James Joyce
Ulysse


Mon français est comme ci, comme ça - sans être des pires, il n'est pas le meilleur - il me suffit pour l'usage courant. Mais lorsque le hasard m'a mis entre les mains la traduction de l'Ulysse, de Joyce, je me suis vu dans la situation de la majorité de l'intelligentsia polonaise, incapable de pénétrer plus avant dans un ouvrage dont la version française a exigé le travail de tout un comité de sages ; loin en effet de faire comme tout roman qui se respecte emploi de la langue, Ulysse baigne entièrement dedans, rattaché à elle par des liens organiques, ouvrage implanté dans sa langue même et par elle créé. L'usage courant d'une langue inculquée dans mon enfance par une gouvernante ne saurait à lui seul vaincre de telles embûches. Voilà comment tout en suivant le texte au petit bonheur, j'ai pu flairer de loin en loin ce qu'il y avait dedans, connaissance bien sommaire pour pouvoir suggérer d'emblée l'urgence d'une traduction.

Cependant, même ce coup de lèche-vitrine furtif a déjà pu me donner comme une idée de la qualité du plat et il me plaît de constater que ma langue a goûté des saveurs délectables. On n'a pas ici affaire à un enfileur de mouches, et moins encore à un fabricant de bouquins, mais à un homme doublé d'un artiste qui avance au pas même de son époque et sans doute la précède, un homme qui sait nous parler le langage essentiel du temps présent. On assiste dans Ulysse au travail réel d'un authentique créateur qui puise dans les substances les plus neuves que la vie et la science contemporaines puissent nous offrir.

Ce seul élément de véritable innovation, essentiel et de haut parage, devrait suffire à piquer au vif nos traducteurs, eux qui, pour la énième fois font paraître des versions améliorées de tel ou tel roman, en se bornant, au mieux, à enrichir l'histoire littéraire au lieu de s'enrichir eux-mêmes et nous avec, en offrant au public ce terrible et sinistre bouquin que les uns considèrent comme le dernier cri de la mode, les autres comme le dernier cri du genre humain. S'il existe aujourd'hui quelque chose dont nous avons un urgent besoin, c'est bien une dose massive d'authentique nouveauté ! Qui donc pourrait nier que les récents ouvrages de tant de nos écrivains, tout pleins de talent d'ailleurs, sentent quelque peu le ranci ? Quant aux goûts et réactions de la masse des lecteurs, ils exhalent tout bonnement une odeur de cadavre parfaitement momifié.

Si dans les romans en question, il arrive que l'intrigue varie, rien ou presque ne change à vrai dire quant à son traitement. Comme au bon vieux temps, nos écrivains ressortent toujours la même chanson dont seul l'argument varie, ce qui dit bien monotonie nous nous traînons à la queue des événements, estimant sans doute que Stabilité et Solidité sont les deux mamelles de nos lettres. Joyce, lui, saurait bien injecter à ces auteurs une dose d'élasticité, inculquer à ces organismes paresseux l'art de s'adapter, de se réformer et leur inspirer enfin pas tant de l'inspiration que, plus simplement, de la vigueur. Quelle puissante invitation à une petite révolte intérieure, à un examen de notre être intime !

Or, en scrutant ici et là les alentours, qu'apercevons-nous? Que nos gens de lettres, s'ils examinent avec autant d'empressement que de vigilance les métamorphoses du monde extérieur, se soucient comme d'une guigne des changements qui modifient leur propre mentalité.

