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Le
traducteur de Kadaré, Jusuf
Vrioni (1916-2001)
(voir la
liste ici des dizaines de livres traduits)
Alain
Bosquet - L'essentiel de votre uvre nous est connu grâce au
travail d'un seul et unique traducteur, ce qui est rare et sans doute
idéal pour un écrivain. Comment est née et se déroule
votre collaboration ?
Ismaïl
Kadaré - La traduction est sans conteste un des labeurs humains
les plus nobles. Parfois, dans ses moments d'abattement ou au contraire
de lucidité, l'humanité dans son ensemble donne l'impression
d'un énorme bègue sur le visage duquel ressortent les traces
de ce cruel tourment : l'incapacité de déchiffrer et transmettre
les messages... À dire vrai, chez les petits peuples, cet effort
devient encore plus pénible. Dans les petits pays dictatoriaux,
il revêt même une tonalité sinistre. Traduire, dans
ces pays, est tout à la fois magique et effrayant. Cet acte évoque
le passage d'une frontière, la nuit, dans les ténèbres,
quand les aboiements des chiens policiers risquent de se rapprocher et
les barbelés de vous ensanglanter.
C'est sans doute ce qui m'a le plus frappé dans la rencontre avec
mon traducteur, Jusuf Vrioni : non seulement son élégance,
sa nostalgie pour la France, son singulier talent, bien sûr, mais
aussi ses treize années passées dans les prisons et les
bagnes communistes.
Je l'ai connu au début des années 60. Je m'étais
rendu dans la petite pièce où il logeait provisoirement,
avec sa fiancée, pour me faire montrer le premier chapitre du Général
de l'armée morte dont il avait commencé la traduction
de son propre chef dans le timide espoir qu'elle serait publiée.
À l'époque, je ne connaissais pas encore le français,
mais, en dehors du russe, je lisais l'anglais. Aussi avait-il traduit
également à mon intention quelques pages dans cette langue.
En parcourant le texte français que je ne comprenais pas, je commençai
par me demander s'il avait pu sauvegarder son français de naguère
dans les geôles obscures, au fond des tranchées, derrière
les barbelés. L'avenir a montré que non seulement il n'en
avait rien perdu, mais qu'au contraire, dans la fange et l'abjection,
son français, laminé par la souffrance, s'était sublimé
et affiné comme il n'aurait pu l'être mieux ailleurs.
Quelque part dans mes carnets, j'ai écrit quatre vers à
son intention :
Au-dessus
du camp gelé, mêlés
À la neige tombant du ciel d'acier,
Les souvenirs des Champs-Élysées
Volettent avec ceux du français.
C'est
vous qui, le premier, avez salué le traducteur fantôme dont
le nom ne figurait pas en page de titre de mes livres. Votre appréciation
le réjouit et lui parvint comme un premier message envoyé
du monde libre auquel il était si profondément attaché.
Ce salut aussi était dans le droit-fil de son passé de forçat :
un signe venu du dehors, un coup frappé au mur, un espoir...
Bien entendu, mes éditeurs, en particulier les éditions
Fayard, ont accompli un travail notable afin d'éviter les éventuels
défauts de conversion de la très lointaine et difficile
langue albanaise en français. Ce soin a été particulièrement
redoublé à l'occasion de la publication de mes uvres
complètes
en France. Cette édition, actuellement en cours, est en train de
voir le jour à Paris dans les deux langues, en albanais et en français.
C'est la première fois qu'un grand éditeur européen
publie une telle série en langue albanaise. Fayard a toujours assorti
sa fidélité à mon endroit d'une attention sans relâche
aux écrivains albanais et à la culture albanaise en général.
En dehors de mes livres, cette maison a déjà publié
à ce jour divers auteurs albanais dont les uvres couvrent
quelque deux mille pages.
Ismail Kadaré
Extrait de Dialogue
avec Alain Bosquet, Fayard, 1995
Éric
Faye, qui a édité les uvres de Kadaré chez
Fayard (12 volumes)
et a publié des ouvrages sur lui, dont un d'entretiens, évoque
le traducteur en 1991.
C'est un
vieux jeune homme de 75 ans, Jusuf Vrioni, qui a traduit, en Albanie même
tout au moins jusqu'au départ en exil de l'écrivain
la majeure partie des textes de Kadaré. Cet Albanais affable est
doublé est doublé d'un Européen d'une grande culture
dont les souvenirs de jeunesse ont pour berceau Paris, Montreux ou l'Italie.
Natif de Bérat dans le centre de l'Albanie, il a vécu dans
son enfance à Corfou. En France, où il est à l'origine
venu pour ses études, il a passé près de 18 ans.
A partir de 1939, il se rend en Italie et y poursuit ses études
prépare un doctorat de droit. Il parle alors aussi bien italien
que français. Après la guerre, revenu en Albanie, Jusuf
Vrioni est arrêté du fait de ses origines bourgeoises. Il
passe une douzaine d'années en camp de détention, comme
bon nombre d'autres éléments suspects aux yeux des communistes.
Les autorités l'en font sortir car Enver Hoxha, auteur de dizaines
d'ouvrages politiques, a besoin d'un traducteur...
Jusuf Vrioni commence à traduire Kadaré en 1968. La traduction
du Général de l'armée morte ne porte pas sa
signature, comme celle de plusieurs autres romans du début de l'uvre,
mais il en est bien l'auteur. Les uvres de Kadaré, dit-il,
ne représentent qu'une petite partie de ce qu'il a traduit. Attaché
à une maison d'édition, il traduit une foule de textes divers,
dont des résumés d'articles scientifiques. Les délais
imposés le pressent, et dans cette longue suite de travaux, Le
général de l'armée morte a fait exception, car,
explique-t-il, il a pu le retravailler et le dactylographier trois fois.
