Le traducteur de Kadaré, Jusuf Vrioni (1916-2001)
(voir la liste ici des dizaines de livres traduits)

  • Entretien avec Alain Bosquet, 1995
• Présentation de Jusuf Vroni par Eric Faye, 1991
Portrait dans Le Monde, 1994
Dialogue sur la traduction avec Kadaré et Vroni aux Assises de la traduction, 1993
• La traduction de Vrioni engendre des traductions dans d'autres langues, 2005, 2015

Alain Bosquet - L'essentiel de votre œuvre nous est connu grâce au travail d'un seul et unique traducteur, ce qui est rare et sans doute idéal pour un écrivain. Comment est née et se déroule votre collaboration ?

Ismaïl Kadaré - La traduction est sans conteste un des labeurs humains les plus nobles. Parfois, dans ses moments d'abattement ou au contraire de lucidité, l'humanité dans son ensemble donne l'impression d'un énorme bègue sur le visage duquel ressortent les traces de ce cruel tourment : l'incapacité de déchiffrer et transmettre les messages... À dire vrai, chez les petits peuples, cet effort devient encore plus pénible. Dans les petits pays dictatoriaux, il revêt même une tonalité sinistre. Traduire, dans ces pays, est tout à la fois magique et effrayant. Cet acte évoque le passage d'une frontière, la nuit, dans les ténèbres, quand les aboiements des chiens policiers risquent de se rapprocher et les barbelés de vous ensanglanter.

C'est sans doute ce qui m'a le plus frappé dans la rencontre avec mon traducteur, Jusuf Vrioni : non seulement son élégance, sa nostalgie pour la France, son singulier talent, bien sûr, mais aussi ses treize années passées dans les prisons et les bagnes communistes.

Je l'ai connu au début des années 60. Je m'étais rendu dans la petite pièce où il logeait provisoirement, avec sa fiancée, pour me faire montrer le premier chapitre du Général de l'armée morte dont il avait commencé la traduction de son propre chef dans le timide espoir qu'elle serait publiée.

À l'époque, je ne connaissais pas encore le français, mais, en dehors du russe, je lisais l'anglais. Aussi avait-il traduit également à mon intention quelques pages dans cette langue.

En parcourant le texte français que je ne comprenais pas, je commençai par me demander s'il avait pu sauvegarder son français de naguère dans les geôles obscures, au fond des tranchées, derrière les barbelés. L'avenir a montré que non seulement il n'en avait rien perdu, mais qu'au contraire, dans la fange et l'abjection, son français, laminé par la souffrance, s'était sublimé et affiné comme il n'aurait pu l'être mieux ailleurs.

Quelque part dans mes carnets, j'ai écrit quatre vers à son intention :

Au-dessus du camp gelé, mêlés
À la neige tombant du ciel d'acier,
Les souvenirs des Champs-Élysées
Volettent avec ceux du français.

C'est vous qui, le premier, avez salué le traducteur fantôme dont le nom ne figurait pas en page de titre de mes livres. Votre appréciation le réjouit et lui parvint comme un premier message envoyé du monde libre auquel il était si profondément attaché. Ce salut aussi était dans le droit-fil de son passé de forçat : un signe venu du dehors, un coup frappé au mur, un espoir...

Bien entendu, mes éditeurs, en particulier les éditions Fayard, ont accompli un travail notable afin d'éviter les éventuels défauts de conversion de la très lointaine et difficile langue albanaise en français. Ce soin a été particulièrement redoublé à l'occasion de la publication de mes Œu
vres complètes en France. Cette édition, actuellement en cours, est en train de voir le jour à Paris dans les deux langues, en albanais et en français. C'est la première fois qu'un grand éditeur européen publie une telle série en langue albanaise. Fayard a toujours assorti sa fidélité à mon endroit d'une attention sans relâche aux écrivains albanais et à la culture albanaise en général. En dehors de mes livres, cette maison a déjà publié à ce jour divers auteurs albanais dont les œuvres couvrent quelque deux mille pages.

Ismail Kadaré
Extrait de Dialogue avec Alain Bosquet, Fayard, 1995

Éric Faye, qui a édité les œuvres de Kadaré chez Fayard (12 volumes)
et a publié des ouvrages sur lui, dont un d'entretiens, évoque le traducteur en 1991.

