DEUX DÉCLARATIONS DE KADARÉ
QUI DÉCIDE DE QUITTER L'ALBANIE

A Paris, le 22 octobre 1990
au
Président de la République populaire socialiste d'Albanie (Ramiz Alia)

Ma décision de quitter provisoirement notre pays n'a pas été prise à la légère. Mais j'ai la conscience parfaitement tranquille. A plusieurs reprises, oralement ou par écrit, je vous ai exprimé ouvertement le fond de ma pensée. Dans la lettre que je vous ai adressée le 3 mai de cette année et surtout au cours de notre long entretien de février dernier, je vous ai dit sans ambages que le peuple albanais a un besoin pressant de mieux-être économique et de démocratie. Véritable démocratisation de la vie publique, renonciation à la violence, libération des prisonniers politiques, din de l'isolationnisme et de la défense de Staline, restauration de la liberté des cultes et de la liberté d'expression : voilà quelques-uns des impératifs que je vous ai exposés en détail au cours de ce printemps. Ils sont le prolongement logique de ce que j'ai exprimé et défendu dans mon œuvre depuis nombre d'années, tout comme ma décision de quitter notre pays. A ce propos, je tiens à préciser que mon œuvre restera telle qu'elle fut écrite en Albanie même, sans modifications ni retouches : quoi qu'en disent les détracteurs, voilà qui témoignera que les valeurs engendrées dans ce pays, y compris en des temps difficiles, demeurent incontestables.

Au printemps dernier, comme la grande majorité des Albanais et comme une partie des nations du monde, j'ai cru avec confiance que vous procéderiez à la démocratisation du pays, vous assurant ainsi la gratitude de notre peuple jusqu'à la fin de vos jours. Mais il semble que des forces obscures ou une zone de votre propre conscience vous aient incité à faire le contraire de ce que vous aviez promis. Et il est advenu ce que l'on sait : la violence policière, les assassinats, une immense déception.

J'ai décidé de quitter notre pays du jour où j'ai été convaincu que mes efforts d'intellectuel en vue de favoriser un adoucissement du régime se révélaient vains. Dès lors, je ne pouvais plus continuer à participer à cette parodie de démocratie ni contribuer à perpétuer l'illusion.

Vous disposiez encore au printemps dernier de toutes les cartes pour entamer une ère nouvelle dans l'histoire du peuple albanais. Mais vous vous êtes dérobé à cette formidable opportunité. Je garde pourtant espoir que vous saurez saisir la dernière chance qui vous reste d'éviter l'effusion de sang. Pareille issue serait une catastrophe pour le peuple albanais, aussi bien, à l'intérieur que hors de ses frontières où elle comblerait d'aise ses ennemis. L'Histoire vous reconnaîtrait un immense mérite pour avoir su l'éviter.

J'espère que vous finirez par entendre la voix de la raison et c'est animé par cet espoir que je vous ai dit en commençant cette lettre que je quittais provisoirement l'Albanie. Si l'Albanie devient une démocratie authentique, je rentrerai aussitôt au pays. Je tiens à bien préciser ici que je rentrerai non pas après un renversement de régime, mais après qu'aura été entamé un véritable processus de démocratisation.

Les gens ou cette zone de votre propre conscience qui vous ont persuadé que le courant démocratique fomenterait votre renversement ignorent tout des aspirations et de l'intelligence politique dont l'expérience d'un très long drame a doté le peuple albanais.

Les Albanais dans leur ensemble, aussi bien ceux qui vivent dans nos frontières que ceux du Kosovo, en Yougoslavie, n'ont jamais eu les yeux aussi dessillés qu'aujourd'hui. Jamais plus le peuple albanais ne pourra être abusé par aucune de ces doctrines ou théories qui ont été utilisées jusqu'ici pour justifier la pauvreté et l'absence de démocratie dans laquelle il vit. A présent, les Albanais sont devenus conscients qu'ils forment l'un des peuples les plus anciens d'Europe et qu'à ce titre ils méritent un destin meilleur. L'Albanie possédait tous les atouts pour devenir l'un des pays les plus prospères et les plus libres du continent ; or, non seulement elle ne l'est pas devenue, mais, par un sinistre paradoxe, et comme pour parachever sa tragédie, on Fa arrachée à dessein à la famille des peuples d'Europe.

