Kadaré raconte les réactions au Palais des rêves lors de la première publication
et en particulier la séance du Plénum des écrivains en 1982 : ambiance...

(A noter : l'information donnée dans le Monde :
"Vives attaques contre l'écrivain Ismaïl Kadaré", 29 mai 1982
)

C'était un des principaux objectifs de la dictature : terrasser ceux qui paraissaient irrenversables.
Tiens bon, ô mon étoile, ne va pas choir... Ce vers que je n'aurais jamais aimé réciter à voix haute, parce qu'il me semblait d'un sentimentalisme affecté, je me le répétais dans mon for intérieur des dizaines de fois, en albanais et en russe, au cœur de cet hiver.
Une dureté de plus en plus marquée m'insufflait un courage nouveau. Je demandai à un ami de me procurer une arme. Il me regarda longuement dans les yeux. Ne crains rien, lui dis-je, je n'ai aucunement l'intention de mettre fin à mes jours. Alors, pour quoi faire ?... Pourquoi ? Je ne le sais pas moi-même. Une arme... Voici que m'est venue l'envie de posséder une arme.
En fait, tout en ne sachant point trop ce que j'en pourrais faire, je sentais qu'elle m'était nécessaire. Elle convenait, me semblait-il, à l'époque. Surtout à mon propre endurcissement.
Quarante-huit heures plus tard, il m'apporta un Breda de 7,6 mm et des balles. Simultanément, je fis renforcer les portes de mon appartement et, bien qu'il fût situé au deuxième étage, je commandai des grilles pour en équiper les fenêtres.

C'est précisément par les fenêtres que le mal devait envoyer ses signes.
Au soir du 28 janvier, date de mon anniversaire, nous dînions avec des amis quand une pierre jetée depuis la rue vint frapper le rebord d'une fenêtre de la pièce de séjour. Un instant plus tard, une autre brisa la vitre.
J'avais souvent lu, surtout chez Soljénitsyne, que la police secrète des pays de l'Est utilisait voyous et prostituées contre les intellectuels. Malgré tout, il ne me vint pas à l'idée que ce nouvel assaut, plus sauvage et qui devait être le plus long, puisqu'il allait se poursuivre jusqu'à la mort du dictateur, commencerait par un bris de vitre.
Ainsi camouflée sous une apparence banale s'amorçait une des histoires les plus sombres qui soient, de celles que l'on ne peut concevoir qu'au sein de l'enfer communiste. Les personnages les plus divers y furent mêlés : voyous, catins, voleurs, espions, juges d'instruction, agents de patrouilles de nuit et officiers de la Sigurimi de la capitale, le chef de la police, le chef du parquet de Tirana, le chef du tribunal de la capitale, le président de la Cour suprême, les secrétaires des comités de Parti de Tirana, le ministre de l'Intérieur, le premier adjoint d'Enver Hoxha, Ramiz Alia, la femme du tyran, Nexhmije Hoxha.
A la manière d'un chœur accompagnant le récitatif de l'événement, tantôt spontanément, tantôt en suivant un scénario clairement préétabli, participèrent à cette histoire les rejetons des dirigeants, leurs brus et leurs gendres, des militants de quartier, des vétérans, des violonistes, des écrivains, des cancaniers d'estaminets, et, bien entendu, toute la cohorte secrète de la Sigurimi.
C'est seulement quelques semaines plus tard, quand l'événement apparut dans toute son ampleur et trouva surtout à s'inscrire dans un tableau plus vaste, que ressortirent le coup de main et la manière bien connus du maître qui avait conçu le scénario. Attaque dans trois directions (selon le schéma scientifico-marxiste désormais familier : " trois directions", "trois tendances", "trois courants", etc.). Discrédit moral. Discrédit littéraire. Discrédit politique, pour couronner le tout. Après quoi la suite se laissait deviner.
On en était donc au début du dénigrement moral. Il avait commencé par un scandale. Le bris de vitre n'ayant pas atteint son but, l'auteur de l'acte, un voyou du quartier, essaie d'abord de forcer à l'aide d'un levier la porte de notre appartement, puis se poste dans l'escalier, jusqu'au moment où il est arrêté par la police. Son comportement est plutôt bizarre. Le lendemain, "indigné" par sa garde à vue de quelques heures et souffrant d'une infortune amoureuse, il ingurgite une certaine quantité d'insecticide. Hospitalisation à grands bruits, pleurs, fleurs, épanchements. Deux heures plus tard, on le sort de l'hôpital. Un médecin de mes relations me confie qu'il s'agit d'un simulateur. Il n'a jamais rien avalé de tel. La suite de l'affaire est des plus étranges. La mère du garçon, complètement ivre, vient le même soir au bas de chez nous et se met à hurler : I. K., agent de la bourgeoisie, collaborateur de M. Shehu, pourquoi refuses-tu une alliance avec notre famille ? Est-ce parce que nous sommes des gens simples et que tu es un aristo ? Sale bourgeois, agent des Américains, on va te faire voir où tu finiras !
C'est la première fois que j'entends parler d'une telle proposition d'alliance. De même, c'est la première fois que j'entends formuler de cette manière ce qu'on appelle une "demande en mariage".
Entre-temps s'est rassemblée en bas de chez moi une petite foule. Il est huit heures et demie du soir, notre immeuble est situé en plein centre de Tirana, et l'on peut imaginer la rapidité avec laquelle se sont regroupés les badauds.
Rapplique la police. La femme se remet à hurler. Elle en vient aux mains avec les forces de l'ordre. La foule cherche à intervenir. On sent que le scandale se répand comme une traînée de poudre. Mon nom est sur toutes les lèvres. Les commentaires sont des plus extravagants.
Tard dans la soirée, une de mes connaissances, attachée au ministère de l'Intérieur, vient me voir, l'air sombre et préoccupée :
- Ce qui se passe m'inquiète. Oui, vraiment.
- Rien de surprenant, lui dis-je. Tout scandale, si peu fondé soit-il, finit par vous éclabousser. Souvent même, plus il est absurde, plus il vous fait de tort.
- Je pense à tout autre chose. Je vais te révéler un secret : j'ai vu le dossier de cette femme... Surtout, je t'en prie, que tout cela reste entre nous. Tu comprends ce que je risque... J'ai donc pu consulter ce dossier. Il s'agit d'une de nos agentes. Spécialisée dans le secteur des étrangers. (Apparemment, j'étais déjà considéré comme un étranger !) Elle a eu la peau d'une multitude de gens. C'est pour cela que je suis inquiet à propos de ce qui s'est passé. Je crains qu'il n'y ait là quelque chose de plus profond...