C'est un vieux jeune homme de 75 ans, Jusuf Vrioni, qui a traduit, en Albanie même – tout au moins jusqu'au départ en exil de l'écrivain – la majeure partie des textes de Kadaré. Cet Albanais affable est doublé est doublé d'un Européen d'une grande culture dont les souvenirs de jeunesse ont pour berceau Paris, Montreux ou l'Italie. Natif de Bérat dans le centre de l'Albanie, il a vécu dans son enfance à Corfou. En France, où il est à l'origine venu pour ses études, il a passé près de 18 ans. A partir de 1939, il se rend en Italie et y poursuit ses études prépare un doctorat de droit. Il parle alors aussi bien italien que français. Après la guerre, revenu en Albanie, Jusuf Vrioni est arrêté du fait de ses origines bourgeoises. Il passe une douzaine d'années en camp de détention, comme bon nombre d'autres éléments suspects aux yeux des communistes. Les autorités l'en font sortir car Enver Hoxha, auteur de dizaines d'ouvrages politiques, a besoin d'un traducteur...
Jusuf Vrioni commence à traduire Kadaré en 1968. La traduction du Général de l'armée morte ne porte pas sa signature, comme celle de plusieurs autres romans du début de l'œuvre, mais il en est bien l'auteur. Les œuvres de Kadaré, dit-il, ne représentent qu'une petite partie de ce qu'il a traduit. Attaché à une maison d'édition, il traduit une foule de textes divers, dont des résumés d'articles scientifiques. Les délais imposés le pressent, et dans cette longue suite de travaux, Le général de l'armée morte a fait exception, car, explique-t-il, il a pu le retravailler et le dactylographier trois fois.
Pour Jusuf Vrioni, plusieurs itinéraires permettent, en matière de traduction, de parvenir au résultat final. Tapant directement à la machine, il préfère effectuer tout d'abord une première traduction qu'il retravaille par la suite. C'est ainsi qu'il a revu Le grand hiver trois fois. Kadaré, depuis qu'il maîtrise le français, relit la première mouture des traductions. Jusuf Vrioni compte donc parmi les très rares traducteurs capables de transposer des textes de leur langue maternelle en une langue étrangère. Cinquante ans après son départ de France, il parle un français d'une grande pureté, d'une exactitude parfaite. Mais cette langue, conservée dans une sorte de banquise par un demi-siècle d'éloignement, a le charme d'un parler très légèrement suranné, car d'une richesse comme on en n'en rencontre plus, donnant parfois des textes de Kadaré le sentiment qu'ils ont été écrits aux alentours de la dernière guerre. Jusuf Vrioni évoque volontiers son métier – rester fidèle au texte mais en même temps en transmettre la musique – sans en oublier la difficulté majeure : le passage d'une langue fort peu connue dans l'une des langues les plus parlées au monde, dont la "toile de fond" est fort différente. Mais, comme pour défendre sa langue maternelle, il souligne que l'œuvre de Kadaré ne peut être réellement appréciée que par les privilégiés aptes à la lire dans le texte, avançant implicitement l'idée qu'indépendamment de ses qualités, le traducteur est confronté sans cesse à la tâche impossible d'égaler, dans une autre langue, un texte original qui, pour des raisons de structure, ne peut pas l'être. Pendant notre conversation à cet hôtel Dajti hanté par le spectre du général de l'armée morte, Jusuf Vrioni s'est surpris souvent à évoquer sa jeunesse, avant d'en revenir à son travail de traducteur. Un mois plus tard, invité par le ministère français des Affaires étrangères, il a pu revoir, quinze jours durant, un Paris qu'il n'avait plus arpenté depuis cinquante ans.

Éric Faye
Extrait de Ismaïl Kadaré : Prométhée porte-feu
José Corti
, 1991

Un portrait de Jusuf Vrioni, Le Monde, 11 novembre 1994

LETTRES ÉTRANGÈRES
Jusuf Vrioni, le fantôme élégant

Des années durant, il fut, sans que nul sache son nom, le "passeur" de Kadaré en Français. Il est aujourd'hui récompensé aux Assises de la traduction d'Arles.
Devenues les rencontres annuelles des traducteurs internationaux, les onzièmes Assises de la traduction littéraire d'Arles (ATLAS), qui se tiendront les 11, 12 et 13 novembre, s'ouvriront avec une conférence d'Édouard Glissant ""Traduire: relire, relier" et consacreront, notamment, une table ronde à "Julien Gracq et ses traducteurs". Seront également remis les prix de traduction 1994 : le Prix Nelly-Sachs à Alain Suied pour ses traductions de Keats (Aubier) ; le Prix d'encouragement "Découvertes" à Gilles Ortlieb pour le roman de Séféris, Six nuits sur l'Acropole (Calmann-Lévy/Maren Sell) ; et le Prix Halpérine-Kaminsky à l'exceptionnel bilingue Jusuf Vrioni, le rare et discret traducteur de Kadaré, que nous avons longuement interrogé.