Il est rare que l'artiste consacre à sa propre analyse le temps qu'il faut: la plupart se contentent de nous fabriquer un livre honnête et conforme à des critères d'esthétique et de morale définis d'avance. Presque jamais l'auteur ne s'animera lui-même et n'agira à la place de ses héros comme un être vivant ; ne sachant pas comment parler de ses problèmes, il nous occupe avec ceux de ses personnages. Il semblerait quelquefois que nos écrivains soient les principaux responsables de l'actuel marasme. S'il s'agit de l'homme de la rue, la vie même se charge en effet d'en tirer une nouvelle voix, un nouveau geste, une nouvelle attitude ; au moins une fois l'an, il lui faut - même contre son gré - accomplir quelque chose d'original et qui lui appartienne en propre, un acte que ses aïeux n'auraient jamais imaginé. La vie nouvelle engendre l'homme nouveau ; mais bien davantage que l'homme de la rue, l'homme de lettres demeure prisonnier des formes anciennes, qu'il soit de droite ou de gauche, il restera un classique toujours attaché à la tradition, n'osant pas dépouiller les vieux canons, schémas et clichés variés que lui ont légués ses parents et grands- parents. Et tout le monde sait que nous sommes beaucoup moins raides en parlant que lorsque nous nous mettons à écrire.

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À l'écrivain polonais qui n'a jamais empoigné sa propre personne pour en faire quelqu'un de pittoresque et de vivant, à lui, incapable d'enrichir sa sensibilité afin qu'elle s'affirme comme un élément créateur de son époque, une injection de Joyce ferait certes le plus grand bien.

Ulysse est en effet un bouquin tout tendu en avant et s'il lui arrive de regarder en arrière, c'est pour repartir avec d'autant plus de violence vers l'avenir. Nous ne manquons finalement pas de grands créateurs, capables de nous affirmer, consolider, sceller et enfermer dans le cercle de leur philosophie, mol oreiller où notre naturel passif ne tardera pas à s'assoupir. Mais combien sont-ils ceux qui, ayant la puissance de James Joyce, savent nous révolter avec autant de vigueur ? Malaxer et masser notre sensibilité au point de nous imposer une vision entièrement différente de l'homme et de l'univers ? Eh bien, puisque nous renonçons à nous livrer nous-mêmes à cette gymnastique, invitons chez nous le masseur de génie, car bouger n'a jamais fait de mal à personne. "Pas mal, ce bouquin", dites-vous, "mais bien ennuyeux, et d'un difficile !" Justement ! Il y a dans Ulysse quelque chose qui oblige tout simplement à élever la barre : l'obstacle absolu qui refuse toute concession, le niveau si élevé qui n'est point celui du lecteur, mais de l'artiste. Qu'il est rare de rencontrer un Esprit de cette envergure, un démon, non pas de l'art appliqué, mais de l'art pur !

Mais voilà, chez nous la mode est de considérer Ulysse comme un ouvrage dur à digérer, et il n'est pas jusqu'aux plus raffinés de nos intellectuels qui ne traitent de snob à la manque celui qui, fut-ce à mi- voix, ose alléguer le contraire. Je crois quant à moi qu'il faut mettre des jugements aussi sévères sur le compte de barrages linguistiques. En effet, perçu par le lecteur anglais sans obstacle dans sa langue natale, là où le moindre mot plonge immédiatement dans son âme, le texte d'Ulysse doit s'assimiler sans problème. Mieux encore, c'est précisément la perfection et la puissance de ce style complexe qui nous fait, malgré tout, com-prendre dans sa généralité la suprême qualité du livre, encore que le maudit gouffre entre les deux langues nous interdise un contact plus intime. Il est gênant de savoir que quelque part là-bas, à l'étranger, vient de naître une méthode inconnue de sentir, de penser et d'écrire dont l'existence rend nos méthodes parfaitement anachroniques, et de se dire que seuls des obstacles purement techniques nous empêchent d avoir une connaissance profonde de tant d'inventions nouvelles.

Traduit par Allan Kosko
Kurier Poranny
, Varsovie, 1937, n° 16
Varia I, Christian Bourgois, 1978,1995
repris dans La patience du papier, Christian Bourgois, 2019

 

 

Quand Voix au chapitre lit Gombrowicz : http://www.voixauchapitre.com/archives/2019/gombrowicz.htm