Que les racines de l'affaire fussent plus profondes, cela apparut au grand jour une semaine plus tard. Quand, la veille de la réunion du présidium de l'Union des écrivains, on distribua le rapport du président D. Agolli en vue du prochain plénum, je n'en crus pas mes yeux. On y critiquait - ou plutôt on y rejetait - près de la moitié de mon œuvre. Depuis quarante ans, à aucun plénum on n'avait adopté pareille attitude vis-à-vis d'un écrivain connu. On y blâmait sévèrement et nommément Avril brisé, Qui a ramené Doruntine ? et surtout Le Palais des rêves. On y condamnait aussi la plupart de mes œuvres inspirées de légendes ou tirées de l'Histoire.

La réunion eut lieu le lendemain dans une atmosphère tendue. A l'exception de L. Siliqi, lequel, réclamant une critique mieux argumentée, prit indirectement ma défense, aucun des membres du présidium ne dit mot en ma faveur. En toute autre circonstance, leur attitude m'aurait paru écœurante, mais, étant bien au courant du climat de terreur sans précédent qui s'était abattu sur l'Albanie, je la jugeai compréhensible.
Cependant, comme lors de la vague de critiques de 1975, je nourrissais un autre sujet d'angoisse. Cette fois encore, j'avais un proche ami en prison (B. Sh.) et j'avais remis un manuscrit dangereux (Le Concert). Je ne savais trop de qui je devais me défendre d'abord : des critiques du moment, du détenu ou de mon propre manuscrit. Parfois je me disais que le danger principal venait du prisonnier, mais quand je songeais au manuscrit du Concert, autrement dit aux chapitres évoquant le meurtre de Lin Biao par Mao Zedong, j'en avais la chair de poule. L'analogie était plus que frappante : Mao Zedong et Enver Hoxha avaient accusé leurs seconds, Lin Biao et M. Shehu, d'avoir voulu les supprimer pour prendre leur place. En même temps, sur la fin mystérieuse de Lin Biao comme sur la mort tout aussi énigmatique de M. Shehu, partout dans le monde s'étaient répandus une ribambelle de bruits, d'hypothèses, de soupçons. Et moi, dans mon Concert (désormais, il figurait plutôt dans mon esprit sous l'appellation de Requiem !), le plus légèrement, le plus follement du monde, j'avais précisément dépeint l'assassinat de son dauphin par le Grand Timonier en personne. J'avais donc dépeint le lâche assassinat de Lin Biao par Mao au moment précis où, partout dans le monde, on posait la question de savoir si Enver Hoxha n'avait pas fait tuer traîtreusement M. Shehu. Les enquêteurs du Parti étaient en droit de demander : qu'est-ce que cette analogie ? Pourquoi ce Macbeth constamment évoqué dès qu'il est question de la haute direction communiste ? Et cette Lady Macbeth : Chiang Ching ? Et ce Duncan, n'est-il pas aussi sanguinaire que Macbeth ?
Et puis, cette atmosphère de crimes et de spectres... Alors, on joue à Shakespeare, hein ?
De fait, ils étaient bien en droit de penser et de dire tout cela. A certains moments, bien plus qu'à eux, je m'en prenais à moi-même : j'aurais pu me montrer plus circonspect, imbécile que j'étais !
C'est ce que je me disais quand ils parlaient de "traitement subjectiviste de l'histoire et des mythes". Formules innocentes, quasi idylliques par rapport à l'horreur qu'elles recouvraient !
Maladroitement, je m'efforçais d'ébaucher une espèce de défense. Le fait que j'eusse écrit ce roman avant le suicide de M. Shehu pouvait atténuer un tantinet ma faute, mais ne pouvait me disculper de l'accusation globale d'analogie. A fortiori si quelqu'un se mêlait d'y rattacher la jalousie du sultan turc envers la famille de premiers ministres des Köprülü, évoquée dans Le Palais des rêves. J'avais parfois le sentiment que la véritable raison de ce déchaînement était précisément cette jalousie que j'avais décrite tout à fait fortuitement, sans penser en rien aux rapports Hoxha-Shehu.
Le pire était qu'ils disposaient contre moi d'une arme terrible : le prisonnier. A tout instant ils pouvaient descendre dans la cellule de B. Sh. pour lui soutirer par la torture ce qui les intéressait.
Qu'était-ce donc que cette fatalité qui semblait s'acharner sur nous ? nous demandions-nous, ma femme et moi. C'était la même histoire qu'en 1975. De même qu'à cette époque, comme si la détresse qui nous accablait ne suffisait pas, sur cet arrière-plan lugubre se découpait l'ombre d'un prisonnier et, au-delà, celle d'un manuscrit.
Comme en 1975, cette fois encore, le prisonnier et le manuscrit avaient quelque rapport entre eux. Quand il avait été arrêté, même s'il ne l'avait point lu, T. Lubonja avait eu connaissance du manuscrit de La Niche de la honte. Durant la ténébreuse année 1975, je m'étais souvent dit que ceux qui voulaient me nuire pouvaient aller en prison l'interroger à ce sujet. (Que sont donc ces têtes coupées de hauts fonctionnaires qui tombent l'une après l'autre ? Est-ce votre propre fin que vous avez ainsi préfigurée ?) Et voilà que, sept ans plus tard, le scénario, comme un mauvais rêve, se répétait. Cette fois, il était même pire : B. Shehu avait lu en entier le manuscrit du Concert. J'avais donc tout lieu d'imaginer la descente des enquêteurs dans sa cellule et son interrogatoire éventuel :

