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Kadaré
raconte les réactions au Palais des rêves lors de
la première publication
et en particulier la séance du Plénum des écrivains
en 1982 : ambiance...
(A
noter : l'information donnée dans le Monde :
"Vives attaques contre
l'écrivain Ismaïl Kadaré", 29 mai 1982)
C'était
un des principaux objectifs de la dictature : terrasser ceux qui paraissaient
irrenversables.
Tiens bon, ô mon étoile, ne va pas choir... Ce vers
que je n'aurais jamais aimé réciter à voix haute,
parce qu'il me semblait d'un sentimentalisme affecté, je me le
répétais dans mon for intérieur des dizaines de fois,
en albanais et en russe, au cur de cet hiver.
Une dureté de plus en plus marquée m'insufflait un courage
nouveau. Je demandai à un ami de me procurer une arme. Il me regarda
longuement dans les yeux. Ne crains rien, lui dis-je, je n'ai aucunement
l'intention de mettre fin à mes jours. Alors, pour quoi faire ?...
Pourquoi ? Je ne le sais pas moi-même. Une arme... Voici que m'est
venue l'envie de posséder une arme.
En fait, tout en ne sachant point trop ce que j'en pourrais faire, je
sentais qu'elle m'était nécessaire. Elle convenait, me semblait-il,
à l'époque. Surtout à mon propre endurcissement.
Quarante-huit heures plus tard, il m'apporta un Breda de 7,6 mm et des
balles. Simultanément, je fis renforcer les portes de mon appartement
et, bien qu'il fût situé au deuxième étage,
je commandai des grilles pour en équiper les fenêtres.
C'est précisément
par les fenêtres que le mal devait envoyer ses signes.
Au soir du 28 janvier, date de mon anniversaire, nous dînions avec
des amis quand une pierre jetée depuis la rue vint frapper le rebord
d'une fenêtre de la pièce de séjour. Un instant plus
tard, une autre brisa la vitre.
J'avais souvent lu, surtout chez Soljénitsyne, que la police secrète
des pays de l'Est utilisait voyous et prostituées contre les intellectuels.
Malgré tout, il ne me vint pas à l'idée que ce nouvel
assaut, plus sauvage et qui devait être le plus long, puisqu'il
allait se poursuivre jusqu'à la mort du dictateur, commencerait
par un bris de vitre.
Ainsi camouflée sous une apparence banale s'amorçait une
des histoires les plus sombres qui soient, de celles que l'on ne peut
concevoir qu'au sein de l'enfer communiste. Les personnages les plus divers
y furent mêlés : voyous, catins, voleurs, espions, juges
d'instruction, agents de patrouilles de nuit et officiers de la Sigurimi
de la capitale, le chef de la police, le chef du parquet de Tirana, le
chef du tribunal de la capitale, le président de la Cour suprême,
les secrétaires des comités de Parti de Tirana, le ministre
de l'Intérieur, le premier adjoint d'Enver Hoxha, Ramiz Alia, la
femme du tyran, Nexhmije Hoxha.
A la manière d'un chur accompagnant le récitatif de
l'événement, tantôt spontanément, tantôt
en suivant un scénario clairement préétabli, participèrent
à cette histoire les rejetons des dirigeants, leurs brus et leurs
gendres, des militants de quartier, des vétérans, des violonistes,
des écrivains, des cancaniers d'estaminets, et, bien entendu, toute
la cohorte secrète de la Sigurimi.
C'est seulement quelques semaines plus tard, quand l'événement
apparut dans toute son ampleur et trouva surtout à s'inscrire dans
un tableau plus vaste, que ressortirent le coup de main et la manière
bien connus du maître qui avait conçu le scénario.
Attaque dans trois directions (selon le schéma scientifico-marxiste
désormais familier : " trois directions", "trois
tendances", "trois courants", etc.). Discrédit moral.
Discrédit littéraire. Discrédit politique, pour couronner
le tout. Après quoi la suite se laissait deviner.
On en était donc au début du dénigrement moral. Il
avait commencé par un scandale. Le bris de vitre n'ayant pas atteint
son but, l'auteur de l'acte, un voyou du quartier, essaie d'abord de forcer
à l'aide d'un levier la porte de notre appartement, puis se poste
dans l'escalier, jusqu'au moment où il est arrêté
par la police. Son comportement est plutôt bizarre. Le lendemain,
"indigné" par sa garde à vue de quelques heures
et souffrant d'une infortune amoureuse, il ingurgite une certaine quantité
d'insecticide. Hospitalisation à grands bruits, pleurs, fleurs,
épanchements. Deux heures plus tard, on le sort de l'hôpital.
Un médecin de mes relations me confie qu'il s'agit d'un simulateur.
Il n'a jamais rien avalé de tel. La suite de l'affaire est des
plus étranges. La mère du garçon, complètement
ivre, vient le même soir au bas de chez nous et se met à
hurler : I. K., agent de la bourgeoisie, collaborateur de M. Shehu, pourquoi
refuses-tu une alliance avec notre famille ? Est-ce parce que nous sommes
des gens simples et que tu es un aristo ? Sale bourgeois, agent des Américains,
on va te faire voir où tu finiras !
C'est la première fois que j'entends parler d'une telle proposition
d'alliance. De même, c'est la première fois que j'entends
formuler de cette manière ce qu'on appelle une "demande en
mariage".
