Kadaré
enseigne la littérature à Tirana : témoignage d'un
étudiant Janvier
1970 La rencontre directe avec Ismail Kadaré, pour nous -étudiants de dernière année en Lettres de la faculté de philologie de Tirana - était une rare et heureuse occasion de se réjouir. Dautant plus quelle était inattendue. Cette rencontre, en fait, sest tenue dans une situation très particulière, où lambiance était très dépressive. Cétait le temps où linfluence, les méthodes et le style de la révolution culturelle chinoise sinsinuaient dans tous les domaines de la vie et étaient mis en uvre à lintérieur des programmes denseignement de lécole albanaise. Deux ans plus tôt, les programmes de la faculté de Lettres avaient vu apparaître une nouvelle matière : la littérature chinoise. Son entrée avait limité lespace des autres littératures en place, spécialement celles de lAntiquité gréco-romaine et de lEurope. Malheureusement, il ne sagissait pas de la vraie littérature chinoise avec ses grands auteurs que lon connaît. Dans cette nouvelle matière, on nous enseignait seulement trente-six cours qui glorifiaient les poèmes de Mao Tsé Toung, écrits pendant et après la Grande Marche. Les leçons de la littérature chinoise étaient dispensées par le professeur Xuo Huan, venu spécialement de luniversité de Pékin pour enseigner cette matière. Notre infatigable professeur portait luniforme vert, typique dun garde rouge de la révolution culturelle. Il ne cessait de parler en faisant des dithyrambes sur la littérature révolutionnaire chinoise et il noubliait jamais de rappeler, à chaque fin de cours, que le sommet de cette littérature chinoise de tous les temps était les poèmes du Grand Timonier : le président Mao Tsé Toung. En 1970, après les vacances de Nouvel An, nous avions appris avec surprise que la littérature chinoise cessait de faire partie des programmes de la faculté. Pour ce fait, bizarrement, aucune explication navait été avancée. Enfin, les poèmes du camarade Mao étaient tombés dans le silence et le professeur Huan fut oublié rapidement. Alors que nous étions libérés de cette matière que nous naimions pas, nous fûmes avertis quune nouvelle matière venait dêtre ajoutée au programme scolaire. Et, cette nouvelle matière aurait comme professeur lécrivain Ismail Kadaré. Elle se nommait : Littérature moderne ! Cétait la première fois, dans lhistoire de cette faculté et dans le monde littéraire albanais, que lon entendait parler dune telle matière. En plus, le professeur de cette nouvelle matière était un nom fulgurant de la littérature albanaise et aussi une idole pour les jeunes milieux littéraires. Cette nouvelle matière et le nom de lenseignant étaient imprévus et nous remplissaient de curiosité. Surtout dans ce climat dune terrible xénophobie (résultante de la révolution culturelle en Chine), quand des grands auteurs de la littérature mondiale comme William Shakespeare, Friedrich Von Schiller, Henrik Ibsen, Guy de Maupassant, Robert Burns, Émile Zola, Théodore Dreiser, Erich Maria Remarque, etc., étaient interdits, retirés des bibliothèques et des programmes des textes scolaires. Pour nous, les étudiants en lettres, il était incompréhensible dimaginer larrivée dune telle matière, juste au moment où le pays senflammait dans le combat contre linfluence de la culture étrangère, bourgeoise et révisionniste. Évidemment, cette matière était complètement inconnue et lintérêt quelle suscitait, à cause du manque absolu dinformation, nous laissait plutôt perplexes et anxieux. Vivant dans une société très isolée, la plupart dentre nous navaient pas même lidée quune telle matière existait. En fait, à part la littérature antique (grecque et romaine) et quelques auteurs occidentaux, dits du « réalisme critique » (de la fin du xixe siècle), nos cours de littérature consistaient en létude de la méthode et des auteurs du réalisme socialiste stalinien soviétique et, bien sûr, albanais. Cétait pour cette raison que le premier cours dIsmail Kadaré et ceux qui le suivirent provoquèrent un vrai choc parmi nous : un choc accompagné démotions, de débats, de chuchotements et de suppositions inattendues... Je pense que la nouvelle matière navait pas été choisie et approuvée au hasard par les autorités. Le but du décanat et de la chaire de littérature moderne était sans doute que nous, les étudiants, ayons la possibilité de connaître la perversité, la décadence et limmoralité de celle-ci en la confrontant avec les valeurs de la nouvelle littérature du réalisme socialiste, bien sûr supérieure, humaine et parfaitement saine moralement. Dans cette logique, je pense que notre rencontre avec cette « bête sauvage » était censée provoquer le rejet, le mépris et la ferme condamnation. Dautant plus que ce refus était une nécessité pour notre mission, en tant que futurs professeurs chargés denseigner la littérature révolutionnaire et déduquer la nouvelle génération. Mais le risque était de ressentir leffet inverse. Que la connaissance des uvres et des auteurs de la littérature « décadente » puisse