Le juge d'instruction : I. K. a-t-il précisé que dans Le Concert il lancerait un avertissement à ton père, autrement dit qu'il le préviendrait du risque qu'il courait de connaître le sort de Lin Biao ?
B. Sh. : Oui, justement. Et même davantage. Il a indiqué que mon père ne devait pas renouveler l'erreur de Lin Biao, mais frapper le premier.
L'enquêteur : Ah oui ?
B. Sh. : I. K. m'a également informé qu'il avait écrit une nouvelle version de Macbeth dans laquelle le véritable meurtrier n'est pas Macbeth, mais Duncan, où Macbeth ne fait que perpétrer aveuglément un crime téléguidé par le cerveau de son chef, Duncan.
L'enquêteur : Tiens, tiens. Autrement dit, I. K. entend démontrer que le meurtre des dirigeants par leurs seconds est toujours légitime.
B. Sh. : Oui, c'est bien cela ! J'avais beau m'efforcer de détacher mon esprit de ce qui pouvait se passer dans les cellules de la prison, je n'y parvenais point. Je finis par me persuader que, cette fois, le malheur ne me viendrait ni des légendes ni des thèmes historiques, mais de quelque chose d'encore inédit : le manuscrit du Concert. Aussi ma seule défense consisterait-elle à légitimer mon roman.
Ce dialogue imaginé avec un enquêteur (il n'interrogeait plus B. Sh., mais moi-même) m'aida à trouver la manière d'articuler ma défense :
L'enquêteur : Pourquoi, monsieur I. K., êtes-vous tenté par des thèmes aussi macabres : complots, assassinats au sommet de l'État, etc. ? Aucun autre écrivain n'a abordé ce genre de sujets.
I. K. : Aucun autre écrivain ? Mais ces sujets ont été traités par le plus grand écrivain de notre époque, par le camarade...
L'enquêteur : Ah ?

Naguère aussi, soulevant la question des thèmes proclamés tabous dans la littérature albanaise, j'avais démontré la nécessité de la levée de ces interdits par "le contraste existant entre les documents du Parti et la littérature". Les documents du Parti et les souvenirs d'Enver Hoxha étaient truffés de sujets dramatiques, de complots, de luttes pour le pouvoir, de meurtres en coulisses, comme à Elseneur, motifs que l'on ne retrouvait jamais dans les lettres albanaises, encore moins dans la littérature de l'Europe de l'Est.
Voilà, c'était cet argument que j'invoquerais à nouveau pour justifier Le Concert, mais sans mentionner nulle part le titre du manuscrit.
Ainsi donc préparai-je ma défense. Elle était fondée sur la thèse selon laquelle la littérature albanaise, voire la littérature socialiste universelle perdait de sa force parce qu'elle avait perdu de son caractère dramatique. Ni Marx ni Engels, encore moins Lénine et Staline n'avaient laissé de mémoires. Alors que les souvenirs d'Enver Hoxha constituaient par endroits de véritables thrillers. A la différence de leurs confrères de l'Est, les écrivains albanais devaient profiter de ce trésor que leur avait offert le destin. Et, dans ce jugement, j'étais absolument sincère, sauf que le mot "destin" pouvait être pris dans le sens de destin heureux ou malheureux, voire dans les deux à la fois, comme dans mon cas.