Lors de notre entretien de février dernier, quand la discussion a porté sur le point de savoir s'il fallait ou non accorder aux paysans le droit de posséder des têtes de bétail, je vous ai indiqué qu'en Albanie, ces derniers temps, une accusation terrible était formulée contre le régime : l'appauvrissement volontaire de la population. Aux yeux de ceux qui la formulent, le socialisme appauvrit sciemment les gens pour les dominer d'autant plus facilement. Tout en contestant les termes de cette accusation, vous avez accepté, quelques jours plus tard, d'accorder du bétail aux paysans, mais vous vous en êtes tenu là. Au demeurant, le gouvernement s'est gardé d'exprimer la moindre autocritique sur son comportement absurde et n'a pas révoqué les individus qui portent une lourde responsabilité dans ce monstrueux projet de misérabilisation. Le refus de reconnaître ses erreurs, l'ignorance du repentir et de la compassion sont parmi les traits les plus inhumains d'un régime ; et dire que le socialisme se targue d'être le plus humain de tous !

Partout où ils résident de par le monde, tous les Albanais sans exception se demandent ce qui empêche l'équipe au pouvoir dans ce pays de discerner ce qui saute aux yeux d'eux tous, citoyens ordinaires. Si la question ne vise qu'assez rarement la plupart des autres diri-géants, c'est que nul ne se fie à leurs capacités ni à leur sens moral. En revanche, on se la pose très souvent vis-à-vis de votre propre personne. Et dans l'impossibilité où sont les gens de trouver une autre explication, voici qu'on se met à ajouter foi à une hypothèse qui se répand partout comme une rumeur : on aurait laissé des choses écrites pour vous faire chanter et vous obliger à mener une politique déterminée à l'avance ; bref, on vous aurait lié les mains. Toujours selon cette même hypothèse, ces moyens de chantage seraient déposés quelque part en Albanie, ou bien entre les mains d'une puissance étrangère hostile, intéressée à la ruine de la nation albanaise. Personnellement, une telle interprétation me laisse incrédule, mais le fait qu'elle ait cours révèle on ne peut mieux l'aspect irrationnel et antihistorique de ce qui se passe de nos jours en Albanie. Ce non-sens, à contre-courant de l'Histoire, ne saurait durer.

Pour avoir rédigé une pareille lettre, ou pour avoir quitté ce pays, une tradition fâcheuse veut que vous puissiez me présenter comme un traître, un agent de la bourgeoisie mondiale, etc., mais chacun sait que vous n'y gagneriez rien.

C'est avec une profonde amertume que je pars. Pour rien au monde je ne voudrais que ce départ soit cause de troubles, et encore moins de désordres et de violences. Je souhaiterais tout faire, au contraire, pour que les Albanais oublient enfin la haine qui les a tant accablés, se tendent mutuellement la main en signe de réconciliation, connaissent enfin la tolérance, la générosité, renoncent à l'action violente et à l'esprit de vengeance qui ne sait engendrer que de nouveaux crimes. Le peuple albanais a plus que jamais besoin de connaître une nouvelle vie. Mais, à la veille de cette ère nouvelle, il a aussi plus que jamais besoin d'un temps de repentir, d'élévation et de purification spirituelles. Mais cette purification, cette harmonie intérieure ne peuvent être atteintes tant que tout un contingent d'individus irresponsables tiennent encore entre leurs mains les rênes du pouvoir. Ce contingent d'individus non civilisés, sauvages et serviles, carriéristes et analphabètes, conseillers notoirement antialbanais, sadiques, au cerveau atrophié, ne correspondent plus à notre époque et sont indignes de notre pays. C'est pourquoi la population en est exaspérée ; c'est pourquoi elle perd patience et vit en permanence dans un profond malaise. Cette hypothèque intolérable continue d'élargir le fossé entre le peuple albanais et ceux qui le dirigent.

Le refus des concepts de liberté et des droits de l'homme, l'irrespect avec lequel est traitée la nation albanaise et, à l'opposé, le culte effréné du marxisme-léninisme, des slogans comme "les Albanais sont prêts à manger de l'herbe mais ils continueront à soutenir cette doctrine", la défense de Staline et, par-dessus tout, vos conceptions absurdes et anticonstitutionnelles de la légitimité du pouvoir ne constituent qu'une partie de cette sinistre hypothèque. Quand vous déclarez que vous êtes "prêts à défendre le pouvoir, fut-ce en versant le sang", ne voyez-vous pas qu'une pareille déclaration est irrecevable sur le plan du droit universel et place son auteur en situation de hors-la-loi ? Voilà pourquoi les gens sont en droit de penser que la véritable signification de ce slogan n'est autre que : "Nous défendrons nos postes et nos privilèges, fut-ce en versant le sang" !

La nation albanaise a un besoin pressant de s'intégrer à l'Europe. Elle a compris depuis longtemps qu'elle ne pouvait être maintenue à l'écart, telle une orpheline, mais qu'elle devait se lier au plus tôt à la famille des peuples européens, ainsi que l'exige sa propre dignité. Il vous reste une dernière chance de faciliter ce passage difficile et de faire en sorte qu'il s'opère sans douleur ni effusion de sang.