"Traduit de l'albanais"... Pendant dix ans, Jusuf Vrioni a été un fantôme. Nul ne pouvait savoir qui était le fin connaisseur de la langue française, l'auteur des traductions remarquables, "made in Tirana" et non signées, des romans d'Ismaïl Kadaré: le Général de l'armée morte (1970), les Tambours de la pluie (1972), Chroniques de la ville de pierre (1973), le Grand hiver (1978), le Crépuscule des Dieux de la steppe (1980)... Avec Avril brisé et le Pont aux trois arches (1981), apparut, pour la première fois, le nom du fantôme, enfin reconnu. S'il existe un traducteur littéraire qui mérite, à part entière, d'être qualifié de "passeur", c'est bien Jusuf Vrioni, qui, en permettant de lire en français Kadaré, a ouvert, sans en avoir l'air, la première brèche dans le rideau de fer de ce pays isolé du reste du monde.

Un jour, au début des années 60, il avait lu une critique à propos d'un livre qui méritait, disait-on, d'être publié à l'étranger, le Général de l'armée morte. "Il m'a plu par une originalité peu commune et je l'ai traduit immédiatement. Puis j'ai fait la connaissance de Kadaré, qui était très admiré par la jeunesse, très critiqué par les détracteurs attachés au réalisme socialiste. J'ai recopié à la machine ma traduction trois fois. Elle a paru à Tirana aux Éditions en langues étrangères en 1967 et, par chance, Javer Malo, le journaliste qui avait fait la critique du livre, a été nommé ambassadeur en France." Ainsi le Général parviendra jusqu'à un éditeur français. "Je n'avais jamais pensé que ce serait la connaissance des langues qui me servirait dans la vie", dit cet homme élégant, volontiers sarcastique, usé par près de treize ans de camp de travail, qui parle un français châtié sans aucun accent. Né le 16 mars 1916 dans une des grandes familles beylicales propriétaires de plusieurs milliers d'hectares en Albanie du sud et en Grèce, il avait connu la jeunesse dorée des fils de famille. Tennis, ski, automobile. On le destinait au commerce, et son père, plusieurs fois premier ministre du Roi Zog, ministre des Affaires étrangères, puis ambassadeur d'Albanie en France, l'avait fait venir à Paris à sept ans. Il y passera plus de seize ans, d'abord au lycée Janson-de-Sailly, puis à l'Université. Diplômé d'économie politique, de finances privées et d'HEC, il part, en août 1939, de Paris vers l'Italie, qu'il quitte, en 1943, quelques semaines avant la capitulation, pour retourner en Albanie. Erreur !

Douze ans de prison
Un jour d'automne 1947, il est arrêté dans la rue, sur une place de Tirana, alors qu'il avait rendez-vous avec une amie. "C'était le 13 septembre, se souvient-il. Quand j'ai été libéré, au bout de treize ans, je suis allé voir si elle était là. Elle ne m'attendait plus; et elle était mariée." Le Parti communiste préparait son premier Congrès pour 1948. Partout, il y avait des rafles. "On arrêtait d'abord, et on cherchait les chefs d'inculpation ensuite. Après six mois d'interrogatoire, on a décidé de me faire un procès pour espionnage stipendié par la France... J'ai été condamné à quinze ans d'emprisonnement." "Les prisonniers servaient à améliorer le pays", soupire-t-il avec un sourire. Il a creusé des canaux d'irrigation, travaillé dans les mines, construit l'aéroport de Tirana-Rinas pendant trois ans. Libéré en décembre 1959, il ne peut faire autre chose que traduire : "Je pense que j'ai traduit des dizaines de milliers de pages de littérature politique, des bulletins de théorie, des revues, etc. Il fallait m'exploiter au maximum. J'avais un rendement moyen de trente pages par jour. Malgré tout, dans cette maison d'édition, il y avait, en dehors des supérieurs administratifs, des gens cultivés, sympathiques." Il y eut aussi ce voyage rocambolesque en Suède en 1979 : un mois à travailler en secret, enfermé dans l'ambassade, pour revoir un texte d'Enver Hodja avec un spécialiste marxiste-léniniste !