... Quelle est la signification du Palais des rêves ? Les mauvaises langues soutiennent qu'il évoque le ministère de l'Intérieur et certains vont encore plus loin : ils songent au Comité central... Dès la première page, la description paraît bien... Quand vous êtes allés au Comité central, il vous est sûrement arrivé de descendre à la buvette qui se trouve au sous-sol. C'est un des rares endroits à Tirana, pour ne pas dire le seul où l'on vous sert du salep. Est-ce une coïncidence si à la buvette du Palais des rêves on sert justement du salep, ou bien ?... En outre, vous avez décrit les Archives du Palais. Vous avez été à deux ou trois reprises aux Archives du Parti, n'est-ce pas ? Si je ne m'abuse, vous avez compulsé le dossier du différend albano-soviétique que vous aviez prétendu avoir besoin de consulter pour votre roman Le Grand Hiver. Curieusement, dans Le Palais des rêves, le personnage principal se rend également aux archives pour feuilleter le dossier de quelque vieille querelle... Un combat contre les Slaves... Plus singulier encore, l'employé estime que les éléments du dossier ne sont fondés que sur une poignée de rêves, des rêves à demi effacés... Cette discordance entre la réalité des faits et les indications couchées noir sur blanc dans le dossier est-elle purement fortuite ou n'évoque-t-elle pas, fût-ce inconsciemment, l'impression que vous avez vous-même éprouvée en compulsant le dossier du contentieux albano-soviétique ? En outre, vous n'avez pas été sans connaître un appel du camarade Enver Hoxha adressé aux membres du Parti, leur enjoignant de signaler de toutes les manières, y compris par lettres anonymes, toute menace et tout complot éventuels ? Voilà qui rappelle étrangement l'appel du sultan à tous les sujets de l'empire pour qu'ils envoient la relation de leurs rêves annonciateurs de manière à protéger l'État contre les périls qui le guettent. Au surplus, vous faites allusion à un maître rêve que l'on porte chaque vendredi au souverain et qui, dans bien des cas, est mensonger... Il y a là une allusion non seulement aux calomnies de la bourgeoisie internationale sur les procès de Moscou, mais pis encore, aux diffamations de nos ennemis sur les récents complots éventés en Albanie par le camarade Enver en personne... Vous n'ignorez pas qu'ils prétendent que ces complots n'ont jamais existé, que ce sont de pures affabulations, des fantasmagories, des rêves de paranoïaque... Et pendant que nous y sommes, nous avons également ici le manuscrit de votre roman Le Concert, dont il ressort qu'il n'y aurait eu aucune espèce de complot dans l'armée. Comme vous le constaterez, c'est bien la même idée qui revient d'une œuvre à l'autre... Pour en revenir au Palais, qu'est-ce que ces chevaux qui s'embourbent dans la plaine, ces messagers auxquels il faut un an et demi pour arriver au cœur de l'État, ce massacre dans la famille du Premier ministre, ce brouillard qui enveloppe toutes choses ?

Assez !... Le Palais des rêves m'avait inoculé toute son angoisse. J'étais moi-même tombé dam le piège que j'avais tendu, et le roman, je ne sais trop pourquoi, se vengeait, me battait froid, ou bien se jouait de moi. Mais sa vengeance ou son rejet se révélaient mortifères.
Je dormais mal. Ma femme me disait que je criais dans mon sommeil. En fait, je ne savais pas de qui ni de quoi je devais d'abord me défendre du Palais des rêves lui-même, du manuscrit du Concert ou du prisonnier dans sa cellule... Nature morte avec manuscrit et barreaux de prison.

