"Ismaïl Kadaré en liberté auto-surveillée"
propos recueillis par Laurence Cossé
Le Quotidien de Paris, 27 mars 1983

CINÉMA-LETTRES Piccoli et Mastroianni tiennent les rôles principaux du film tiré de son livre Général de l'armée morte actuellement en cours de montage. Avec la prudence d'un écrivain d'État qui a connu des problèmes avec le parti, il s'est expliqué sur ses conditions de travail en Albanie.

Ismaïl Kadaré est à Paris, et c'est déjà une bonne nouvelle. Au printemps dernier, le bruit avait en effet circulé que le grand écrivain albanais, le seul à être mondialement connu, se voyait inquiété dans son pays, taxé publiquement de "traitement subjectiviste des éléments historiques", menacé dans ses fonctions de député de Tirana et de directeur de la revue de l'Union des écrivains. L'intéressé dément. On nous avait dit qu'il parlait sous surveillance, toujours chaperonné... Nous l'avons vu seul (il parle français). Évidemment, il n'en dit pas plus qu'il ne faut.

La raison de sa présence en France est qu'il a été invité à voir les "rushes" du film tiré de son premier succès en Occident, le Général de l'armée morte. L'histoire de ce général italien, venu, flanqué d'un aumônier, récupérer à Tirana les corps des soldats de Mussolini vaincus, cependant que l'armée albanaise au complet parade dans la ville, a été adaptée pour l'écran par Jean-Claude Carrière. Michel Piccoli joue l'aumônier, Marcello Mastroianni le général. Le metteur en scène est Lucciano Tovoli.

Kadaré est aussi à Paris pour superviser la publication, chez Fayard, de la première anthologie de la littérature albanaise, à laquelle ce chantre de la culture albanaise attache beaucoup d'importance.

"Inquiété ?" Kadaré rit. Mais pas du tout. Je ne comprends pas. J'ai été critiqué, comme il est normal qu'un écrivain le soit, comme les écrivains le sont chez vous. C'est naturel. Ce n'était pas la première fois que ça m'arrivait. Depuis que j'écris, j'ai été alternativement apprécié, critiqué, apprécié, critiqué...

LE QUOTIDIEN. - Mais dans quelles conditions s'est exprimée cette critique-ci, et sur quoi portait-elle ?
Ismaïl KADARÉ. - C'était au dernier plénum de l'Union des écrivains, qui en réunit régulièrement. Celui-ci portait sur le thème de la littérature et l'époque contemporaine. Et on m'a reproché d'écrire plus d'ouvrages sur le passé que sur le présent. Il est vrai que mes trois derniers livres portaient sur des sujets historiques (1) (j'en avais écrit avant qui étaient d'actualité), vrai aussi que cette tendance à s'inspirer du passé pouvait être imitée par les jeunes écrivains, et que ce n est pas une bonne chose. Le vrai sujet de la littérature, c'est l'époque contemporaine, et c'est là qu'on voit la qualité d'un écrivain.
Je ne nie pas qu'on m'ait fait ce reproche, ni qu'il m'a été dur.
Ce qu'on ne sait pas, c'est que la littérature est sans cesse l'objet d'un débat critique en Albanie. On discute beaucoup dans les journaux, auxquels les lecteurs écrivent, et dans des réunions organisées par l'université, les municipalités, les maisons de la culture...

Comment avez-vous réagi ?
Au plénum en question, j'avais déjà prononcé mon discours, Je n'ai donc fait qu'écouter. J'ai répondu ensuite dans ta revue de l'Union des écrivains que je comprenais fort bien...

Comment vivent les écrivains en Albanie ? Comment vivez-vous ?
Je suis un écrivain libre, c'est-à-dire professionnel...

Que voulez-vous dire ?
Les écrivains sont payés par l'Union des écrivains. Certains, comme moi, sont payés à plein temps. D'autres le sont à temps partiel, et ils continuent d'exercer leur métier d'ingénieur, d'instituteur, etc., 4 heures ou 6 heures par jour, selon les cas.
D'autres enfin se voient offrir des congés sabbatiques rémunérés. Personnellement, je suis écrivain libre depuis une quinzaine d'années. Je ne travaille pas.

Vous étiez député, tout de même.
Mais chez nous, ce n'est pas un travail ! Ce n'est pas rémunéré, et ça ne représente pas une occupation, comme pour les politiciens professionnels chez vous. Disons qu'il s'agit d'un honneur.

Comment l'union sélectionne-t-elle ceux des écrivains qu'elle rémunère ?
Quand on a publié quelques livres, on dépose une demande auprès de l'Union, qui est discutée, et acceptée ou non.

Combien y a-t-il d'écrivains "libres" ?
Une quinzaine. Deux ou trois cents sont payés à temps partiel.

Quelle est la liberté des écrivains, et des artistes en général, en Albanie ?
Ici, Kadaré s'énerve. Il n'a pas envie de répondre.
C'est fatiguant à expliquer pour moi, et pour vous très difficile à comprendre. Il faudrait exposer l'ensemble de l'organisation sociale chez nous, et le sens qu'y a la notion de liberté...

Écrivez-vous ce que vous voulez ou y a-t-il une censure ?
Il n'y a pas de censure en Albanie. Les choses se passent de la manière suivante : deux maisons d'édition d'État s'occupent l'une de la littérature, l'autre des écrits encyclopédiques, sociaux, politiques. On leur soumet son manuscrit, qui est lu et qui fait l'objet de critiques que l'auteur accepte ou non. L'Union des écrivains arbitre.

Quels sont vos projets, maintenant ?
J'ai un gros roman sous presse en Albanie, qui traite de ces dernières années là-bas, en en particulier de la rupture entre l'Albanie et la Chine.

Ce livre-ci est donc terminé. Et ensuite ?
J'ai d'autres projets, plusieurs. Je ne sais pas encore auquel je vais me mettre.

(1) Le Pont aux trois arches et Avril brisé, parus en français chez Fayard en 1982, et aussi Qui a ramené Doruntine ?, non encore traduit.


Quand Voix au chapitre lit Ismail Kadaré : http://www.voixauchapitre.com/archives/2019/kadare.htm