Vrioni, lui, restait donc complètement inconnu. Ses traductions arrivaient, toutes prêtes. "Un beau jour, après le Grand hiver, en 1978*, Alain Bosquet a écrit dans le Monde : "Nous savons qui est l'auteur de la traduction. Il a droit à notre reconnaissance". J'ai eu une de ces frousses... Hodja? Je ne l'ai jamais rencontré. Mais il m'avait fait savoir, alors, qu'il avait apprécié ma traduction. Et à partir de ce moment-là, j'ai eu l'autorisation de publier sous mon nom."

Plus de vingt titres Kadaré-Vrioni auront paru depuis. Vrioni souhaite-t-il traduire un autre romancier ? Il n'est pas sûr qu'il retrouve jamais, avec un autre, un accord si parfait. Et réciproquement. "Dans ma vie, ce que j'ai fait de mieux, vous savez, c'est la prison, conclut-il avec le même sérieux qu'ont les Russes qui parlent du Goulag. On y vit avec plus d'intensité. Et, sur le plan humain, c'est certainement le moment de ma vie où j'ai été le plus en règle avec moi-même. C'était une leçon de modestie sociale, face à des gens d'une valeur, d'une générosité incroyables. Pas tous. Il y avait aussi des salauds, des mouchards. Et des gens merveilleux." Discret, il ne dit rien des épreuves qui ont brisé sa santé.

En 1989, il avait eu, pour la première fois, l'autorisation de revenir dans la ville de son enfance, de sa jeunesse. Cinquante ans après... Il sera samedi 12 novembre en Arles pour recevoir son prix.

* Dans cet article du Monde du 11 novembre 1994 sur Le Grand Hiver, Alain Bosquet insère la note suivante :
Le Grand Hiver, d'Ismaïl Kadaré, Fayard, 515 p., 69 F. Comme d'habitude, le roman porte cette pudique mention : "Traduit de l'albanais." Cette traduction est remarquablement fluide et d'une rare élégance. Nous savons que le traducteur est un lettré de là-bas, qui porte un nom souillé par la collaboration avec les fascistes. Lui-même innocent, pourquoi faut-il qu'il paie la faute des autres ? Il serait démocratique de nous le révéler : il a droit à notre reconnaissance

KADARÉ et son traducteur VRIONI dialoguent sur la traduction
aux Assises de la traduction en 1993
où Jusuf Vrioni a reçu le Prix Halpérine-Kaminsky

KARIN WACKERS (traductrice de théâtre italien)
Je me tourne vers Jusuf Vrioni, qui va nous parler de sa passionnante et singulière rencontre avec Ismaïl Kadaré. Jusuf Vrioni est le traducteur en français de presque toute l'œuvre d'Ismaïl Kadaré. Après des études de droit, d'économie, de sciences politiques à Paris et à Rome, Jusuf Vrioni retourne en Albanie, où très vite il est condamné à douze ans de travaux forcés. A sa sortie de prison, il se lance dans la traduction de l'œuvre d'Ismaïl Kadaré.
Fait étrange, ô combien significatif, sa première traduction, la traduction française du premier roman d'Ismaïl Kadaré, Le Général de l'armée morte, sortira dans l'anonymat et le restera longtemps. Nous en débattrons directement avec Jusuf Vrioni, puisque, si vous ouvrez l'édition en Livre de Poche du Général de l'armée morte, on y trouve la mention "traduit de l'albanais", mais on ignore par qui. Jusuf Vrioni va nous en donner le motif.
Actuellement, Jusuf Vrioni vit en Albanie et vient souvent en France. Ismaïl Kadaré vit à la fois en Albanie et à Paris.