Le plénum eut lieu dans la salle de concert du palais de la Culture. Y participait près de la moitié du Bureau politique, avec à sa tête Ramiz Alia. J'avais été désigné pour faire partie du présidium, ce qui devait se traduire pour moi par une torture particulière. Il me fallait soutenir les regards de quatre cents personnes alors que m'étaient imputées de monstrueuses allusions hostiles à l'État.
Autour de moi se tenaient un certain nombre des hauts dirigeants du Parti et notamment Ramiz Alia. Les autres avaient pris place dans la salle au premier rang de fauteuils. L'épouse du dictateur, en particulier, ne me quittait pas des yeux.
Le rapport fut lu par D. Agolli. Quand il en vint au passage qui me concernait, il se fit dans la salle un silence sépulcral. Les critiques avaient été alourdies. Apparemment, la veille, au moment même où je me retournais dans mon sommeil, on avait exigé que la formulation des accusations fût durcie. Elles étaient terribles : allusion manifeste à l'Albanie socialiste, évocation ouverte de l'isolement du pays...
Dans un éclair, je me souvins du jour où j'avais porté mon manuscrit à la maison d'édition, de la halte que j'avais faite au café de l'hôtel Tirana, de mon envie hésitante d'apporter quelque correction à la première page. Seigneur, que m'était-il arrivé ? Mon héros aussi était tombé par hasard sur le rêve fatal, avait d'abord songé, indécis, à le retirer, puis, pour son malheur, l'avait abandonné à son sort...
Art maudit ! maugréai-je en mon for intérieur pour la centième, peut-être même la millième fois. Il me conduisait inexorablement à ma perte.
Après lecture du rapport commencèrent les interventions. Durant les pauses, la femme du dictateur serrait ostensiblement la main à ceux qui m'avaient critiqué, elle les félicitait et tournait le dos à ceux qui s'étaient tus sur mon cas.
J'étais plongé dans une sorte d'hébétude. J'aurais eu bien du mal à définir ce que je ressentais. Après coup, je suis revenu plus d'une fois sur ces moments, mais sans jamais parvenir à déterminer ce que j'avais alors véritablement éprouvé. Le fait que mon arrogance avait encore monté d'un cran témoignait que je n'étais pas particulièrement effrayé. L'expression de dureté qui, selon mes amis, se lisait sur mes traits, attestait la même chose. En réalité, une sorte de révolte sourde m'envahissait de plus en plus, la même que sept ans auparavant, dans la plaine bourbeuse, face à la cuve de béton. Ce sentiment de révolte venait de fort loin, de l'âme même de la littérature, des siècles éloignés, de la mémoire du temps. J'avais tendu à ces gens un miroir dans lequel ils se regardaient et contre lequel ils crachaient. Pourtant, cette œuvre était appelée à survivre alors qu'eux-mêmes, après s'être couverts de honte, s'être traînés comme des esclaves, seraient déjà devenus poussière.
Tiens bon, ô mon étoile, ne va pas choir... Tiens bon, ô mon arrogance... Voilà qui risque de paraître une forme de courage a posteriori, évoquée alors qu'on est tenté de gommer les ombres et d'accentuer les tons favorables, mais il est un fait qui m'autorise à penser que je n'étais pas réellement effrayé autant qu'on aurait pu le supposer : je ne fis pas d'autocritique.
Et pourtant, tous l'attendaient, cette autocritique ; certains avec une joie vengeresse, d'autres avec un détachement morbide, la plupart avec anxiété. Quand je me levai pour prendre la parole, la salle était pétrifiée. On sentait que ce n'était pas seulement un écrivain qui était visé. Au-delà, on entendait frapper et renverser bien d'autres choses. On s'était remis à abattre églises et cathédrales, on étouffait des voix porteuses d'espérance, on détruisait des icônes qui avaient difficilement revu le jour, des alléluias qui s'étaient péniblement refait entendre.
Je sentais tout cela, aussi réduisis-je mon autocritique, ce rite obligatoire du communisme, à deux phrases. La première, introductive et neutre : "Je comprends les remarques qui sont faites pour le plus grand bien de la littérature." La seconde : "En ce qui concerne le rapport entre passé et présent dans mon œuvre, je m'efforcerai de le rajuster en faveur du second."
Puis, comme si de rien n'était, comme si ce plénum n'avait rien de particulier à voir avec moi, je lus mon intervention sur la nécessité de renforcer la dimension dramatique dans notre littérature, etc., suivant l'exemple que donnait le leader du pays dans ses propres souvenirs.
Pendant toute la durée de mon intervention, l'épouse du dictateur continua de m'observer du même regard glacé qu'elle avait eu depuis le début. Ramiz Alia, lui, m'écoutait d'un air très sévère, mais qui ne me produisait pas le moindre effet, car cette sévérité me paraissait comme dessinée sur du carton-pâte par une main enfantine.