Le peuple albanais, qu'il s'agisse de ceux qui vivent dans nos frontières ou de ceux qui souffrent au Kosovo, connaît aujourd'hui, en cette fin de siècle, des heures particulièrement sombres. Heures tragiques où son avenir est jeté dans la balance du destin. L'Histoire châtiera sans pitié ceux qui avaient la possibilité d'éviter la catastrophe et qui ne l'ont pas fait.

Ismaïl Kadaré
P.S. : J'aimerais donner une chance à l'administration albanaise de montrer qu'elle est encore capable de tolérance et de simple respect envers la culture albanaise : à Tirana, dans mon appartement qu'occupent actuellement ma mère et ma sœur, se trouvent notamment toutes mes archives personnelles, mes manuscrits, mes correspondances, mes notes et cahiers. J'espère les retrouver un jour intacts.
Avec l'argent déposé à mon nom et à celui de mon épouse à la Caisse centrale d'épargne de Tirana, cet appartement pourra être acheté ou bien continuer d'être loué, et tous les frais correspondants réglés pour une longue période.
Je retourne par voie bancaire la somme de cinq cents dollars qui m'a été versée par l'Union des écrivains pour couvrir mes frais de mission durant ce voyage.

Déclaration d'Ismaïl Kadaré du 24 octobre 1990
(voir lettre et commentaires dans Libération)

Ma décision de quitter mon pays est le prolongement logique de tout ce que j'ai défendu jusqu'à présent dans mon œuvre.

J'ai adressé hier une lettre au Président Ramiz Alia dans laquelle je lui ai exposé les raisons de cet acte. Jusqu'à aujourd'hui, j'ai tenté de contribuer à adoucir le régime dans la mesure des moyens autorisés en Albanie. Au cours de mes rencontres et dans l'échange de lettres que j'ai eu au printemps dernier avec le Président, j'ai exprimé très clairement la nécessité impérieuse d'une démocratisation très rapide, profonde et complète du pays. Mais les promesses faites n'ont pas été tenues et ma désillusion, comme celle de l'immense majorité des Albanais, a été d'autant plus amère.

N'ayant aucun autre moyen de faire connaître clairement et totalement mon point de vue, puisqu'il n'existe pas en Albanie de possibilité d'opposition légale, j'ai donc choisi cette voie que je n'aurais jamais souhaité emprunter et que je ne conseillerai à personne.

La nation albanaise - celle qui vit à l'intérieur des frontières du pays comme celle qui vit au Kosovo - se trouve aujourd'hui dans un des moments les plus périlleux de son histoire. En cette heure tragique, nul ne peut se permettre des actes irresponsables, des comportements aventureux ou abusifs, des exhibitions à son avantage. Éviter une catastrophe qui se révélerait irréparable pour le pays est le devoir de tout un chacun. Ceux qui, volontairement ou involontairement, provoquent ou favorisent la tragédie, répondront à l'avenir devant l'Histoire de leur complicité dans ce crime.

La direction albanaise doit sur-le-champ extirper de sa tête le jugement archaïque et absurde qu'elle porte sur la liberté et les droits de l'homme, sur le bien-fondé de leur répression et surtout sur les critères de légitimité du pouvoir. Ces conceptions, bien qu'elles s'appuient sur des théories ou de pseudo-théories, sont contraires au droit universel et déjà bannies par l'ensemble du monde civilisé. La direction albanaise doit comprendre que ce n'est pas la démocratisation, mais son contraire qui la conduira à sa propre perte. Elle doit saisir la toute dernière chance qui lui reste de sauver le pays.

Dans cette phase difficile, les Albanais ont plus que jamais besoin de sang-froid, de lucidité, d'équilibre et d'élévation spirituelle. Ils doivent comprendre que d'une manière ou d'une autre la responsabilité d'une époque retombe sur tous ; de même que la rupture avec le mal sera la contribution et le mérite de chacun.

Je voudrais ajouter que la famille des peuples européens aurait dû se montrer un peu plus attentive envers cette nation avec qui l'Histoire s'est révélée si sévère. C'est en aidant ce pays à se libérer des fatalités qui ont si longtemps pesé sur lui et en l'intégrant dans son sein que l'Europe remédiera à son indifférence passée.
Un dernier mot : j'espère rentrer un jour prochain au pays. Quand je dis cela, je ne pense pas à un retour au lendemain d'une catastrophe, mais consécutif à une vraie démocratisation.

J'appelle tous les Albanais, partout où ils se trouvent, ainsi que tous ceux qui ont notre pays en charge, à quelque niveau que ce soit, à employer tous les moyens pacifiques pour parvenir à cette démocratisation dont l'avènement ne fait à mes yeux aucun doute.

Déclarations reprises dans Printemps albanais : chronique, lettres, réflexions
Fayard, 1991


Quand Voix au chapitre lit Ismail Kadaré : http://www.voixauchapitre.com/archives/2019/kadare.htm