs symboliques" (expression empruntée à Ernst Cassirer) :
1°) des significations culturelles, c'est-à-dire, selon Panofsky, les expressions par des thèmes et des concepts spécifiques, en diverses conditions historiques des "tendances générales et essentielles de l'esprit humain" (8) ;
2°) des significations le plus souvent inconscientes.
Tout ceci appelle, bien sûr, un certain nombre de remarques.

On peut se demander d'abord si la distinction des trois niveaux est toujours valable ou si elle n'a de sens que pour l'art figuratif, comme le fait par exemple B. Teyssèdre dans un article de la Revue philosophique (9), reprenant une indication de Panofsky lui-même. En effet il n y a pas de significations conventionnelles (niveau de l'iconographie) "pour la peinture de paysage, de nature morte et de genre" du moins en Europe. On pourrait peut-être même se demander si l'iconologie n'est pas à ce point liée, par sa différence même, à l'iconographie, qu'elle ne puisse subsister sans elle, ou si, du moins, elle ne devient pas tout autre quand la couche iconographique fait défaut. Cela signifierait que le tableau des niveaux où Panofsky situe l'iconologie est comme l"'image" d'un certain champ artistique et que l'articulation des niveaux dit à sa manière (rigoureuse ou non, c'est une autre question) la structure de ce champ. Si le champ artistique changeait de structure (admettons que l'art moderne soit justement ce "changement"), il faudrait du même coup une autre "image" du champ, c'est-à-dire une articulation différente (B. Teyssèdre dans l'article cité propose quelque chose de ce genre) ; mais surtout l'iconologie proprement dite devrait sans doute recevoir un contenu différent, ou plus exactement se proposer une autre tâche. Nous voulons dire que si l'œuvre d'art moderne a effectivement une nature tout autre, si elle est, par exemple (cela est vrai au moins pour certaines productions) selon l'expression d'Umberto Eco, une "œuvre ouverte", il faut, pour dire la signification intrinsèque de cette nouvelle œuvre, une autre iconologie : non pas simplement ouverte à la nouveauté de l'"ouverture", comme catégorie artistique moderne, mais, si l'on peut dire ouverte elle-même, en dedans, non pas fermée, close sur un système de concepts (ceux utilisés par Panofsky par exemple) mais acceptant, mieux : produisant de nouveaux concepts. Il nous semble que le travail d'Umberto Eco est un bon exemple de cette iconologie de l'ouverture, ou plutôt de l'ouverture de l'iconologie.

La seconde remarque qu'appelle le texte cité plus haut porte sur les deux termes "symptôme" et "symbole". Bien sûr ces termes sont "importés" de la philosophie dans l'iconologie (10) et ils viennent d'horizons philosophiques différents, mais ici ils s'unissent : l'œuvre d'art est "symptôme" parce qu'elle porte une "valeur symbolique". Disons, si l'on veut, que le symptôme et le symbole sont comme le signifiant et le signifié. Est-ce dire que l'œuvre d'art est un signe ? Non, en tout cas ce n'est pas ce que dit Panofsky ici ; le texte est net : Panofsky ne définit pas l'œuvre d'art en elle-même, mais seulement l'œuvre d'art considérée du point de vue de l'historien de l'art. "Lorsque nous essayons de comprendre cette fresque en tant que document..." ne veut pas dire que cette fresque est un document. D'autres n'ont pas toujours cette prudence et la faute de méthode peut se redoubler en contre-sens théorique. De même envisager "l'œuvre d'art en tant que symptôme" n'est pas affirmer que l'œuvre d'art est symptôme. Il faut insister sur ce point car il s'agit là de tout autre chose que d'une nuance ; la pensée ici doit faire un choix : ou bien elle considère que l'œuvre d'art peut, mais seulement dans une intention définie et à partir d'un point de vue déterminé, être traitée comme un signe, et alors ce n'est même pas une comparaison, c'est simplement la condition objective de possibilité de la sociologie de l'art ou de l'iconologie ; ou bien, au contraire, elle cède à la métaphore : l'œuvre d'art est un signe. On devine les conséquences désastreuses de cette confusion ; une métaphore prise à la lettre ne peut être un concept, on peut y croire, on ne peut la penser, vraiment, sans contradictions.