Le plénum dura deux jours. En guise de conclusion, Ramiz Alia prononça un discours dans lequel il m'adressait un ultime avertissement et qui se terminait par cette formule menaçante : "Le peuple et le Parti vous hissent sur l'Olympe, mais si vous ne leur êtes pas fidèle, ils vous précipitent dans l'abîme. "
Le plénum, comme tout plénum, prit fin par des applaudissements. Suivant le rite, avant de quitter la tribune, Ramiz Alia salua de la main l'assistance. Celle-ci suivait attentivement chacun de ses gestes. Certains étaient comme grisés par leur victoire, autrement dit par mon "renversement", d'autres restaient hébétés, mais la plupart affichaient un air consterné et, çà et là, mes yeux croisèrent un regard embué.
Je me sentais si harassé que je ne voulus voir personne, pas même les amis fidèles qui m'attendaient dans l'escalier. En me dirigeant seul vers chez moi, j'aperçus un groupe d'écrivains qui avaient entouré et congratulaient la "nouvelle étoile montante du plénum", l'écrivain d'origine paysanne K. Kosta, à qui on venait de tresser force lauriers et que le Parti s'apprêtait à "hisser sur l'Olympe", comme un modèle de l'écrivain attaché au Parti, à la terre, au destin du peuple, simple, modeste, aux antipodes de cet autre qui n'était pas lié à la glèbe, mais l'était au contraire à Paris et Broadway, qui s'était monté la tête à cause de la traduction de ses livres à l'étranger, arrogant et artificiel, tous défauts qui devaient lui valoir, semblait-il, d'être "précipité au bas de l'Olympe".
M'ayant remarqué, K. Kosta se détacha du groupe qui l'entourait pour venir à moi. Sur ses traits, à la joie se mêlait une sorte de doute, de peur glacée, d'envie de s'excuser. "Je ne saurais trop dire l'impression que tout cela me fait...", marmonna-t-il entre ses dents. Il ajouta quelques mots que j'eus du mal à entendre, mais qui exprimaient, semblait-il, sa peur face à son triomphe inattendu, en même temps qu'un mauvais pressentiment que le cours des événements n'allait pas tarder à confirmer.
Plus loin, au carrefour, je vis d'autres écrivains, pour la plupart mes ennemis de toujours, qui entraient au restaurant de l'hôtel Tirana pour fêter leur victoire. Ils avaient bien raison. Cela faisait tant d'années que j'avais perturbé leur tranquillité, leur confort, leur réputation, les empêchant d'en jouir. Si je n'avais pas été là, leur vie aurait sûrement suivi un cours fort différent, leur renommée aurait été plus grande, leurs conditions de vie meilleures, leurs femmes peut-être plus attachées à eux.
Ils avaient bien raison de se réjouir et j'étais si las que je me sentis capable de leur lancer : Allez à votre fête, c'est vous qui avez gagné, félicitations !...
Comme si un terme venait d'être mis à mes souffrances, j'éprouvais une sensation étrange, nullement pénible, agréable au contraire, une sorte de vide, mais baigné de lumière, une étrange mais douce détresse, presque sublime.
Une fois chez moi, j'étais tranquille. Je gagnai mon cabinet de travail pour feuilleter à mon habitude les "manuscrits dangereux", mais, bizarrement, à la différence des autres fois, je ne barrai rien, ni mots ni phrases, ni ne déchirai aucune page. Je ne sais pourquoi, je songeai à me procurer un second revolver, en sollicitant cette fois un permis de port d'arme. Peut-être croiront-ils que j'ai l'intention de me suicider, me dis-je, et ils ne se feront pas prier pour m'en fournir un.
Avant que nous ne passions à table, deux personnes qui me témoignaient beaucoup de bienveillance débarquèrent, toutes retournées. Elles venaient directement du restaurant de l'hôtel Tirana. C'est affreux, intolérable ! s'exclamaient-elles en s'interrompant l'une l'autre.
Ce qui, selon elles, était affreux, intolérable, c'était l'exultation que d'aucuns avaient manifestée au restaurant. Ils ne cachaient pas leur allégresse, comprends-tu ? A une table, ils se sont même mis à chanter, à tel point que les serveurs en ont été révoltés. Il n'y a pas de plus vile engeance que celle des écrivains, me dit l'un de ces amis. Vois comme ils se réjouissent de voir démolir un des leurs !
On n'y peut rien, répondis-je, alors que dans leurs yeux se lisaient déjà les premiers signes du reproche : tu prends maintenant des poses de philosophe ?
Sais-tu seulement ce qu'ils disent de toi ? fit l'un d'eux dans un dernier effort pour m'arracher à mon apathie. Le monstre est enfin terrassé, la littérature albanaise est désormais libre !
Ils ont raison, lui répondis-je, mais je me repentis aussitôt d'avoir proféré ces mots, car leur défoulement se dirigeait à présent contre moi.
A quoi rime ce calme olympien ?
Calme olympien ? Ces mots me frappèrent. Autrement dit, maintenant que j'étais chassé de l'Olympe, je n'avais même plus droit à sa sérénité ?
Écoutez, leur criai-je. Allez-vous me laisser tranquille ? J'ai assez de soucis en tête, ne venez pas me tarabuster davantage. Que voudriez-vous que je fasse ? Que j'aille à ce maudit restaurant y lancer une bombe ?
Tu dois aussi penser à nous, objectèrent-ils. Avec toi, c'est nous tous qui sommes renversés.
Et alors ? D'après vous, que devrais-je faire ? Pouvez-vous seulement me dire ce que vous attendez de moi ?
Voyant que je sortais de mes gonds, ils s'apaisèrent et me présentèrent leurs excuses. Par la suite, ils devaient m'expliquer qu'ils avaient été désemparés, que mon calme, Dieu sait pourquoi, leur avait fait l'effet d'un abandon.

Mon réveil dominical fut sombre. Ma femme entra dans notre chambre en brandissant le Zëri i Popullit. Toute la partie du rapport qui s'en prenait à moi y était reproduite.
Le lundi matin, on me fit savoir qu'une réunion était convoquée d'urgence à l'Union des écrivains. Le Comité central du Parti y avait envoyé un délégué. Son intervention fut brève, sur le ton du commandement : les critiques contre Ismail Kadaré devaient être considérées comme closes. Le Parti avait atteint son but (lequel ?). La presse ne devait plus en reparler. Surtout pas du Palais des rêves. Ce livre devait être oublié, comme s'il n'avait jamais vu le jour, lui-même pareil à un rêve... L'encerclement bourgeoiso-révisionniste de l'Albanie se faisait plus menaçant que jamais ; tous les écrivains devaient se mobiliser comme un seul homme autour du Parti et du camarade Enver.
Que s'était-il donc passé ? On était désormais habitué à de pareils retournements orwelliens et nul ne chercha sérieusement à le savoir. Moi pas davantage.