Pour Jusuf Vrioni, plusieurs itinéraires permettent, en matière
de traduction, de parvenir au résultat final. Tapant directement
à la machine, il préfère effectuer tout d'abord une
première traduction qu'il retravaille par la suite. C'est ainsi
qu'il a revu Le grand hiver trois fois. Kadaré, depuis qu'il
maîtrise le français, relit la première mouture des
traductions. Jusuf Vrioni compte donc parmi les très rares traducteurs
capables de transposer des textes de leur langue maternelle en une langue
étrangère. Cinquante ans après son départ
de France, il parle un français d'une grande pureté, d'une
exactitude parfaite. Mais cette langue, conservée dans une sorte
de banquise par un demi-siècle d'éloignement, a le charme
d'un parler très légèrement suranné, car d'une
richesse comme on en n'en rencontre plus, donnant parfois des textes de
Kadaré le sentiment qu'ils ont été écrits
aux alentours de la dernière guerre. Jusuf Vrioni évoque
volontiers son métier rester fidèle au texte
mais en même temps en transmettre la musique sans en
oublier la difficulté majeure : le passage d'une langue fort peu
connue dans l'une des langues les plus parlées au monde, dont la
"toile de fond" est fort différente. Mais, comme pour
défendre sa langue maternelle, il souligne que l'uvre de
Kadaré ne peut être réellement appréciée
que par les privilégiés aptes à la lire dans le texte,
avançant implicitement l'idée qu'indépendamment de
ses qualités, le traducteur est confronté sans cesse à
la tâche impossible d'égaler, dans une autre langue, un texte
original qui, pour des raisons de structure, ne peut pas l'être.
Pendant notre conversation à cet hôtel Dajti hanté
par le spectre du général de l'armée morte, Jusuf
Vrioni s'est surpris souvent à évoquer sa jeunesse, avant
d'en revenir à son travail de traducteur. Un mois plus tard, invité
par le ministère français des Affaires étrangères,
il a pu revoir, quinze jours durant, un Paris qu'il n'avait plus arpenté
depuis cinquante ans.
Éric Faye
Extrait de Ismaïl Kadaré
: Prométhée porte-feu
José Corti, 1991
Un
portrait de Jusuf Vrioni, Le
Monde, 11 novembre 1994
LETTRES
ÉTRANGÈRES
Jusuf Vrioni, le fantôme élégant
Des
années durant, il fut, sans que nul sache son nom, le "passeur"
de Kadaré en Français. Il est aujourd'hui récompensé
aux Assises de la traduction d'Arles.
Devenues les rencontres annuelles des traducteurs internationaux, les
onzièmes Assises de la traduction littéraire d'Arles (ATLAS),
qui se tiendront les 11, 12 et 13 novembre, s'ouvriront avec une conférence
d'Édouard Glissant ""Traduire: relire, relier" et
consacreront, notamment, une table ronde à "Julien Gracq et
ses traducteurs". Seront également remis les prix de traduction
1994 : le Prix Nelly-Sachs à Alain Suied pour ses traductions
de Keats (Aubier) ; le Prix d'encouragement "Découvertes"
à Gilles Ortlieb pour le roman de Séféris, Six
nuits sur l'Acropole (Calmann-Lévy/Maren Sell) ; et
le Prix Halpérine-Kaminsky à l'exceptionnel bilingue Jusuf
Vrioni, le rare et discret traducteur de Kadaré, que nous avons
longuement interrogé.
"Traduit
de l'albanais"... Pendant dix ans, Jusuf Vrioni a été
un fantôme. Nul ne pouvait savoir qui était le fin connaisseur
de la langue française, l'auteur des traductions remarquables,
"made in Tirana" et non signées, des romans d'Ismaïl
Kadaré: le Général de l'armée morte
(1970), les Tambours de la pluie (1972), Chroniques de la ville
de pierre (1973), le Grand hiver (1978), le Crépuscule
des Dieux de la steppe (1980)... Avec Avril brisé et
le Pont aux trois arches (1981), apparut, pour la première
fois, le nom du fantôme, enfin reconnu. S'il existe un traducteur
littéraire qui mérite, à part entière, d'être
qualifié de "passeur", c'est bien Jusuf Vrioni, qui,
en permettant de lire en français Kadaré, a ouvert, sans
en avoir l'air, la première brèche dans le rideau de fer
de ce pays isolé du reste du monde.
Un jour,
au début des années 60, il avait lu une critique à
propos d'un livre qui méritait, disait-on, d'être publié
à l'étranger, le Général de l'armée
morte. "Il m'a plu par une originalité peu commune et je
l'ai traduit immédiatement. Puis j'ai fait la connaissance de Kadaré,
qui était très admiré par la jeunesse, très
critiqué par les détracteurs attachés au réalisme
socialiste. J'ai recopié à la machine ma traduction trois
fois. Elle a paru à Tirana aux Éditions en langues
étrangères en 1967 et, par chance, Javer Malo, le journaliste
qui avait fait la critique du livre, a été nommé
ambassadeur en France." Ainsi le Général parviendra
jusqu'à un éditeur français. "Je n'avais
jamais pensé que ce serait la connaissance des langues qui me servirait
dans la vie", dit cet homme élégant, volontiers
sarcastique, usé par près de treize ans de camp de travail,
qui parle un français châtié sans aucun accent. Né
le 16 mars 1916 dans une des grandes familles beylicales propriétaires
de plusieurs milliers d'hectares en Albanie du sud et en Grèce,
il avait connu la jeunesse dorée des fils de famille. Tennis, ski,
automobile. On le destinait au commerce, et son père, plusieurs
fois premier ministre du Roi Zog, ministre des Affaires étrangères,
puis ambassadeur d'Albanie en France, l'avait fait venir à Paris
à sept ans. Il y passera plus de seize ans, d'abord au lycée
Janson-de-Sailly, puis à l'Université. Diplômé
d'économie politique, de finances privées et d'HEC, il part,
en août 1939, de Paris vers l'Italie, qu'il quitte, en 1943, quelques
semaines avant la capitulation, pour retourner en Albanie. Erreur !
Douze
ans de prison
Un jour d'automne 1947, il est arrêté dans la rue, sur une
place de Tirana, alors qu'il avait rendez-vous avec une amie. "C'était
le 13 septembre, se souvient-il. Quand j'ai été libéré,
au bout de treize ans, je suis allé voir si elle était là.
Elle ne m'attendait plus; et elle était mariée."
Le Parti communiste préparait son premier Congrès pour 1948.
Partout, il y avait des rafles. "On arrêtait d'abord, et
on cherchait les chefs d'inculpation ensuite. Après six mois d'interrogatoire,
on a décidé de me faire un procès pour espionnage
stipendié par la France... J'ai été condamné
à quinze ans d'emprisonnement." "Les prisonniers
servaient à améliorer le pays", soupire-t-il avec
un sourire. Il a creusé des canaux d'irrigation, travaillé
dans les mines, construit l'aéroport de Tirana-Rinas pendant trois
ans. Libéré en décembre 1959, il ne peut faire autre
chose que traduire : "Je pense que j'ai traduit des dizaines
de milliers de pages de littérature politique, des bulletins de
théorie, des revues, etc. Il fallait m'exploiter au maximum. J'avais
un rendement moyen de trente pages par jour. Malgré tout, dans
cette maison d'édition, il y avait, en dehors des supérieurs
administratifs, des gens cultivés, sympathiques." Il y
eut aussi ce voyage rocambolesque en Suède en 1979 : un mois
à travailler en secret, enfermé dans l'ambassade, pour revoir
un texte d'Enver Hodja avec un spécialiste marxiste-léniniste !