susciter dans nos esprits, à la place de la haine, un sentiment dattirance et, pourquoi pas, dune profonde sympathie. En fait, cette « bête monstrueuse » a été présentée par notre professeur Ismaïl Kadaré dune manière telle quelle laissait à la majorité dentre nous non seulement la surprise vibrante, mais aussi le sentiment davoir découvert un mystère, accompagné des émotions de la découverte dune « fée endormie »... Souvent, personnellement, je minterrogeais sur les raisons du choix porté sur Ismaïl Kadaré, en tant quenseignant dans cette matière. Pour quelle raison Ismaïl Kadaré avait-il été nommé à ce poste, alors quil y avait des écrivains connus pour leur militantisme dans la littérature du réalisme socialiste ? En plus, Kadaré, malgré toutes les louanges, était « vu dun mauvais il ». Je pensais que probablement la critique lavait classé comme auteur moderne, mais cette idée mapparaissait absurde. Alors ? Personne ne pouvait apporter de réponse à mon questionnement. Dans cette nébuleuse de doutes, de questions et de curiosités, une chose était vraie. Le regard critique porté sur la littérature moderne par le professeur Kadaré ne faisait pas preuve de vigilance ni dun engagement militant pour démasquer la perversité de la littérature occidentale. Ce qui me faisait penser cela, cest que pendant les cours il passait la plupart du temps à parler de la vie des auteurs et du contenu de leurs uvres. En fait, ses explications des uvres décadentes exprimaient non pas le désir de les critiquer, mais au contraire une certaine sympathie et lutilisation de la « langue dÉsope » : je voyais clairement quil voulait passer des idées à travers les mailles de la censure. À mon avis, le sous-entendu des cours données par Kadaré, même si cela nétait pas explicite, était pour nous, les étudiants attentifs, un message codé. Ce message sous-entendait :
Jimaginais ce message en regardant mon professeur à son bureau. Derrière ses lunettes, je voyais son regard ironique et aigu. Sa parole nous hypnotisait. Je dis « hypnotiser » et cétait vrai, parce que nous nous trouvions projetés dans un autre monde. Pour la première fois, figés et bouche ouverte, nous entendions parler dauteurs et duvres telles quUlysse de James Joyce, Le Procès et La Métamorphose de Franz Kafka, Rhinocéros dEugène Ionesco, LÉtranger dAlbert Camus etc. On entendait parler de la philosophie de Friedrich Nietzsche, de la psychanalyse de Sigmund Freud, de lexistentialisme de Jean-Paul Sartre, du roman moderne, du flux de conscience, de l« anti-héros », du roman absurde... Une partie dentre nous éprouvait plus quune troublante découverte : un sentiment bouleversant. Une joie intérieure, issue de la rencontre avec un autre monde littéraire. Avec des personnages qui étaient totalement différents de ceux que nous étudiions dans les autres cours. Cétait un choc de connaître une autre morale, un nouvel art, une autre culture inconnue. La rencontre et la connaissance de personnages, fervents ennemis, totalement contraires par leurs idéaux à ceux que nous avions lhabitude de côtoyer dans nos cours et dans la vie quotidienne. Quelquefois, Ismaïl Kadaré sortait du thème des cours et nous donnait des informations, des références ou un regard critique sur luvre des auteurs « décadents » albanais. Il sagissait des auteurs qui nétaient plus en vie ou qui avaient fui à létranger, juste après larrivée du régime communiste. Une fois, il nous a parlé dun drame publié depuis peu de temps à Rome, intitulé Les Racines, dErnest Koliqi, un écrivain albanais exilé en Italie. Son sujet était hallucinant et a produit en nous leffet dun choc profond. Le sujet, résumé, était :
« Voici donc, une autre uvre réactionnaire et provocatrice contre lAlbanie athée » nous expliquait Ismaïl Kadaré, sans cacher son ironie. En fait, daprès ce que je compris, le message transmis par cette brève information critique du professeur avait un contenu complètement différent, un contenu contraire à ce quil avait énoncé, parce quil utilisait dans son langage et son attitude une méthode à des fins positives, pour nous transmettre un message essentiel quil fallait décrypter comme suit : la religion ne pouvait pas être déracinée du cour des croyants, malgré la violence et la terreur exercées contre le peuple. En réalité, la destruction des églises et des mosquées nétait rien dautre que des réussites anormales et provisoires pour le régime. Sans doute arriverait un jour où elles seraient reconstruites à nouveau* Vasil Qesari *Une telle prophétie a également été exprimée quelques années plus tard par dom Pjeter Mashkalla (1901-1987), un prêtre catholique martyrisé par les communistes, qui avait prédit : « Tôt ou tard la même jeunesse qui a détruit construira de nouveau les églises et leurs clochers. Je suis convaincu que ceux qui les ont rasés vont les reconstruire à nouveau avec leurs bras. » Quand Voix au chapitre lit Ismail Kadaré : http://www.voixauchapitre.com/archives/2019/kadare.htm
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