Entre-temps s'est rassemblée en bas de chez moi une petite foule.
Il est huit heures et demie du soir, notre immeuble est situé en
plein centre de Tirana, et l'on peut imaginer la rapidité avec
laquelle se sont regroupés les badauds.
Rapplique la police. La femme se remet à hurler. Elle en vient
aux mains avec les forces de l'ordre. La foule cherche à intervenir.
On sent que le scandale se répand comme une traînée
de poudre. Mon nom est sur toutes les lèvres. Les commentaires
sont des plus extravagants.
Tard dans la soirée, une de mes connaissances, attachée
au ministère de l'Intérieur, vient me voir, l'air sombre
et préoccupée :
- Ce qui se passe m'inquiète. Oui, vraiment.
- Rien de surprenant, lui dis-je. Tout scandale, si peu fondé soit-il,
finit par vous éclabousser. Souvent même, plus il est absurde,
plus il vous fait de tort.
- Je pense à tout autre chose. Je vais te révéler
un secret : j'ai vu le dossier de cette femme... Surtout, je t'en prie,
que tout cela reste entre nous. Tu comprends ce que je risque... J'ai
donc pu consulter ce dossier. Il s'agit d'une de nos agentes. Spécialisée
dans le secteur des étrangers. (Apparemment, j'étais déjà
considéré comme un étranger !) Elle a eu la peau
d'une multitude de gens. C'est pour cela que je suis inquiet à
propos de ce qui s'est passé. Je crains qu'il n'y ait là
quelque chose de plus profond...
Que les
racines de l'affaire fussent plus profondes, cela apparut au grand jour
une semaine plus tard. Quand, la veille de la réunion du présidium
de l'Union des écrivains, on distribua le
rapport du président D. Agolli en vue du prochain plénum,
je n'en crus pas mes yeux. On y critiquait - ou plutôt on y rejetait
- près de la moitié de mon uvre. Depuis quarante ans,
à aucun plénum on n'avait adopté pareille attitude
vis-à-vis d'un écrivain connu. On y blâmait sévèrement
et nommément Avril brisé, Qui a ramené Doruntine
? et surtout Le Palais des rêves.
On y condamnait aussi la plupart de mes uvres inspirées de
légendes ou tirées de l'Histoire.
La réunion
eut lieu le lendemain dans une atmosphère tendue. A l'exception
de L. Siliqi, lequel, réclamant une critique mieux argumentée,
prit indirectement ma défense, aucun des membres du présidium
ne dit mot en ma faveur. En toute autre circonstance, leur attitude m'aurait
paru écurante, mais, étant bien au courant du climat
de terreur sans précédent qui s'était abattu sur
l'Albanie, je la jugeai compréhensible.
Cependant, comme lors de la vague de critiques de 1975, je nourrissais
un autre sujet d'angoisse. Cette fois encore, j'avais un proche ami en
prison (B. Sh.) et j'avais remis un manuscrit dangereux (Le Concert).
Je ne savais trop de qui je devais me défendre d'abord : des critiques
du moment, du détenu ou de mon propre manuscrit. Parfois je me
disais que le danger principal venait du prisonnier, mais quand je songeais
au manuscrit du Concert, autrement dit aux chapitres évoquant
le meurtre de Lin Biao par Mao Zedong, j'en avais la chair de poule. L'analogie
était plus que frappante : Mao Zedong et Enver Hoxha avaient accusé
leurs seconds, Lin Biao et M. Shehu, d'avoir voulu les supprimer pour
prendre leur place. En même temps, sur la fin mystérieuse
de Lin Biao comme sur la mort tout aussi énigmatique de M. Shehu,
partout dans le monde s'étaient répandus une ribambelle
de bruits, d'hypothèses, de soupçons. Et moi, dans mon Concert
(désormais, il figurait plutôt dans mon esprit sous l'appellation
de Requiem !), le plus légèrement, le plus follement
du monde, j'avais précisément dépeint l'assassinat
de son dauphin par le Grand Timonier en personne. J'avais donc dépeint
le lâche assassinat de Lin Biao par Mao au moment précis
où, partout dans le monde, on posait la question de savoir si Enver
Hoxha n'avait pas fait tuer traîtreusement M. Shehu. Les enquêteurs
du Parti étaient en droit de demander : qu'est-ce que cette analogie
? Pourquoi ce Macbeth constamment évoqué dès qu'il
est question de la haute direction communiste ? Et cette Lady Macbeth
: Chiang Ching ? Et ce Duncan, n'est-il pas aussi sanguinaire que Macbeth ?
Et puis, cette atmosphère de crimes et de spectres... Alors, on
joue à Shakespeare, hein ?
De fait, ils étaient bien en droit de penser et de dire tout cela.
A certains moments, bien plus qu'à eux, je m'en prenais à
moi-même : j'aurais pu me montrer plus circonspect, imbécile
que j'étais !
C'est ce que je me disais quand ils parlaient de "traitement subjectiviste
de l'histoire et des mythes". Formules innocentes, quasi idylliques
par rapport à l'horreur qu'elles recouvraient !