Vrioni,
lui, restait donc complètement inconnu. Ses traductions arrivaient,
toutes prêtes. "Un beau jour, après le Grand hiver,
en 1978*, Alain Bosquet a écrit dans le Monde : "Nous
savons qui est l'auteur de la traduction. Il a droit à notre reconnaissance".
J'ai eu une de ces frousses... Hodja? Je ne l'ai jamais rencontré.
Mais il m'avait fait savoir, alors, qu'il avait apprécié
ma traduction. Et à partir de ce moment-là, j'ai eu l'autorisation
de publier sous mon nom."
Plus de
vingt titres Kadaré-Vrioni auront paru depuis. Vrioni souhaite-t-il
traduire un autre romancier ? Il n'est pas sûr qu'il retrouve
jamais, avec un autre, un accord si parfait. Et réciproquement.
"Dans ma vie, ce que j'ai fait de mieux, vous savez, c'est la
prison, conclut-il avec le même sérieux qu'ont les Russes
qui parlent du Goulag. On y vit avec plus d'intensité. Et, sur
le plan humain, c'est certainement le moment de ma vie où j'ai
été le plus en règle avec moi-même. C'était
une leçon de modestie sociale, face à des gens d'une valeur,
d'une générosité incroyables. Pas tous. Il y avait
aussi des salauds, des mouchards. Et des gens merveilleux." Discret,
il ne dit rien des épreuves qui ont brisé sa santé.
En 1989,
il avait eu, pour la première fois, l'autorisation de revenir dans
la ville de son enfance, de sa jeunesse. Cinquante ans après...
Il sera samedi 12 novembre en Arles pour recevoir son prix.
*
Dans cet article du
Monde du 11 novembre 1994 sur Le Grand Hiver, Alain Bosquet
insère la note suivante :
Le Grand Hiver, d'Ismaïl Kadaré, Fayard, 515 p., 69 F.
Comme d'habitude, le roman porte cette pudique mention : "Traduit
de l'albanais." Cette traduction est remarquablement fluide et d'une
rare élégance. Nous savons que le traducteur est un lettré
de là-bas, qui porte un nom souillé par la collaboration
avec les fascistes. Lui-même innocent, pourquoi faut-il qu'il paie
la faute des autres ? Il serait démocratique de nous le révéler
: il a droit à notre reconnaissance
KADARÉ
et
son traducteur VRIONI dialoguent sur la traduction
aux Assises
de la traduction en 1993
où Jusuf Vrioni a reçu le
Prix
Halpérine-Kaminsky
KARIN WACKERS
(traductrice de théâtre italien)
Je me tourne vers Jusuf Vrioni, qui va nous parler de sa passionnante
et singulière rencontre avec Ismaïl Kadaré. Jusuf Vrioni
est le traducteur en français de presque toute l'uvre d'Ismaïl
Kadaré. Après des études de droit, d'économie,
de sciences politiques à Paris et à Rome, Jusuf Vrioni retourne
en Albanie, où très vite il est condamné à
douze ans de travaux forcés. A sa sortie de prison, il se lance
dans la traduction de l'uvre d'Ismaïl Kadaré.
Fait étrange, ô combien significatif, sa première
traduction, la traduction française du premier roman d'Ismaïl
Kadaré, Le Général de l'armée morte,
sortira dans l'anonymat et le restera longtemps. Nous en débattrons
directement avec Jusuf Vrioni, puisque, si vous ouvrez l'édition
en Livre de Poche du Général de l'armée morte, on
y trouve la mention "traduit de l'albanais", mais on ignore
par qui. Jusuf Vrioni va nous en donner le motif.
Actuellement, Jusuf Vrioni vit en Albanie et vient souvent en France.
Ismaïl Kadaré vit à la fois en Albanie et à
Paris.
JUSUF VRIONI
Notre animatrice vous a plus ou moins dit les conditions dans lesquelles
j'ai été amené à traduire l'uvre d'Ismaïl
Kadaré et comment j'ai commencé. Je vais donner quelques
précisions.
C'était dans des circonstances un peu particulières, c'est
le moins que je puisse dire. Toute l'uvre d'Ismaïl Kadaré,
et mon travail en même temps, est marquée par cette continuité
politique, ce milieu politique dans lequel nous vivions. Comment ai-je
été amené à m'occuper de traduction ? Comme
Karin Wackers vient de le dire, je ne suis pas tout à fait un littéraire,
j'ai fait des études de sciences humaines. Mais, à ma sortie
de prison, il fallait essayer de me recycler. J'avais lu le roman d'Ismail
qui m'avait beaucoup plu, et je me suis dit : Étant donné
que, dans les pays de l'Est, il y a des éditions en langues étrangères
pour la propagande du régime... en traduisant cette uvre,
dont j'ignorais quel serait le succès et comment les choses allaient
se passer par la suite, j'ai fait une tentative. J'étais évidemment
sans travail à cette époque. Ayant lu le livre, qui m'a
plu, je le répète, je me suis mis à le traduire.
C'est peut-être un des livres que j'ai traduits avec le plus de
passion et surtout celui que j'ai retravaillé plusieurs fois, que
j'ai recopié, que j'ai suivi jusqu'aux dernières épreuves.
Il a été publié en Albanie en édition étrangère,
c'est-à-dire en français, et il devait faire le chemin que
font généralement ces publications des pays de l'Est, mais
sans trop savoir le sort qu'il allait connaître.
Puisque nous sommes ici pour parler des rapports entre auteurs et traducteurs,
c'est à ce moment-là que j'ai connu Ismaïl. Je me suis
mis en contact avec lui. Je lui ai dit que j'avais l'intention de traduire
son livre. Il en a été ravi. J'avais du reste commencé
à le traduire en anglais. Il s'en souvient. Je me suis mis à
le traduire en français parce que cela m'était plus facile.
On s'est mis d'accord. A l'époque, Ismaïl ne parlait pas très
bien français, il doit le reconnaître. Il n'y avait pas beaucoup
de problèmes sur des points de traduction, et, surtout, on communiquait
ensemble sur l'atmosphère du roman, on parlait de choses et d'autres.