Que quelque chose se fût produit, cela tombait sous le sens. Que le dictateur lui-même fût à l'origine de ce revirement soudain, cela non plus ne faisait pas l'ombre d'un doute. Peut-être les pressions internationales avaient-elles joué un certain rôle, encore qu'il fût trop tôt pour en décider. Sans qu'on sût si elle avait quelque rapport direct avec l'événement, une première réaction avait été enregistrée dès le samedi. Le jour même où se déroulait le plénum de Tirana, le journal français Le Quotidien de Paris m'avait consacré cinq articles dans le même numéro [voir ICI trois de ces articles]. Le fait était singulier, à plus forte raison si l'on en jugeait par le ton de ces articles ; ils étaient non seulement truffés d'appréciations élogieuses, mais parcourus comme par un fil rouge de l'idée suivante : pour une nation, la valeur de ses grands écrivains est inestimable, et malheur au pays ou à l'époque qui ne sait les apprécier !
Par la suite, j'eus beau m'y efforcer, jamais je ne pus savoir au juste si cette grêle d'articles était pure coïncidence ou si une rumeur venue de Tirana (deux semaines auparavant, le bruit avait déjà couru que je devais y être critiqué) l'avait provoquée. J'ai plutôt conclu à un heureux concours de circonstances.
Je ne suis pas davantage parvenu à comprendre si la décision de mettre un terme à cette campagne avait eu quelque rapport avec les articles du Quotidien de Paris ou si elle avait été prise par Enver Hoxha. Dans ce dernier cas, même si la presse ou une note d'information de notre ambassade n'avaient pu parvenir aussi vite à Tirana, on ne pouvait exclure qu'un appel téléphonique urgent de Paris, dès le dimanche, eût fait réfléchir le dictateur. A quoi il convient d'ajouter que la librairie Lamartine, sise rue de la Pompe, en face de l'ambassade d'Albanie à Paris, avait consacré une partie de ses vitrines à mes œuvres et à des photos de moi, ce que nos diplomates avaient dû prendre pour l'indice certain d'une réaction, d'une protestation, d'une provocation, d'une menace ou le diable sait quoi encore, fomentées par le gouvernement français, la CIA ou la terrifiante OTAN !
Écartant ces supputations, je pensais qu'il n'y avait là encore qu'une coïncidence et que le brusque retournement d'humeur du dictateur avait été suscité, dans la journée de ce même dimanche, par la lecture du Zëri i Popullit. Les critiques dirigées contre moi étaient vraiment allées trop loin. J'étais accusé d'avoir écrit Le Palais des rêves afin de discréditer l'État albanais. Or, même si quelque doute pouvait subsister à ce sujet, on ne pouvait le reconnaître. L'admettre serait en effet revenu à déclarer publiquement que l'écrivain visé était hostile au régime. Donc que l'État albanais aurait créé un pareil monstre de ses propres mains. Ce monstre, il lui fallait soit le supprimer, soit se mesurer à lui. Se mesurer à un tel démon, ce nabot d'État dictatorial n'en avait pas les moyens, alors que le supprimer lui était sans doute plus facile. Mais ledit monstre détenait un talisman : le portrait du tyran. Si on le précipitait dans l'abîme, il l'emporterait avec lui.
Ce dimanche après-midi, Enver Hoxha se trouve confronté à un grave dilemme. (Un de ces tourments que Qafzezi entrevoyait sans doute dans son sommeil.) Il peste contre tout un chacun.
Contre Ramiz Alia, dont il n'est jamais parvenu à pénétrer les recoins secrets de la pensée, contre ses autres auxiliaires, sans doute aussi contre sa femme à l'esprit étroit et vindicatif.
Au surplus, il ne faut pas oublier que durant toute cette journée il n'a cessé de pleuvoir. Un des médecins du tyran m'a confié que la pluie jouait un rôle extrêmement négatif dans son humeur. On ne comptait pas les jours de pluie qui avaient été à l'origine de certaines de ses décisions les plus sinistres, voire d'atrocités. Plus que toute autre chose, la pluie évoquait pour lui la mort, et malheur à ceux dont le sort devait être scellé un jour d'averse ! Il devait en être de même par ce dimanche de mars. Peut-être ceux qui connaissaient ce trait du personnage m'ont-ils plaint, ce jour-là... Pourtant, par un étrange paradoxe - peut-être aussi par un caprice du hasard qui, tout comme il frappe et meurtrit les écrivains, en vient parfois aussi à les protéger -, la pluie et la mort étaient de mon côté. Du reste, elles avaient toujours été mes alliées, pour la simple raison que toutes deux se rattachaient à la fugacité de la vie, à la mémoire, à l'immortalité, par conséquent à ce talisman dont j'étais le seul et unique détenteur : le portrait du dictateur.
Il aurait beau me frapper, jamais les coups ne seraient assez forts pour endommager ce médaillon. Notre duel tenait du cauchemar. Il s'approchait, mais sa main qui brandissait la hache ensanglantée s'amollissait, ralentissait au-dessus de ma tête, pour finir par reculer.