Maladroitement, je m'efforçais d'ébaucher une espèce
de défense. Le fait que j'eusse écrit ce roman avant le
suicide de M. Shehu pouvait atténuer un tantinet ma faute, mais
ne pouvait me disculper de l'accusation globale d'analogie. A fortiori
si quelqu'un se mêlait d'y rattacher la jalousie du sultan turc
envers la famille de premiers ministres des Köprülü, évoquée
dans Le Palais des rêves.
J'avais parfois le sentiment que la véritable raison de ce déchaînement
était précisément cette jalousie que j'avais décrite
tout à fait fortuitement, sans penser en rien aux rapports Hoxha-Shehu.
Le pire était qu'ils disposaient contre moi d'une arme terrible
: le prisonnier. A tout instant ils pouvaient descendre dans la cellule
de B. Sh. pour lui soutirer par la torture ce qui les intéressait.
Qu'était-ce donc que cette fatalité qui semblait s'acharner
sur nous ? nous demandions-nous, ma femme et moi. C'était la même
histoire qu'en 1975. De même qu'à cette époque, comme
si la détresse qui nous accablait ne suffisait pas, sur cet arrière-plan
lugubre se découpait l'ombre d'un prisonnier et, au-delà,
celle d'un manuscrit.
Comme en 1975, cette fois encore, le prisonnier et le manuscrit avaient
quelque rapport entre eux. Quand il avait été arrêté,
même s'il ne l'avait point lu, T. Lubonja avait eu connaissance
du manuscrit de La Niche de la honte. Durant la ténébreuse
année 1975, je m'étais souvent dit que ceux qui voulaient
me nuire pouvaient aller en prison l'interroger à ce sujet. (Que
sont donc ces têtes coupées de hauts fonctionnaires qui tombent
l'une après l'autre ? Est-ce votre propre fin que vous avez ainsi
préfigurée ?) Et voilà que, sept ans plus tard, le
scénario, comme un mauvais rêve, se répétait.
Cette fois, il était même pire : B. Shehu avait lu en entier
le manuscrit du Concert. J'avais donc tout lieu d'imaginer la descente
des enquêteurs dans sa cellule et son interrogatoire éventuel
:
Le juge
d'instruction : I. K. a-t-il précisé que dans Le Concert
il lancerait un avertissement à ton père, autrement dit
qu'il le préviendrait du risque qu'il courait de connaître
le sort de Lin Biao ?
B. Sh. : Oui, justement. Et même davantage. Il a indiqué
que mon père ne devait pas renouveler l'erreur de Lin Biao, mais
frapper le premier.
L'enquêteur : Ah oui ?
B. Sh. : I. K. m'a également informé qu'il avait
écrit une nouvelle version de Macbeth dans laquelle le véritable
meurtrier n'est pas Macbeth, mais Duncan, où Macbeth ne fait que
perpétrer aveuglément un crime téléguidé
par le cerveau de son chef, Duncan.
L'enquêteur : Tiens, tiens. Autrement dit, I. K. entend démontrer
que le meurtre des dirigeants par leurs seconds est toujours légitime.
B. Sh. : Oui, c'est bien cela ! J'avais beau m'efforcer de détacher
mon esprit de ce qui pouvait se passer dans les cellules de la prison,
je n'y parvenais point. Je finis par me persuader que, cette fois, le
malheur ne me viendrait ni des légendes ni des thèmes historiques,
mais de quelque chose d'encore inédit : le manuscrit du Concert.
Aussi ma seule défense consisterait-elle à légitimer
mon roman.
Ce dialogue imaginé avec un enquêteur (il n'interrogeait
plus B. Sh., mais moi-même) m'aida à trouver la manière
d'articuler ma défense :
L'enquêteur : Pourquoi, monsieur I. K., êtes-vous tenté
par des thèmes aussi macabres : complots, assassinats au sommet
de l'État, etc. ? Aucun autre écrivain n'a abordé
ce genre de sujets.
I. K. : Aucun autre écrivain ? Mais ces sujets ont été
traités par le plus grand écrivain de notre époque,
par le camarade...
L'enquêteur : Ah ?
Naguère
aussi, soulevant la question des thèmes proclamés tabous
dans la littérature albanaise, j'avais démontré la
nécessité de la levée de ces interdits par "le
contraste existant entre les documents du Parti et la littérature".
Les documents du Parti et les souvenirs d'Enver Hoxha étaient truffés
de sujets dramatiques, de complots, de luttes pour le pouvoir, de meurtres
en coulisses, comme à Elseneur, motifs que l'on ne retrouvait jamais
dans les lettres albanaises, encore moins dans la littérature de
l'Europe de l'Est.
Voilà, c'était cet argument que j'invoquerais à nouveau
pour justifier Le Concert, mais sans mentionner nulle part le titre
du manuscrit.
Ainsi donc préparai-je ma défense. Elle était fondée
sur la thèse selon laquelle la littérature albanaise, voire
la littérature socialiste universelle perdait de sa force parce
qu'elle avait perdu de son caractère dramatique. Ni Marx ni Engels,
encore moins Lénine et Staline n'avaient laissé de mémoires.
Alors que les souvenirs d'Enver Hoxha constituaient par endroits de véritables
thrillers. A la différence de leurs confrères de l'Est,
les écrivains albanais devaient profiter de ce trésor que
leur avait offert le destin. Et, dans ce jugement, j'étais absolument
sincère, sauf que le mot "destin" pouvait être
pris dans le sens de destin heureux ou malheureux, voire dans les deux
à la fois, comme dans mon cas.