Nos rapports n'ont pas eu un caractère très professionnel,
pour le premier roman du moins.
Ce roman a eu le sort que l'on connaît. Il a été publié.
Notre ambassadeur à Paris s'est démené pour le faire
éditer chez Albin Michel. Je ne sais pas dans quelles conditions
de contrat. Je ne viens pas ici pour me plaindre. Finalement mon nom n'a
pas été cité en page de titre, je n'ai absolument
rien touché. A ce jour encore, c'est un roman qui a été
retraduit dans d'autres langues à partir de sa traduction française,
pour laquelle je n'ai absolument pas touché un sou. Ce n'est pas
pour me plaindre que je le dis, mais j'aimerais qu'Albin Michel l'entende.
(Détente. Applaudissements.) C'est le sort de certains traducteurs.
Évidemment, l'itinéraire de mon travail suivait plus ou
moins la courbe politique. Dans les pays de l'Est, c'était une
courbe qui n'était pas uniforme, c'est-à-dire qu'elle ne
montait pas toujours et qu'elle ne descendait pas toujours. Parfois elle
était ascendante. Il y avait des oscillations, et suivant les avatars
de ces courbes, nous avons eu des moments où les choses ont été
plus faciles et d'autres où elles ont été plus difficiles.
En 1970, grâce au succès relatif (je me permets de le dire)
de cette traduction, j'ai été embauché à la
Maison d'édition albanaise, qui édite surtout des ouvrages
politiques. Parallèlement, une rédaction s'occupait de la
publication d'uvres littéraires, et je dois dire que la traduction
d'uvres littéraires était considérée
comme étant absolument secondaire par rapport à la traduction
des uvres politiques.
Un détail que je voudrais ajouter : toutes les traductions que
j'ai faites d'Ismaïl (excusez-moi si je l'appelle par son prénom),
après que j'ai été embauché, c'était
un travail considéré par les administrateurs de cette maison
comme un travail secondaire. Ce qui était important, c'était
la traduction d'uvres politiques, la traduction d'uvres sociales.
Ce que je faisais était un travail secondaire. Évidemment
pour moi, sur le plan qualitatif, ce n'était pas un travail secondaire.
Je le faisais avec des honoraires, en dehors de l'horaire normal.
Je ne veux pas continuer trop longtemps à parler. J'ai commencé
cette carrière dans cette maison d'édition. Pour confirmer
la position d'Ismaïl, qu'il a très bien expliquée lui-même,
j'approuve tout à fait la manière dont il a présenté
sa situation en Albanie à l'époque. Il est absolument exact
qu'Ismaïl Kadaré a, dans ses uvres, fait quelques petites
concessions au régime. C'était comme une sorte de passeport
pour l'uvre, sans cela l'uvre de Kadaré n'aurait pas
existé. C'étaient des concessions mineures. On sentait très
bien que fondamentalement c'était une dissidence. Personnellement
je l'ai très bien senti. Nul plus que moi ne l'a senti, puisque
mes supérieurs à la maison d'édition considéraient
le travail que je faisais comme un travail de second ordre. J'étais
critiqué de faire ce travail. Il y avait quelque chose de haineux,
presque, à l'idée que je travaillais en même temps
aux uvres d'Ismaïl Kadaré. C'est là un fait que
personne ne pourra nier, que peu de gens connaissent et que j'ai vécu
de très près.
J'ai continué ainsi le travail de roman en roman. Il y a eu des
moments assez difficiles. J'en citerai un, celui du Grand Hiver.
On a beaucoup parlé de ce roman, de ce qu'il contenait, de ce chapitre
sur Enver Hoxha. Ce que les gens ne savent pas, c'est qu'il y a eu trois
versions du Grand Hiver. Une première version a d'abord
été approuvée et ensuite des gens l'ont jugée
un peu subversive à l'égard du régime. Une deuxième
version a, elle aussi, été dénoncée au sein
de notre maison d'édition. Personne ne sait qu'il y a eu une seconde
version. Après la seconde version, j'étais étonné,
parce que Ismaïl Kadaré reprenait son texte, et je m'attendais
qu'il y apporte de grands changements ; or il n'apportait presque pas
de changement, c'était formidable. Il relivrait une nouvelle version
qui donnait le change admirablement. Les gens croyaient découvrir
quelques changements dans le texte ; il n'y avait pas de grands changements.
Moi, je n'en découvrais pas. Il y avait des changements matériels,
mais c'était fait avec beaucoup d'adresse.
Évidemment il y avait ce fameux chapitre sur Enver Hoxha. Si on
réfléchit bien, ce chapitre, à l'époque, était
un chapitre qui parle de la dissidence d'Enver Hoxha à l'égard
du mouvement communiste international. Il y a des gens qui ont été
en prison avec moi, qui étaient des fervents détracteurs
du communisme, des adversaires du communisme, qui avaient connu Enver
Hoxha. Au moment où il s'est détaché du camp communiste,
ils lui ont même écrit des lettres d'approbation pour faire
son éloge, pour lui exprimer leur assentiment pour la nouvelle
position qu'il prenait à l'égard du camp de Moscou, en se
détachant de Moscou. Ce n'est pas une défense que je veux
faire ici, Ismaïl Kadaré n'en a pas besoin... Vous pouvez
lire le livre. L'accent était surtout mis sur le fait qu'Enver
Hoxha se dresse contre ce mouvement qui entend regrouper en son sein tout
le mouvement communiste international. Finalement, le livre a passé.
Jusqu'à ce jour-là, mon nom n'a figuré dans aucune
traduction. J'étais interdit. A partir du Grand Hiver, il
y a eu un commentaire dans le Monde,
d'Alain Bosquet je crois, avec à la fin de l'article, en italique,
un petit commentaire de quelques lignes où l'on disait que, finalement,
ils avaient appris qui était le traducteur et que ce pauvre bougre,
au fond, méritait bien que l'on cite son nom. Je vous avoue que
j'ai eu très très peur. Ayant été accusé
d'être un agent de l'étranger, je me suis dit : Ils vont
se demander comment j'ai informé les Français, ou je ne
sais qui, du fait que c'était moi qui l'avais traduit ! Au contraire
: j'imagine que le grand patron a dû être flatté du
portrait que ce livre donnait de lui, et comme il connaissait le français,
peut-être a-t-il jugé qu'il n'était pas mal traduit
non plus. A partir de ce moment-là, on a décidé que
mon nom figurerait. C'était en 1981, treize ans après la
publication du Général de l'armée morte.