Le pacte qui nous unissait était vraiment un pacte luciférien, sauf que n'était pas clairement établi lequel de nous deux était le diable, lequel Faust. A première vue, on aurait pu penser que le diable ne pouvait être que lui, alors qu'en fait c'était moi. Je pouvais à tout moment le frapper à mort, alors qu'il ne serait jamais en son pouvoir de le faire.
Il pouvait défendre son propre portrait contre tous et à n'importe quel prix, sauf contre moi. J'étais seul à pouvoir le détruire à tout moment, le lacérer à coups de couteau, à l'instar de Dorian Gray, détruisant ainsi un de ses rêves, peut-être le plus cher.
Tu es désormais plus libre que jamais, me dit un jour, après le plénum, un de mes proches amis, l'ingénieur T.B. Tu ne comprends pas combien tout ce qui vient de se produire est magnifique pour toi ? Ils ont eux-mêmes proclamé que tu es contre le régime, et ils sont eux-mêmes contraints de se taire devant toi. Ni condamnation ni damnation. Tu es donc le seul homme de ce pays à s'être vu reconnaître le droit d'être contre eux. Ils sont eux-mêmes tombés dans le piège qu'ils t'ont tendu, et c'est là quelque chose de fantastique pour nous tous. Dorénavant, tu peux jouer avec eux à ta guise. Tu peux descendre sur la place Skanderbeg et y susciter un scandale, ils seront obligés de dire : ce n'était pas lui. Ils prétendront par exemple que c'était Dh. S. Shuteriqi. Ou que c'était le Premier ministre, ou le directeur de la Banque d'État, mais pas toi ! Quelle merveille !...
Mais je ne comprends pas pourquoi tu me regardes comme ça...
Je l'écoutais, mais sans aucune joie. J'aurais voulu croire ce que me disait T.B., j'y avais moi-même souvent réfléchi, pourtant mon cœur me disait le contraire. La dictature est une hydre à plusieurs têtes. Si elle ne parvient pas à vous mordre avec l'une, elle en pousse une autre. Si elle n'y réussit avec aucune de ses sept têtes, elle en sortira une huitième.
Ma liquidation éventuelle ou ma simple condamnation, mon emprisonnement ou l'impossibilité de me jeter en prison, la recherche d'autres solutions, la possibilité ou l'impossibilité d'en trouver, etc. - autant de questions qui non seulement m'obsédaient depuis longtemps, mais tarabustaient aussi beaucoup de gens en Albanie. Que cet État eût toutes raisons de m'en vouloir, de ne plus me supporter, et, pourquoi pas, de me harceler pour cela même, qu'en somme il eût tous les motifs du monde de souhaiter ne plus m'avoir dans ses pattes (pour ne pas dire trop crûment me supprimer, me faire assassiner, etc.), c'était désormais l'évidence aux yeux de tous. C'était même si évident qu'il eût paru tout naturel d'entendre déclarer : On peut adresser des critiques au dictateur, mais il est certaines choses sur lesquelles on le blâme à tort. Par exemple en ce qui te concerne. Si l'on veut se montrer vraiment impartial, force est de reconnaître qu'il a raison de vouloir te liquider. Il a raison : à ce jour, on n'a jamais vu un tyran aimer les écrivains. Mettons qu'il fasse exception parce qu'il nourrit un faible pour la littérature. Mais voici qu'apparaît un autre obstacle. Ce dictateur est lui-même écrivain (un écrivain des plus moyens, pour ne pas dire - parle plus bas !... - médiocre). Or où a-t-on vu qu'un écrivain moyen (méd...), nanti des pouvoirs d'un dictateur, supporte qu'un de ses sujets soit un écrivain normal (toujours pour ne pas user de qualificatifs insupportables comme " éminent " ou "grand", etc.) ? Franchement, il est même d'une générosité excessive. Sans compter qu'après avoir dû avaler ce premier affront, il lui est arrivé quelque chose d'épouvantable : les œuvres de l'écrivain-dictateur ont été portées à tes éditeurs occidentaux - Fayard, Longanesi, etc. - qui les ont refusées !
Après pareil désastre, tous s'accordent à dire que l'on est allé trop loin. Il y a une limite à tout. Au fond, le dictateur a lui aussi ses nerfs, c'est un homme après tout !
A partir de là, l'idée de la liquidation de l'écrivain paraît si logique que, du coup, c'est son existence même qui semble illogique, voire absurde. Dans le même temps, cette liquidation tardant à se produire, l'écrivain continue de survivre et les gens, déboussolés, cherchent la clé de l'énigme.
Il y a beau temps qu'ils vivent sous la dictature et ils ont appris à bien connaître certaines de ses lois. Ainsi, ils comprennent fort bien qu'il n'est aucune force au monde qui puisse vous protéger contre la colère de Zeus, si ce n'est Zeus lui-même.

Ismail Kadaré
extrait de Le Poids de la Croix,
paru dans Invitation à l'atelier de l'écrivain suivi de Le Poids de la Croix
Fayard, 1991


Quand Voix au chapitre lit Ismail Kadaré : http://www.voixauchapitre.com/archives/2019/kadare.htm