... Quelle
est la signification du Palais des rêves
? Les mauvaises langues soutiennent qu'il évoque le ministère
de l'Intérieur et certains vont encore plus loin : ils songent
au Comité central... Dès la première page, la description
paraît bien... Quand vous êtes allés au Comité
central, il vous est sûrement arrivé de descendre à
la buvette qui se trouve au sous-sol. C'est un des rares endroits à
Tirana, pour ne pas dire le seul où l'on vous sert du salep.
Est-ce une coïncidence si à la buvette du Palais des rêves
on sert justement du salep, ou bien ?... En outre, vous avez décrit
les Archives du Palais. Vous avez été à deux ou trois
reprises aux Archives du Parti, n'est-ce pas ? Si je ne m'abuse, vous
avez compulsé le dossier du différend albano-soviétique
que vous aviez prétendu avoir besoin de consulter pour votre roman
Le Grand Hiver. Curieusement, dans Le
Palais des rêves, le personnage principal se rend
également aux archives pour feuilleter le dossier de quelque vieille
querelle... Un combat contre les Slaves... Plus singulier encore, l'employé
estime que les éléments du dossier ne sont fondés
que sur une poignée de rêves, des rêves à demi
effacés... Cette discordance entre la réalité des
faits et les indications couchées noir sur blanc dans le dossier
est-elle purement fortuite ou n'évoque-t-elle pas, fût-ce
inconsciemment, l'impression que vous avez vous-même éprouvée
en compulsant le dossier du contentieux albano-soviétique ? En
outre, vous n'avez pas été sans connaître un appel
du camarade Enver Hoxha adressé aux membres du Parti, leur enjoignant
de signaler de toutes les manières, y compris par lettres anonymes,
toute menace et tout complot éventuels ? Voilà qui rappelle
étrangement l'appel du sultan à tous les sujets de l'empire
pour qu'ils envoient la relation de leurs rêves annonciateurs de
manière à protéger l'État contre les périls
qui le guettent. Au surplus, vous faites allusion à un maître
rêve que l'on porte chaque vendredi au souverain et qui, dans bien
des cas, est mensonger... Il y a là une allusion non seulement
aux calomnies de la bourgeoisie internationale sur les procès de
Moscou, mais pis encore, aux diffamations de nos ennemis sur les récents
complots éventés en Albanie par le camarade Enver en personne...
Vous n'ignorez pas qu'ils prétendent que ces complots n'ont jamais
existé, que ce sont de pures affabulations, des fantasmagories,
des rêves de paranoïaque... Et pendant que nous y sommes, nous
avons également ici le manuscrit de votre roman Le Concert,
dont il ressort qu'il n'y aurait eu aucune espèce de complot dans
l'armée. Comme vous le constaterez, c'est bien la même idée
qui revient d'une uvre à l'autre... Pour en revenir au Palais,
qu'est-ce que ces chevaux qui s'embourbent dans la plaine, ces messagers
auxquels il faut un an et demi pour arriver au cur de l'État,
ce massacre dans la famille du Premier ministre, ce brouillard qui enveloppe
toutes choses ?
Assez !...
Le Palais des rêves
m'avait inoculé toute son angoisse. J'étais moi-même
tombé dam le piège que j'avais tendu, et le roman, je ne
sais trop pourquoi, se vengeait, me battait froid, ou bien se jouait de
moi. Mais sa vengeance ou son rejet se révélaient mortifères.
Je dormais mal. Ma femme me disait que je criais dans mon sommeil. En
fait, je ne savais pas de qui ni de quoi je devais d'abord me défendre
du Palais des rêves lui-même,
du manuscrit du Concert ou du prisonnier dans sa cellule... Nature
morte avec manuscrit et barreaux de prison.
Le plénum
eut lieu dans la salle de concert du palais de la Culture. Y participait
près de la moitié du Bureau politique, avec à sa
tête Ramiz Alia. J'avais été désigné
pour faire partie du présidium, ce qui devait se traduire pour
moi par une torture particulière. Il me fallait soutenir les regards
de quatre cents personnes alors que m'étaient imputées de
monstrueuses allusions hostiles à l'État.
Autour de moi se tenaient un certain nombre des hauts dirigeants du Parti
et notamment Ramiz Alia. Les autres avaient pris place dans la salle au
premier rang de fauteuils. L'épouse du dictateur, en particulier,
ne me quittait pas des yeux.
Le rapport fut lu par D. Agolli. Quand il en vint au passage qui me concernait,
il se fit dans la salle un silence sépulcral. Les critiques avaient
été alourdies. Apparemment, la veille, au moment même
où je me retournais dans mon sommeil, on avait exigé que
la formulation des accusations fût durcie. Elles étaient
terribles : allusion manifeste à l'Albanie socialiste, évocation
ouverte de l'isolement du pays...
Dans un éclair, je me souvins du jour où j'avais porté
mon manuscrit à la maison d'édition, de la halte que j'avais
faite au café de l'hôtel Tirana, de mon envie hésitante
d'apporter quelque correction à la première page. Seigneur,
que m'était-il arrivé ? Mon héros aussi était
tombé par hasard sur le rêve fatal, avait d'abord songé,
indécis, à le retirer, puis, pour son malheur, l'avait abandonné
à son sort...