J'ai trop parlé de moi. Je vais laisser la parole.
KARIN WACKERS
Jusuf Vrioni vient de nous dire qu'Ismaïl Kadaré ne connaissait
pas le français et qu'il n'a pris connaissance des versions françaises
que bien plus tard. Je vais demander à Ismaïl Kadaré
de nous dire comment il a vécu la rencontre avec son traducteur.
ISMAÏL
KADARÉ
Tout d'abord, excusez mon très mauvais français. Cette histoire
a commencé comme ça. Jusuf Vrioni l'a très bien expliqué.
A cette époque-là, je ne lisais pas du tout le français
et je ne connaissais pas cette langue, je lisais seulement l'anglais.
Je souhaitais que Jusuf Vrioni traduise en anglais. Quand il a eu traduit
quatre pages en anglais et qu'il m'a dit que sa langue préférée
n'était pas l'anglais mais le français, j'étais un
peu déçu. J'ai accepté. Je ne savais pas que c'était
mon destin d'être lié avec ce traducteur.
Je me souviens très bien de notre première rencontre. Je
me souviens qu'il sortait de prison et qu'il vivait dans une petite chambre
avec sa fiancée. Il m'a envoyé un mot par un ami, me disant
qu'il voulait me rencontrer. Il m'a dit qu'il cherchait du travail et
que, pour son plaisir et pour être un peu payé, il voulait
bien traduire quelque chose de moi. Il m'a montré quatre pages
en anglais du début de mon roman. Ainsi a commencé cette
aventure de la traduction. Ce n'est qu'un peu plus tard que j'ai compris
toutes les dimensions de cette entreprise qui était vraiment magnifique.
Je ne sais pas ce qu'aurait été mon destin d'écrivain,
pas seulement à l'étranger, mais aussi en Albanie, sans
cette traduction. La publication de cette uvre en France a joué
un rôle important pour moi. Elle m'a donné une sorte de liberté,
quelque chose de complètement différent en comparaison des
autres écrivains. Voilà pourquoi j'ai beaucoup apprécié
cela, et je l'apprécie encore aujourd'hui, comme quelque chose
de fondamental dans ma vie d'écrivain.
Jusuf Vrioni a traduit cette oeuvre, elle a été publiée
en Albanie. Elle fait partie de la dizaine de romans d'écrivains
albanais publiés dans ces conditions, puisque Jusuf a traduit de
l'albanais des uvres politiques ainsi que des uvres littéraires
d'autres écrivains.
Pierre Paraf, en France - je l'ai appris plus tard grâce à
quelques détails -, était émerveillé par les
traductions de Jusuf Vrioni. Je ne sais pas si vous le connaissez. Il
a fait partie du comité de la revue Europe, je ne sais pas
exactement où. C'est lui qui, avec notre ambassadeur à Paris,
l'a donné à Albin Michel.
En ce qui concerne l'anonymat du traducteur, c'est vrai. Il n'était
pas question à l'époque que le nom de Jusuf Vrioni figure,
parce que, dans les habitudes des pays de l'Est et surtout des pays totalitaires
comme l'Albanie, c'était une hérésie terrible que
de mettre le nom d'un prisonnier politique. Jusuf Vrioni l'a très
bien expliqué. C'est comme cela qu'il s'est passé de nombreuses
années sans que son nom soit indiqué, et c'est par hasard
que son nom a figuré.
En ce qui concerne les honoraires, ce qu'a dit Jusuf est tout à
fait juste. C'était une attitude un peu avare de la part de la
maison d'édition qui a publié ce roman. Même moi,
pour la première édition, je n'ai touché aucun honoraire.
Par la suite, les honoraires qui ont été versés ont
presque tous été confisqués par l'État albanais,
tandis que Jusuf Vrioni n'en a jamais touché.
C'est tout récemment que j'ai compris pourquoi on n'a pas indiqué
son nom dans la réédition. Ce roman a été
publié six ou sept fois en France, pas seulement en publications
normales, mais trois ou quatre publications de poche, qui ont été
vendues en quantités énormes. Et le traducteur est donc
resté exclu de tout cela.
Excusez-moi, j'ai oublié votre question.
KARIN WACKERS
Votre traductrice en italien, qui est présente dans l'assemblée,
est partie du texte français de Jusuf Vrioni. Vous avez précisé
qu'il en était de même pour la version américaine
et anglaise.
ISMAÏL
KADARÉ
Mes romans, et notamment le Général de l'armée
morte, ont été publiés dans quarante langues
et environ la moitié des traductions sont parties de la version
française. Les Américains ont été très
gentils, ils ont écrit dans leur édition : "Traduit
en anglais d'après la traduction française de Jusuf Vrioni."
Les autres ont perpétué cet anonymat. Le roman a été
traduit directement de l'albanais en allemand et en espagnol et dans tous
les pays de l'Est, peut-être aussi dans d'autres pays. Beaucoup
de traductions importantes ont été faites à partir
du français. C'est vrai. La version a été considérée,
comme vous pouvez en juger vous-mêmes, comme une traduction excellente.
Pour tout le monde, en France et à l'étranger, c'est une
traduction admirable. Au commencement - je ne sais pas si c'est heureux
ou malheureux -, je ne pouvais rien y comprendre. Quand j'ai appris un
peu le français, j'ai commencé à travailler et à
discuter avec Jusuf Vrioni, lire un texte, faire une petite remarque ou
préciser un détail. Mais nous nous entendions toujours très
bien. Cela n'a rien changé à son processus de travail, même
plus tard.
(...)
NEDIM GÜRSEL
Ismaïl
Kadaré a parlé des traductions de ses livres dans d'autres
langues. Je parle très peu anglais mais la seule langue étrangère
que je connaisse est le français. Il se trouve que mes livres sont
traduits dans d'autres langues et souvent à partir du français.
J'exige moi-même de mon éditeur, dans mon contrat, que ce
soit fait à partir du français. Pourquoi ?... Parce que
je considère que la forme définitive de mes livres est en
français. Là, je dois rendre hommage à Anne-Marie
Toscan du Plantier qui a traduit mes livres, et les mauvaises langues
disent en Turquie : "Oui, Nedim Gürsel n'est pas si mal que
ça mais c'est mieux en français, paraît-il, qu'en
turc !"
(...)
ALINE SCHULMAN
Ismaïl Kadaré, vous avez dit que votre traduction anglaise
avait été faite à partir de la traduction française,
et vous parlez anglais et vous le parliez même avant de parler français.