Le texte suggère une troisième remarque : la signification intrinsèque n'est pas en général connue de l'artiste, le sens immanent à l'œuvre demeure inconscient. Aux yeux du sociologue c'est sans doute l'apport le plus intéressant de Panofsky : qu'on lise, par exemple, de Pierre Bourdieu "Champ intellectuel et projet créateur" (Les Temps modernes, n° 246, novembre 1966) et sa postface à sa traduction d'Architecture gothique et pensée scolastique. Il ne s'agit pas, bien sûr, d'un inconscient individuel, encore qu'il semble bien que l'iconologie doive nécessairement le rencontrer sur son chemin, comme on peut le soupçonner en lisant l'admirable étude consacrée à Piero di Cosimo dans les Essais d'iconologie ; ce que Panofsky exhibe c'est un "inconscient culturel" pour parler comme le sociologue (cf. P. Bourdieu, article cité, p. 896). Cela ne serait rien si c'était seulement la constatation de la présence d'une même signification dans les différents produits d'une culture : politiques, religieux, littéraires, etc. On serait alors tout près de Hegel et de "l'esprit de l'époque". C'est d'ailleurs une façon de comprendre Panofsky : le Zeitgeist est alors la "valeur symbolique" identique à soi qui "s'exprime" dans la diversité infinie des "symptômes". Ainsi dans l'article cité (p. 337) B. Teyssèdre, proposant pour son propre compte, comme nous l'avons signalé, une autre articulation des actes d'interprétation, écrit, parlant des principes sous-jacents aux "idées" et aux "formes", qu'"ils expriment la Weltanschauung d'une nation, classe, période, que manifesteraient d'autre façon leur pratique politique ou juridique, leurs idéologies philosophiques, morales, religieuses, leur théorie scientifique, et dont le fondement serait un fait social total". Laissons de côté la dernière référence à M. Mauss, retenons seulement la fameuse Weltanschauung dont la critique a été si souvent faite. On est très près par exemple de la notion d'homologie des structures de Lucien Goldmann (11). On sait le vice de ses conceptions : elles constatent, ou même à la rigueur supposent l'identité du sens, mais ne la "produisent" pas, ne l'engendrent pas. Ici l'empirisme de la constatation des ressemblances ou homologies et l'idéalisme de l'expression de la Totalité se confondent : l'un constate, l'autre décrète, ni l'un ni l'autre ne rendent raison. Panofsky le fait. (...)

(voir la suite de cet article de Barnoin Édouard : "À propos de Panofsky : iconographie, sociologie, théorie de l'art", Raison présente, n° 6, avril-mai-juin 1968)


(1) Erwin Panofsky :
- Essais d'iconologie, trad. de l'anglais par C. Herbette et B. Teyssèdre, Gallimard, coll. "Bibliothèque des sciences humaines", 1967.
- Architecture gothique et pensée scolastique, Éditions de Minuit, coll. "Le sens commun", traduction et postface de Pierre Bourdieu, 1967
(2) Essais d'iconologie, p. 17.
(3) P. 29
(4) Cf. Pierre Francastel, La Réalité figurative : éléments structurels de sociologie de l’art, éd. Gonthier, 1965, chapitre I, "Art et Sociologie", en particulier p. 57.
(5)
Essais d'iconologie, note p. 22.
(6) P. 30
(7)
P. 21
(8) P. 29
(9) Bernard Teyssèdre, “ICONOLOGIE : réflexions sur un concept d'Erwin Panofsky”, Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, vol. 154, 1964
(10) Essais d'iconologie, p. 21 : dans une note, B. Teyssèdre donne tous les renseignements historiques nécessaires.
(11) Lucien Goldmann, Pour une sociologie du roman, Gallimard, 1964, en particulier pp. 26,27,28.


Quand Voix au chapitre lit L'affaire Arnolfini :
http://www.voixauchapitre.com/archives/2019/arnolfini.htm