Art maudit ! maugréai-je en mon for intérieur pour la centième,
peut-être même la millième fois. Il me conduisait inexorablement
à ma perte.
Après lecture du rapport commencèrent les interventions.
Durant les pauses, la femme du dictateur serrait ostensiblement la main
à ceux qui m'avaient critiqué, elle les félicitait
et tournait le dos à ceux qui s'étaient tus sur mon cas.
J'étais plongé dans une sorte d'hébétude.
J'aurais eu bien du mal à définir ce que je ressentais.
Après coup, je suis revenu plus d'une fois sur ces moments, mais
sans jamais parvenir à déterminer ce que j'avais alors véritablement
éprouvé. Le fait que mon arrogance avait encore monté
d'un cran témoignait que je n'étais pas particulièrement
effrayé. L'expression de dureté qui, selon mes amis, se
lisait sur mes traits, attestait la même chose. En réalité,
une sorte de révolte sourde m'envahissait de plus en plus, la même
que sept ans auparavant, dans la plaine bourbeuse, face à la cuve
de béton. Ce sentiment de révolte venait de fort loin, de
l'âme même de la littérature, des siècles éloignés,
de la mémoire du temps. J'avais tendu à ces gens un miroir
dans lequel ils se regardaient et contre lequel ils crachaient. Pourtant,
cette uvre était appelée à survivre alors qu'eux-mêmes,
après s'être couverts de honte, s'être traînés
comme des esclaves, seraient déjà devenus poussière.
Tiens bon, ô mon étoile, ne va pas choir... Tiens bon, ô
mon arrogance... Voilà qui risque de paraître une forme de
courage a posteriori, évoquée alors qu'on est tenté
de gommer les ombres et d'accentuer les tons favorables, mais il est un
fait qui m'autorise à penser que je n'étais pas réellement
effrayé autant qu'on aurait pu le supposer : je ne fis pas d'autocritique.
Et pourtant, tous l'attendaient, cette autocritique ; certains avec une
joie vengeresse, d'autres avec un détachement morbide, la plupart
avec anxiété. Quand je me levai pour prendre la parole,
la salle était pétrifiée. On sentait que ce n'était
pas seulement un écrivain qui était visé. Au-delà,
on entendait frapper et renverser bien d'autres choses. On s'était
remis à abattre églises et cathédrales, on étouffait
des voix porteuses d'espérance, on détruisait des icônes
qui avaient difficilement revu le jour, des alléluias qui s'étaient
péniblement refait entendre.
Je sentais tout cela, aussi réduisis-je mon autocritique, ce rite
obligatoire du communisme, à deux phrases. La première,
introductive et neutre : "Je comprends les remarques qui sont faites
pour le plus grand bien de la littérature." La seconde : "En
ce qui concerne le rapport entre passé et présent dans mon
uvre, je m'efforcerai de le rajuster en faveur du second."
Puis, comme si de rien n'était, comme si ce plénum n'avait
rien de particulier à voir avec moi, je lus mon intervention sur
la nécessité de renforcer la dimension dramatique dans notre
littérature, etc., suivant l'exemple que donnait le leader du pays
dans ses propres souvenirs.
Pendant toute la durée de mon intervention, l'épouse du
dictateur continua de m'observer du même regard glacé qu'elle
avait eu depuis le début. Ramiz Alia, lui, m'écoutait d'un
air très sévère, mais qui ne me produisait pas le
moindre effet, car cette sévérité me paraissait comme
dessinée sur du carton-pâte par une main enfantine.
Le plénum
dura deux jours. En guise de conclusion, Ramiz Alia prononça un
discours dans lequel il m'adressait un ultime avertissement et qui se
terminait par cette formule menaçante : "Le peuple et le Parti
vous hissent sur l'Olympe, mais si vous ne leur êtes pas fidèle,
ils vous précipitent dans l'abîme. "
Le plénum, comme tout plénum, prit fin par des applaudissements.
Suivant le rite, avant de quitter la tribune, Ramiz Alia salua de la main
l'assistance. Celle-ci suivait attentivement chacun de ses gestes. Certains
étaient comme grisés par leur victoire, autrement dit par
mon "renversement", d'autres restaient hébétés,
mais la plupart affichaient un air consterné et, çà
et là, mes yeux croisèrent un regard embué.
Je me sentais si harassé que je ne voulus voir personne, pas même
les amis fidèles qui m'attendaient dans l'escalier. En me dirigeant
seul vers chez moi, j'aperçus un groupe d'écrivains qui
avaient entouré et congratulaient la "nouvelle étoile
montante du plénum", l'écrivain d'origine paysanne
K. Kosta, à qui on venait de tresser force lauriers et que le Parti
s'apprêtait à "hisser sur l'Olympe", comme un modèle
de l'écrivain attaché au Parti, à la terre, au destin
du peuple, simple, modeste, aux antipodes de cet autre qui n'était
pas lié à la glèbe, mais l'était au contraire
à Paris et Broadway, qui s'était monté la tête
à cause de la traduction de ses livres à l'étranger,
arrogant et artificiel, tous défauts qui devaient lui valoir, semblait-il,
d'être "précipité au bas de l'Olympe".