Qu'avez-vous pensé de votre traduction anglaise ? Avez-vous retrouvé
votre texte original ? Qu'est-ce que c'est qu'une traduction au carré
pour un auteur ?
ISMAÏL
KADARÉ
Je n'ai pas lu la traduction anglaise.
ALINE SCHUMAN
Je pensais que vous parliez l'anglais ?
ISMAÏL KADARÉ
Je n'ai pas lu la traduction. J'ai lu quelques pages. Je n'étais
pas très content. Peut-être que j'avais tort. La plupart
de mes livres en anglais sont traduits à partir du français,
mais il y en a un qui a été traduit à partir de l'albanais,
Chronique de la ville de pierre.
ALINE SCHULMAN
Et vous avez vu une différence ?
ISMAÏL
KADARÉ
Je
n'y ai pas attaché beaucoup d'importance parce que je n'ai pas
eu le temps de lire toutes les traductions. Tout le monde m'a dit que
ce n'est pas mal, mais que ce n'est pas très fameux.
KARIN WACKERS
Le traducteur espagnol d'Ismaïl Kadaré est également
dans l'assemblée. Ramon Sanchez traduit directement de l'albanais.
Il vient de recevoir le prix national de la Traduction à Madrid
pour la traduction d'un roman d'Ismaïl Kadaré. Je voudrais
lui rendre hommage de la part de nous tous, traducteurs, et signaler que
sa version était faite à partir de l'albanais.
Vifs applaudissements.
OLGA GRIMM
WEISSERT
J'aurais voulu que vous parliez de la double traduction. Personnellement,
je trouve très bizarre que vous acceptiez qu'on traduise à
partir d'une langue étrangère. Je me demande où reste
le texte original, tout en sachant que vous n'avez pas forcément
le choix. Qu'est-ce que cela représente pour vous comme sensibilité
d'une langue ?
NEDIM GÜRSEL
Je peux peut-être dire un mot, puisque le turc est considéré
comme une langue dite rare, alors qu'il est parlé quand même
par plus de cent millions de personnes. En tout cas, j'ai dit tout à
l'heure que je considérais les traductions françaises de
mes livres comme des versions définitives. Je souhaiterais bien
sûr que mes livres soient traduits directement du turc, comme c'est
le cas pour quelques langues. J'ai critiqué la traduction grecque
de mes livres qui ont été traduits du français. Par
contre, en néerlandais, par exemple, mon traducteur, Erik Zurcher,
a eu un prix littéraire en Hollande, car il a traduit directement
du turc ! Cela dépend du traducteur. Mais il y a très peu
de personnes en France capables de faire des traductions littéraires
à partir du turc. Il y en a encore moins dans les autres pays,
en Italie, en Espagne ou au Danemark. En Allemagne, on trouve de bons
traducteurs. En ce qui me concerne, je collabore à cette première
mise en forme de mes livres en français. C'est aussi pour moi un
travail supplémentaire. J'ajoute quelques modifications, par rapport
au texte original, à mes livres traduits en français et
je tiens à ce qu'elles soient reproduites dans d'autres langues.
C'est pour ces deux raisons que je tiens à ce que mes livres soient
traduits dans d'autres langues à partir de la version française.
Mais j'avoue que ce n'est pas une bonne chose. C'est plus pour des raisons
pratiques qu'autre chose.
FLAVIA CELOTTO
Je voudrais ajouter deux mots à propos du passage par une autre
traduction. J'ai traduit un livre de Kadaré à partir de
la traduction française, mais j'ai aussi traduit l'écriture
de Vrioni. C'est effectivement un problème pratique. Je me suis
posé la question et je l'ai posée à la maison d'édition,
qui m'a répondu qu'en Italie, même s'il y avait une communauté
très forte d'Albanais, ils n'ont pas encore trouvé un traducteur
littéraire pour traduire directement de l'albanais.
Je voudrais poser une question à Jusuf Vrioni et à Ismaïl
Kadaré sur cette collaboration. Est-ce qu'il subsiste encore une
sorte de collaboration entre vous et un traducteur qui connaît parfaitement
l'uvre de l'auteur parce qu'il a déjà traduit de nombreuses
uvres ? Autrement dit, est-ce que Jusuf Vrioni accède directement
au style de l'auteur ou pas ?
JUSUF VRIONI
Tout d'abord, de tempérament, Kadaré et moi-même sommes
absolument différents et même très opposés,
mais je crois que nous nous complétons : la plus grande part vient
de lui et la plus petite de moi. Je crois le comprendre. Je crois avoir
pénétré dans son monde et peut-être que Kadaré
aussi sent qu'il trouve une résonance à tout ce qu'il dit
dans le texte que je lui soumets. Notre collaboration, au fond, ne se
traduit pas par de longues séances de travail. C'est plutôt
une approbation, parfois quelques observations. Je crois que le texte
passe petit à petit, et au fil d'une vingtaine d'ouvrages vous
comprendrez qu'il s'est produit une certaine symbiose entre nous. Je crois
que finalement, du moment qu'il me le dit, il a trouvé l'écho
de ce qu'il pense et de ce qu'il veut affirmer et, surtout, de la manière
dont il le dit, que ce soit pour la musique, pour le rythme, etc. Tous
ces éléments de la traduction entrent naturellement en ligne
de compte. J'essaie d'y pourvoir. Ce n'est pas très facile. Je
ne sais pas ce que cela rend.
A propos de la traduction à partir d'une traduction, on dirait
que c'est un crime de traduire d'une deuxième langue dans une troisième.
Je prendrai l'exemple de Kundera, qui trouve que la version française
de ses uvres a la même valeur que la version originale. C'est
peut-être un cas particulier, parce que lui-même a vraiment
mis la main à la pâte, et qu'il contrôle, qu'il surveille
énormément ses traductions. Mais je crois qu'au fond c'est
une nécessité. On est parfois obligé de le faire
par manque de traducteurs. Il doit y en avoir. Peut-être qu'ils
s'ignorent. Dans mon cas, c'est uniquement la nécessité
qui m'a poussé à faire un travail de ce genre. Peut-être
y a-t-il beaucoup de traducteurs en puissance, qui ne se sont pas attelés
à cette tâche et qui pourraient donner de très bons
résultats.
Je ne sais pas ce qu'en pense Ismaïl Kadaré.
ISMAÏL
KADARÉ
Je crois que c'est très facile. Si l'auteur n'a pas confiance en
son traducteur, il faut arrêter la collaboration. Je ne travaille
pas avec Vrioni quand il traduit. C'est à la fin que je lis pendant
trois heures. Je mets quelques petits signes, c'est tout, c'est tout ce
que je contrôle, mais je ne contrôle presque rien. Parce que,
bien avant, j'ai confiance, sinon tout est raté.
