Nul symbolisme caché dans la figure de sainte Marguerite, dans la chandelle qui lui est dédiée et dans le décorum de la chambre : juste la représentation de rites en usage à l'approche d'un accouchement dans l'Europe du Nord au premier tiers du XVe siècle. Cette chambre est la chambre d'une femme sur le point d'accoucher. Pour nous, qui savons que la revenante ne peut pas être enceinte, ces indices laissent supposer qu'elle l'a été, et que c'est de l'avoir été qu'elle est morte. Un dernier motif semble corroborer cette hypothèse.
Suspendue par une fine cordelette à un clou planté dans le mur tout contre la figure de Marguerite, la brosse atteste à première vue les vertus domestiques des Flamandes, la netteté légendaire de leurs demeures. Mais la présence de l'apparition engendre ici encore un dédoublement du sens : quelque fonction qu'on assigne à cet objet, quelque nom qu'on lui donne (balai, balayette, brosse à épousseter, brosse à habits), on ne peut empêcher qu'il renvoie aussi à la poussière, et la poussière à la mort.
Côte à côte, donc, la sainte patronne des femmes en couches et une évocation de nos "os devenus cendre et pouldre". Si, comme l'affirme Erwin Panofsky, il ne subsiste dans l'univers de Van Eyck "aucun résidu d'objets non signifiants ni de symboles non déguisés (1)" (particulièrement, ajouterai-je, dans cette partie de la chambre où se manifeste l'apparition), alors la contiguïté de cette figure et de cet objet nous enseignerait que dans cette hambre était une femme en gésine et que cette femme en est morte. Éclampsie, hémorragies, embolies de toute sorte, placenta prævia, rupture utérine, hématome rétroplacentaire, les causes ne manquent pas, toutes incurables en ces temps d'effrayante mortalité maternelle. Elle est morte brutalement, sans avoir pu recevoir les sacrements ni faire acte de contrition, et elle connaît au purgatoire le sort commun à toutes les femmes mortes en couches, qui est d'y séjourner pour un temps plus ou moins long selon ce que fut leur vie : un temps que seuls peuvent écourter les suffrages des vivants.
La troisième chandelle est minuscule. Je ne l'aurais jamais aperçue si Lorne Campbell n'en avait pas mentionné l'existence (2). Elle est située, comme la chandelle morte, du côté de la femme, sur la bobèche la plus proche du mur. On ne voit pas sa mèche. Seul se détache, sur le fond ocre du mur, un bref cône de cire blanche dans l'entrelacs formé par la superposition des branches du chandelier. Pas de coulure de cire sur le cuivre : elle n'a jamais brûlé car personne ne l'a jamais allumée. Cette petite chandelle, c'est l'enfant mort en même temps que sa mère - l'enfant mort avant même d'être né.


(1) Panofsky, Erwin, Early Netherlandish Painting (Harvard University Press, 1953. Traduction française : Les Primitifs flamands, Hazan, 2012, p. 327.
Ouvrage de référence et magnifique ouvrage, même si la documentation (en particulier sur le tableau) a considérablement évolué depuis 1953. Toutes les citations de Panofsky proviennent de l'édition française..
(2) Campbell, Lorne, The Fifteenth Century Netherlandish Paintings (National Gallery Catalogues, 1998), p. 187.
Le tableau a droit dans cet ouvrage à une notice de trente-huit pages et de trois cent douze notes, véritable gisement d'informations où j'ai puisé la quasi-totalité de la documentation.


Jean-Philippe Postel
L’Affaire Arnolfini,
Actes Sud, 2016
Extrait du chapitre IV "Hernoul-Le-Fin avec sa femme", p. 104-106

 

 


Quand Voix au chapitre lit L'affaire Arnolfini :
http://www.voixauchapitre.com/archives/2019/arnolfini.htm