M'ayant remarqué, K. Kosta se détacha du groupe qui l'entourait
pour venir à moi. Sur ses traits, à la joie se mêlait
une sorte de doute, de peur glacée, d'envie de s'excuser. "Je
ne saurais trop dire l'impression que tout cela me fait...", marmonna-t-il
entre ses dents. Il ajouta quelques mots que j'eus du mal à entendre,
mais qui exprimaient, semblait-il, sa peur face à son triomphe
inattendu, en même temps qu'un mauvais pressentiment que le cours
des événements n'allait pas tarder à confirmer.
Plus loin, au carrefour, je vis d'autres écrivains, pour la plupart
mes ennemis de toujours, qui entraient au restaurant de l'hôtel
Tirana pour fêter leur victoire. Ils avaient bien raison. Cela faisait
tant d'années que j'avais perturbé leur tranquillité,
leur confort, leur réputation, les empêchant d'en jouir.
Si je n'avais pas été là, leur vie aurait sûrement
suivi un cours fort différent, leur renommée aurait été
plus grande, leurs conditions de vie meilleures, leurs femmes peut-être
plus attachées à eux.
Ils avaient bien raison de se réjouir et j'étais si las
que je me sentis capable de leur lancer : Allez à votre fête,
c'est vous qui avez gagné, félicitations !...
Comme si un terme venait d'être mis à mes souffrances, j'éprouvais
une sensation étrange, nullement pénible, agréable
au contraire, une sorte de vide, mais baigné de lumière,
une étrange mais douce détresse, presque sublime.
Une fois chez moi, j'étais tranquille. Je gagnai mon cabinet de
travail pour feuilleter à mon habitude les "manuscrits dangereux",
mais, bizarrement, à la différence des autres fois, je ne
barrai rien, ni mots ni phrases, ni ne déchirai aucune page. Je
ne sais pourquoi, je songeai à me procurer un second revolver,
en sollicitant cette fois un permis de port d'arme. Peut-être croiront-ils
que j'ai l'intention de me suicider, me dis-je, et ils ne se feront pas
prier pour m'en fournir un.
Avant que nous ne passions à table, deux personnes qui me témoignaient
beaucoup de bienveillance débarquèrent, toutes retournées.
Elles venaient directement du restaurant de l'hôtel Tirana. C'est
affreux, intolérable ! s'exclamaient-elles en s'interrompant l'une
l'autre.
Ce qui, selon elles, était affreux, intolérable, c'était
l'exultation que d'aucuns avaient manifestée au restaurant. Ils
ne cachaient pas leur allégresse, comprends-tu ? A une table, ils
se sont même mis à chanter, à tel point que les serveurs
en ont été révoltés. Il n'y a pas de plus
vile engeance que celle des écrivains, me dit l'un de ces amis.
Vois comme ils se réjouissent de voir démolir un des leurs
!
On n'y peut rien, répondis-je, alors que dans leurs yeux se lisaient
déjà les premiers signes du reproche : tu prends maintenant
des poses de philosophe ?
Sais-tu seulement ce qu'ils disent de toi ? fit l'un d'eux dans un dernier
effort pour m'arracher à mon apathie. Le monstre est enfin terrassé,
la littérature albanaise est désormais libre !
Ils ont raison, lui répondis-je, mais je me repentis aussitôt
d'avoir proféré ces mots, car leur défoulement se
dirigeait à présent contre moi.
A quoi rime ce calme olympien ?
Calme olympien ? Ces mots me frappèrent. Autrement dit, maintenant
que j'étais chassé de l'Olympe, je n'avais même plus
droit à sa sérénité ?
Écoutez, leur criai-je. Allez-vous me laisser tranquille ? J'ai
assez de soucis en tête, ne venez pas me tarabuster davantage. Que
voudriez-vous que je fasse ? Que j'aille à ce maudit restaurant
y lancer une bombe ?
Tu dois aussi penser à nous, objectèrent-ils. Avec toi,
c'est nous tous qui sommes renversés.
Et alors ? D'après vous, que devrais-je faire ? Pouvez-vous seulement
me dire ce que vous attendez de moi ?
Voyant que je sortais de mes gonds, ils s'apaisèrent et me présentèrent
leurs excuses. Par la suite, ils devaient m'expliquer qu'ils avaient été
désemparés, que mon calme, Dieu sait pourquoi, leur avait
fait l'effet d'un abandon.
Mon réveil
dominical fut sombre. Ma femme entra dans notre chambre en brandissant le
Zëri i Popullit. Toute la partie du rapport qui s'en prenait
à moi y était reproduite.
Le lundi matin, on me fit savoir qu'une réunion était convoquée
d'urgence à l'Union des écrivains. Le Comité central
du Parti y avait envoyé un délégué. Son intervention
fut brève, sur le ton du commandement : les critiques contre Ismail
Kadaré devaient être considérées comme closes.
Le Parti avait atteint son but (lequel ?). La presse ne devait plus en reparler.
Surtout pas du Palais des rêves.
Ce livre devait être oublié, comme s'il n'avait jamais vu le
jour, lui-même pareil à un rêve... L'encerclement bourgeoiso-révisionniste
de l'Albanie se faisait plus menaçant que jamais ; tous les écrivains
devaient se mobiliser comme un seul homme autour du Parti et du camarade
Enver.
Que s'était-il donc passé ? On était désormais
habitué à de pareils retournements orwelliens et nul ne chercha
sérieusement à le savoir. Moi pas davantage.