(...)
ISMAÏL KADARÉ
La traduction est un phénomène universel. Nous sommes tous
des traducteurs. La traduction, c'est quelque chose qui est en nous. Quand
nous parlons, nous faisons de la traduction. Prenez deux êtres humains
: quand ils parlent entre eux, l'un donne le message et l'autre le reçoit.
Entre les deux il y a déjà un processus de traduction. Il
y a des gens qui disent : "Je ne peux pas... je ne sais pas exprimer..."
Cela veut dire : Je ne peux pas exprimer mes pensées ! La traduction,
c'est quelque chose de très universel, de très humain. Voilà
pourquoi il faut chercher avant tout en nous-mêmes. C'est une qualité
intérieure. Il n'est pas question de la connaissance parfaite ou
non d'une langue. Pas du tout. C'est la qualité intérieure
des êtres humains. Quelques êtres en sont capables et d'autres
pas.
ATELIER
D'ALBANAIS animé par Jusuf Vrioni et Ismaïl Kadaré
L'atelier
s'est ouvert sur la lecture croisée de deux pages du roman le
Palais des rêves (Nëpunësi i pallatit të ëndrrave,
littéralement "l'employé du palais des rêves").
Jusuf Vrioni donnait le mot à mot de chaque phrase pour permettre
aux participants de comparer le texte original et sa traduction en français.
La discussion s'est ensuite engagée, traducteur et auteur répondant
ensemble ou tour à tour aux questions que leur posaient les participants.
Les références
culturelles propres à l'Albanie peuvent-elles constituer un obstacle
à la traduction ?
JUSUF VRIONI
Ismaïl Kadaré écrit essentiellement à l'intention
du lecteur albanais. C'est au traducteur de se débrouiller, de
trouver les équivalences de sens, de rythme, de musique, qui concourront
à rendre fidèlement l'original. Cela reste vrai même
pour un texte qu'il écrit en fait à Paris. Néanmoins,
on peut parfois, mais rarement, être contraint d'insérer
quelque note. D'une façon générale, Kadaré,
par l'universalité de sa vision du monde, par son pouvoir, je dirais,
de transmutation, réduit au minimum les passages particulièrement
propres à la culture albanaise et difficiles à rendre. En
définitive, le message finit toujours par passer. En effet, à
la différence de ce que l'on pourrait penser, les ressources de
sa langue, l'albanais, sont immenses.
Le passage
d'une langue à une autre vous pose-t-il des problèmes particuliers
?
JUSUF VRIONI
L'Albanie est un milieu culturel tout à fait différent.
Tout ce qui, dans la culture, relève des rapports sociaux est différent.
On peut dire que l'on vit de la même façon à Paris,
Rome ou Londres ; mais on vit très différemment dans une
famille albanaise, a fortiori lorsque le roman décrit la
situation d'il y a deux siècles. La culture au sens le plus large,
les façons de vivre diffèrent du tout au tout.
Comment
tenir compte du rapport entre la langue d'arrivée, langue d'écriture,
et une langue de départ ancrée dans l'oralité ? Quels
choix faire ? Peut-on rendre le caractère oral, donner cette dimension
épique, cette forme de légende ? En somme, faut-il gommer
ou affirmer l'oralité ?
JUSUF VRIONI
Le caractère légendaire, épique, est transmis par
d'autres moyens que le style, la cadence, le rythme des mots.
ISMAÏL
KADARÉ
Cette réputation d'oralité est une sorte de cliché.
On ne peut comparer ma situation à celle de Yachar Kemal qui était
lui-même un rhapsode. Vivant dans une contrée où il
y avait peu de livres, il a cherché ses sources dans les villages.
On exagère toujours le côté rhapsode de la littérature
albanaise. Si je veux exprimer quelque chose en relation avec la tradition
orale, je le fais délibérément. La langue albanaise
est une langue écrite depuis cinq siècles et tout à
fait structurée. Il y a presque cent ans, c'était déjà
la même langue que l'on écrivait.
JUSUF VRIONI
Pour prendre un exemple, l'élision du possessif dont nous avons
parlé à propos de ce texte est propre à la langue,
et le message n'en souffre pas. Cette langue qu'écrit Ismaïl
est celle de tous les Albanais ; Ismaïl Kadaré est à
la portée de tout lecteur albanais.
ISMAÏL
KADARÉ
S'il y a quelque chose à préciser en note, c'est rare et
cela se produit de la même façon quelle que soit la langue.
On trouve, par exemple dans Avril brisé, le terme gjaks
dérivé de gjak ("sang"), désignant
celui qui est chargé de tuer : le terme qui désigne le tueur
est en relation avec le sang qu'il lui faut "reprendre" à
la partie adverse. Dans ce cas, on ne peut garder le véritable
sens du mot gjaks qu'en l'expliquant. Il en va de même pour
besa ("parole donnée").
Est-ce
que l'albanais supporte les néologismes ? Ismaïl Kadaré
ou d'autres auteurs albanais inventent-ils des termes ?
JUSUF VRIONI
L'albanais a tendance au néologisme. Il recrée des mots
sur les racines existantes, puis ces mots entrent dans l'usage ; et si
un terme nouveau est admis par l'usage, il n'a rien de répréhensible.
Mais Ismaïl emploie peu de néologismes existants. Cette idée
d'inventer des termes, des mots s'applique tout à fait à
son cas : c'est un créateur. Les "néologismes kadaréens"
sont bien accueillis par le public.
ISMAËL
KADARÉ
L'albanais s'y prête. Ainsi, pour désigner les gratte-ciel,
plusieurs termes sont apparus depuis les années trente. L'usage
a finalement retenu rrokaqiell, littéralement "attrape-ciel"
ou "accroche-ciel".
Souvent,
le français élague beaucoup de choses que d'autres langues
expriment. On est tenté de "sabrer"; c'est le problème
du français. En
va-t-il de même à partir de l'albanais ?
JUSUF VRIONI
Le problème ne se pose pas. La traduction d'un texte albanais en
français dépasse toujours d'environ 10 % la version
originale. La traduction anglaise est plus courte ; l'allemande est assez
longue elle aussi, alors que l'italienne est à peu près
équivalente. Au fond, dans la traduction, tout se réduit
à un problème d'équivalences. J'entends ici le mot
dans son acception la plus large. Équivalence de sens, de rythme,
de musique. J'avais d'abord pensé que toutes ces exigences pouvaient
être réunies dans la notion de transposition. En matière
de traduction, cependant, cette opération de l'esprit doit naturellement
être plus souple qu'elle ne l'est en musique. Le
mot clé ne serait-il pas équivalence, ou encore correspondance
?
Que pensez-vous
de l'intervention des correcteurs-stylistes, pratique courante à
l'Est ?
JUSUF VRIONI
Des correcteurs-rédacteurs préparaient les émissions
de Radio-Tirana à destination de l'étranger. Celui que j'ai
connu, un jeune marxiste-léniniste français, a été
consulté à l'époque sur mes traductions ; mais il
m'a donné le feu vert en cautionnant mon travail auprès
des autorités, et c'est ainsi que j'ai gagné mes galons
de traducteur ! Deux autres de ces correcteurs-rédacteurs avaient
lu à l'antenne les premières pages du Général
de l'année morte après les avoir modifiées de
leur propre initiative. Ils croyaient bien faire... Pourtant, c'est bien
ma traduction que l'on publie et republie encore aujourd'hui. Il est cependant
normal que chaque traduction successive d'un texte soit différente.
On modifie certaines choses... Un traducteur reprenant son propre travail
en fera forcément autant lui-même.
En Russie,
des écrivains empêchés de publier ont vécu
de traductions, si bien que la langue russe s'honore de superbes uvres
traduites. Le même phénomène s'est-il produit en Albanie
?
JUSUF VRIONI
On connaît dans l'histoire littéraire de l'Albanie un homme
d'État et homme de lettres, Fan
Noli, une des personnalités les plus marquantes de notre histoire.
Sa réputation en tant que traducteur dépasse celle qu'il
a acquise comme écrivain : on lui doit par exemple Shakespeare
en albanais. Ismaïl lui-même peut parler de cette question,
puisqu'il a traduit Eschyle.
ISMAÏL
KADARÉ
Plusieurs personnalités de la littérature albanaise sont
dans ce cas : ainsi, Lasgush Poradeci, mort récemment, qui a traduit
Goethe, Schiller, des classiques russes.
JUSUF VRIONI
L'Albanie compte un certain nombre de traducteurs chevronnés, reconnus
parmi les meilleurs, comme Sotir Saci ou Mitrush Kuteli, romancier et
auteur de nouvelles. Dhimitêr Pashko, nouvelliste plein de finesse,
s'est réfugié dans la traduction et a finalement plus traduit
qu'écrit.
Pourquoi
avoir francisé certains noms, certains termes ? Est-ce le choix
du traducteur ou celui de la maison d'édition ?
JUSUF VRIONI
C'est une demi-mesure. Cela pose beaucoup de problèmes. Par exemple,
le terme besa est transcrit bessa pour que les Français
puissent le prononcer correctement : c'est une raison phonétique
évidente. Il faut aussi considérer la tradition, ce qu'ont
fait les chercheurs français ou autres en écrivant sur l'Albanie
: lorsqu'il y a un précédent, il faut en tenir compte.
Les différents
registres de langue (les parlers du Nord, par exemple) sont-ils sensibles
dans les textes de Kadaré et posent-ils un problème au traducteur
?
ISMAÏL KADARÉ
C'est
une grande difficulté pour Vrioni. Ainsi, dans l'Année
noire, on trouve trois registres différents correspondant à
trois groupes de personnages distincts : des montagnards soucieux d'agir
pour leur pays, des personnages islamisés nostalgiques de l'Empire
ottoman et la cour, les officiers qui entourent le roi, lui-même
d'origine allemande. Cela donne trois registres de langue : un premier
registre aux formes simples, un second fourmillant d'obscurités,
que ce soit dans le langage ou dans la logique, et enfin une langue diplomatique
des plus raffinées. La différence est très nette
en albanais, mais il était très difficile pour Jusuf de
trouver l'équivalent en français.
JUSUF VRIONI
A tout ceci s'ajoutaient les divagations presque inintelligibles d'un
personnage, et Ismaïl a insisté pour que je fasse passer ce
langage fantastique.
ISMAÏL
KADARÉ
Dans la Grande Muraille, on trouve trois pages sur la mentalité
du barbare nomade qui ne peut concevoir ce qu'est un mur que d'une manière
confuse, chargée de visions nébuleuses. "Pierre sur
pierre" ne veut rien dire pour ce nomade mongol.
JUSUF VRIONI
En fait, l'examen de ces questions aurait fait un travail d'atelier intéressant
!
Ultérieurement,
fut publié Mondes effacés : souvenirs d'un Européen
Jusuf Vrioni avec Éric Faye, J.-C. Lattès, 1998
Lire
aussi le récit touchant de
Luan Rama
concernant la vie (et la mort) de Vrioni : "Le
vol de l'aigle"
La
traduction de Vrioni engendre des traductions dans d'autres langues
Kadaré
eut l'International Man Booker en 2005 pour ses uvres traduites
en anglais à partir du français, et non de l'albanais, par
David Bellos.
David Bellos
raconte que lors d'une de ses rencontres avec Kadaré, il le trouve
attelé à la préparation des premiers volumes des
uvres chez Fayard : "Il me montra comment il travaillait,
vérifiant le français en le confrontant à l'albanais...
et inversement. Oui, me dit-il, je modifie l'albanais quand je sens que
le français est meilleur. Cela ne le dérangeait pas d'être
traduit à partir de traductions françaises ; en réalité,
dit-il, il avait une nette préférence pour cette solution",
relate Ariane Eissen dans son livre Visages
de Kadaré.
Elle précise
que :
- deux traducteurs de Kadaré en anglais se fondent sur l'albanais,
tandis que cinq autres partent du français
- toutes les éditions italiennes des romans ou nouvelles de Kadaré
ont été, à une exception près, établies
à partir de la traduction française.
Elle affirme ainsi que "l'inscription d'Ismail Kadaré dans
le paysage littéraire mondial et son intronisation se sont effectuées
à partir de sa reconnaissance française".
Elle cite La
République mondiale des lettres de Pascale Casanova, qui
montre que cette transmutation "est assurée par le passage
de la frontière magique qui fait accéder un texte rédigé
dans une langue peu ou non littéraire, c'est-à-dire inexistante
ou non reconnue sur le 'marché verbal', à une langue littéraire".
Quand
Voix au chapitre lit Ismail Kadaré : http://www.voixauchapitre.com/archives/2019/kadare.htm
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