Que quelque
chose se fût produit, cela tombait sous le sens. Que le dictateur
lui-même fût à l'origine de ce revirement soudain,
cela non plus ne faisait pas l'ombre d'un doute. Peut-être les pressions
internationales avaient-elles joué un certain rôle, encore
qu'il fût trop tôt pour en décider. Sans qu'on sût
si elle avait quelque rapport direct avec l'événement, une
première réaction avait été enregistrée
dès le samedi. Le jour même où se déroulait
le plénum de Tirana, le journal français Le Quotidien
de Paris m'avait consacré cinq articles dans le même
numéro [voir ICI trois
de ces articles]. Le fait était singulier, à plus forte
raison si l'on en jugeait par le ton de ces articles ; ils étaient
non seulement truffés d'appréciations élogieuses,
mais parcourus comme par un fil rouge de l'idée suivante : pour
une nation, la valeur de ses grands écrivains est inestimable,
et malheur au pays ou à l'époque qui ne sait les apprécier
!
Par la suite, j'eus beau m'y efforcer, jamais je ne pus savoir au juste
si cette grêle d'articles était pure coïncidence ou
si une rumeur venue de Tirana (deux semaines auparavant, le bruit avait
déjà couru que je devais y être critiqué) l'avait
provoquée. J'ai plutôt conclu à un heureux concours
de circonstances.
Je ne suis pas davantage parvenu à comprendre si la décision
de mettre un terme à cette campagne avait eu quelque rapport avec
les articles du Quotidien de Paris ou si elle avait été
prise par Enver Hoxha. Dans ce dernier cas, même si la presse ou
une note d'information de notre ambassade n'avaient pu parvenir aussi
vite à Tirana, on ne pouvait exclure qu'un appel téléphonique
urgent de Paris, dès le dimanche, eût fait réfléchir
le dictateur. A quoi il convient d'ajouter que la librairie Lamartine,
sise rue de la Pompe, en face de l'ambassade d'Albanie à Paris,
avait consacré une partie de ses vitrines à mes uvres
et à des photos de moi, ce que nos diplomates avaient dû
prendre pour l'indice certain d'une réaction, d'une protestation,
d'une provocation, d'une menace ou le diable sait quoi encore, fomentées
par le gouvernement français, la CIA ou la terrifiante OTAN !
Écartant ces supputations, je pensais qu'il n'y avait là
encore qu'une coïncidence et que le brusque retournement d'humeur
du dictateur avait été suscité, dans la journée
de ce même dimanche, par la lecture du Zëri i Popullit.
Les critiques dirigées contre moi étaient vraiment allées
trop loin. J'étais accusé d'avoir écrit Le
Palais des rêves afin de discréditer l'État
albanais. Or, même si quelque doute pouvait subsister à ce
sujet, on ne pouvait le reconnaître. L'admettre serait en effet
revenu à déclarer publiquement que l'écrivain visé
était hostile au régime. Donc que l'État albanais
aurait créé un pareil monstre de ses propres mains. Ce monstre,
il lui fallait soit le supprimer, soit se mesurer à lui. Se mesurer
à un tel démon, ce nabot d'État dictatorial n'en
avait pas les moyens, alors que le supprimer lui était sans doute
plus facile. Mais ledit monstre détenait un talisman : le portrait
du tyran. Si on le précipitait dans l'abîme, il l'emporterait
avec lui.
Ce dimanche après-midi, Enver Hoxha se trouve confronté
à un grave dilemme. (Un de ces tourments que Qafzezi entrevoyait
sans doute dans son sommeil.) Il peste contre tout un chacun.
Contre Ramiz Alia, dont il n'est jamais parvenu à pénétrer
les recoins secrets de la pensée, contre ses autres auxiliaires,
sans doute aussi contre sa femme à l'esprit étroit et vindicatif.
Au surplus, il ne faut pas oublier que durant toute cette journée
il n'a cessé de pleuvoir. Un des médecins du tyran m'a confié
que la pluie jouait un rôle extrêmement négatif dans
son humeur. On ne comptait pas les jours de pluie qui avaient été
à l'origine de certaines de ses décisions les plus sinistres,
voire d'atrocités. Plus que toute autre chose, la pluie évoquait
pour lui la mort, et malheur à ceux dont le sort devait être
scellé un jour d'averse ! Il devait en être de même
par ce dimanche de mars. Peut-être ceux qui connaissaient ce trait
du personnage m'ont-ils plaint, ce jour-là... Pourtant, par un
étrange paradoxe - peut-être aussi par un caprice du hasard
qui, tout comme il frappe et meurtrit les écrivains, en vient parfois
aussi à les protéger -, la pluie et la mort étaient
de mon côté. Du reste, elles avaient toujours été
mes alliées, pour la simple raison que toutes deux se rattachaient
à la fugacité de la vie, à la mémoire, à
l'immortalité, par conséquent à ce talisman dont
j'étais le seul et unique détenteur : le portrait du dictateur.
Il aurait beau me frapper, jamais les coups ne seraient assez forts pour
endommager ce médaillon. Notre duel tenait du cauchemar. Il s'approchait,
mais sa main qui brandissait la hache ensanglantée s'amollissait,
ralentissait au-dessus de ma tête, pour finir par reculer.
Le pacte qui nous unissait était vraiment un pacte luciférien,
sauf que n'était pas clairement établi lequel de nous deux
était le diable, lequel Faust. A première vue, on aurait
pu penser que le diable ne pouvait être que lui, alors qu'en fait
c'était moi. Je pouvais à tout moment le frapper à
mort, alors qu'il ne serait jamais en son pouvoir de le faire.
Il pouvait défendre son propre portrait contre tous et à
n'importe quel prix, sauf contre moi. J'étais seul à pouvoir
le détruire à tout moment, le lacérer à coups
de couteau, à l'instar de Dorian Gray, détruisant ainsi
un de ses rêves, peut-être le plus cher.
Tu es désormais plus libre que jamais, me dit un jour, après
le plénum, un de mes proches amis, l'ingénieur T.B. Tu ne
comprends pas combien tout ce qui vient de se produire est magnifique
pour toi ? Ils ont eux-mêmes proclamé que tu es contre le
régime, et ils sont eux-mêmes contraints de se taire devant
toi. Ni condamnation ni damnation. Tu es donc le seul homme de ce pays
à s'être vu reconnaître le droit d'être contre
eux. Ils sont eux-mêmes tombés dans le piège qu'ils
t'ont tendu, et c'est là quelque chose de fantastique pour nous
tous. Dorénavant, tu peux jouer avec eux à ta guise. Tu
peux descendre sur la place Skanderbeg et y susciter un scandale, ils
seront obligés de dire : ce n'était pas lui. Ils prétendront
par exemple que c'était Dh. S. Shuteriqi. Ou que c'était
le Premier ministre, ou le directeur de la Banque d'État, mais
pas toi ! Quelle merveille !...
Mais je ne comprends pas pourquoi tu me regardes comme ça...
Je l'écoutais, mais sans aucune joie. J'aurais voulu croire ce
que me disait T.B., j'y avais moi-même souvent réfléchi,
pourtant mon cur me disait le contraire. La dictature est une hydre
à plusieurs têtes. Si elle ne parvient pas à vous
mordre avec l'une, elle en pousse une autre. Si elle n'y réussit
avec aucune de ses sept têtes, elle en sortira une huitième.
Ma liquidation éventuelle ou ma simple condamnation, mon emprisonnement
ou l'impossibilité de me jeter en prison, la recherche d'autres
solutions, la possibilité ou l'impossibilité d'en trouver,
etc. - autant de questions qui non seulement m'obsédaient depuis
longtemps, mais tarabustaient aussi beaucoup de gens en Albanie. Que cet
État eût toutes raisons de m'en vouloir, de ne plus me supporter,
et, pourquoi pas, de me harceler pour cela même, qu'en somme il
eût tous les motifs du monde de souhaiter ne plus m'avoir dans ses
pattes (pour ne pas dire trop crûment me supprimer, me faire assassiner,
etc.), c'était désormais l'évidence aux yeux de tous.
C'était même si évident qu'il eût paru tout
naturel d'entendre déclarer : On peut adresser des critiques au
dictateur, mais il est certaines choses sur lesquelles on le blâme
à tort. Par exemple en ce qui te concerne. Si l'on veut se montrer
vraiment impartial, force est de reconnaître qu'il a raison de vouloir
te liquider. Il a raison : à ce jour, on n'a jamais vu un tyran
aimer les écrivains. Mettons qu'il fasse exception parce qu'il
nourrit un faible pour la littérature. Mais voici qu'apparaît
un autre obstacle. Ce dictateur est lui-même écrivain (un
écrivain des plus moyens, pour ne pas dire - parle plus bas !...
- médiocre). Or où a-t-on vu qu'un écrivain moyen
(méd...), nanti des pouvoirs d'un dictateur, supporte qu'un de
ses sujets soit un écrivain normal (toujours pour ne pas user de
qualificatifs insupportables comme " éminent " ou "grand",
etc.) ? Franchement, il est même d'une générosité
excessive. Sans compter qu'après avoir dû avaler ce premier
affront, il lui est arrivé quelque chose d'épouvantable
: les uvres de l'écrivain-dictateur ont été
portées à tes éditeurs occidentaux - Fayard, Longanesi,
etc. - qui les ont refusées !
Après pareil désastre, tous s'accordent à dire que
l'on est allé trop loin. Il y a une limite à tout. Au fond,
le dictateur a lui aussi ses nerfs, c'est un homme après tout !
A partir de là, l'idée de la liquidation de l'écrivain
paraît si logique que, du coup, c'est son existence même qui
semble illogique, voire absurde. Dans le même temps, cette liquidation
tardant à se produire, l'écrivain continue de survivre et
les gens, déboussolés, cherchent la clé de l'énigme.
Il y a beau temps qu'ils vivent sous la dictature et ils ont appris à
bien connaître certaines de ses lois. Ainsi, ils comprennent fort
bien qu'il n'est aucune force au monde qui puisse vous protéger
contre la colère de Zeus, si ce n'est Zeus lui-même.
Ismail Kadaré
extrait de Le Poids de la Croix,
paru dans Invitation
à l'atelier de l'écrivain suivi de Le Poids de
la Croix
Fayard, 1991
Quand
Voix au chapitre lit Ismail Kadaré : http://www.voixauchapitre.com/archives/2019/kadare.htm
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