JUSUF VRIONI
Notre animatrice vous a plus ou moins dit les conditions dans lesquelles j'ai été amené à traduire l'œuvre d'Ismaïl Kadaré et comment j'ai commencé. Je vais donner quelques précisions.
C'était dans des circonstances un peu particulières, c'est le moins que je puisse dire. Toute l'œuvre d'Ismaïl Kadaré, et mon travail en même temps, est marquée par cette continuité politique, ce milieu politique dans lequel nous vivions. Comment ai-je été amené à m'occuper de traduction ? Comme Karin Wackers vient de le dire, je ne suis pas tout à fait un littéraire, j'ai fait des études de sciences humaines. Mais, à ma sortie de prison, il fallait essayer de me recycler. J'avais lu le roman d'Ismail qui m'avait beaucoup plu, et je me suis dit : Étant donné que, dans les pays de l'Est, il y a des éditions en langues étrangères pour la propagande du régime... en traduisant cette œuvre, dont j'ignorais quel serait le succès et comment les choses allaient se passer par la suite, j'ai fait une tentative. J'étais évidemment sans travail à cette époque. Ayant lu le livre, qui m'a plu, je le répète, je me suis mis à le traduire. C'est peut-être un des livres que j'ai traduits avec le plus de passion et surtout celui que j'ai retravaillé plusieurs fois, que j'ai recopié, que j'ai suivi jusqu'aux dernières épreuves. Il a été publié en Albanie en édition étrangère, c'est-à-dire en français, et il devait faire le chemin que font généralement ces publications des pays de l'Est, mais sans trop savoir le sort qu'il allait connaître.
Puisque nous sommes ici pour parler des rapports entre auteurs et traducteurs, c'est à ce moment-là que j'ai connu Ismaïl. Je me suis mis en contact avec lui. Je lui ai dit que j'avais l'intention de traduire son livre. Il en a été ravi. J'avais du reste commencé à le traduire en anglais. Il s'en souvient. Je me suis mis à le traduire en français parce que cela m'était plus facile.
On s'est mis d'accord. A l'époque, Ismaïl ne parlait pas très bien français, il doit le reconnaître. Il n'y avait pas beaucoup de problèmes sur des points de traduction, et, surtout, on communiquait ensemble sur l'atmosphère du roman, on parlait de choses et d'autres. Nos rapports n'ont pas eu un caractère très professionnel, pour le premier roman du moins.
Ce roman a eu le sort que l'on connaît. Il a été publié. Notre ambassadeur à Paris s'est démené pour le faire éditer chez Albin Michel. Je ne sais pas dans quelles conditions de contrat. Je ne viens pas ici pour me plaindre. Finalement mon nom n'a pas été cité en page de titre, je n'ai absolument rien touché. A ce jour encore, c'est un roman qui a été retraduit dans d'autres langues à partir de sa traduction française, pour laquelle je n'ai absolument pas touché un sou. Ce n'est pas pour me plaindre que je le dis, mais j'aimerais qu'Albin Michel l'entende. (Détente. Applaudissements.) C'est le sort de certains traducteurs.
Évidemment, l'itinéraire de mon travail suivait plus ou moins la courbe politique. Dans les pays de l'Est, c'était une courbe qui n'était pas uniforme, c'est-à-dire qu'elle ne montait pas toujours et qu'elle ne descendait pas toujours. Parfois elle était ascendante. Il y avait des oscillations, et suivant les avatars de ces courbes, nous avons eu des moments où les choses ont été plus faciles et d'autres où elles ont été plus difficiles.
En 1970, grâce au succès relatif (je me permets de le dire) de cette traduction, j'ai été embauché à la Maison d'édition albanaise, qui édite surtout des ouvrages politiques. Parallèlement, une rédaction s'occupait de la publication d'œuvres littéraires, et je dois dire que la traduction d'œuvres littéraires était considérée comme étant absolument secondaire par rapport à la traduction des œuvres politiques.
Un détail que je voudrais ajouter : toutes les traductions que j'ai faites d'Ismaïl (excusez-moi si je l'appelle par son prénom), après que j'ai été embauché, c'était un travail considéré par les administrateurs de cette maison comme un travail secondaire. Ce qui était important, c'était la traduction d'œuvres politiques, la traduction d'œuvres sociales. Ce que je faisais était un travail secondaire. Évidemment pour moi, sur le plan qualitatif, ce n'était pas un travail secondaire. Je le faisais avec des honoraires, en dehors de l'horaire normal.
Je ne veux pas continuer trop longtemps à parler. J'ai commencé cette carrière dans cette maison d'édition. Pour confirmer la position d'Ismaïl, qu'il a très bien expliquée lui-même, j'approuve tout à fait la manière dont il a présenté sa situation en Albanie à l'époque. Il est absolument exact qu'Ismaïl Kadaré a, dans ses œuvres, fait quelques petites concessions au régime. C'était comme une sorte de passeport pour l'œuvre, sans cela l'œuvre de Kadaré n'aurait pas existé. C'étaient des concessions mineures. On sentait très bien que fondamentalement c'était une dissidence. Personnellement je l'ai très bien senti. Nul plus que moi ne l'a senti, puisque mes supérieurs à la maison d'édition considéraient le travail que je faisais comme un travail de second ordre. J'étais critiqué de faire ce travail. Il y avait quelque chose de haineux, presque, à l'idée que je travaillais en même temps aux œuvres d'Ismaïl Kadaré. C'est là un fait que personne ne pourra nier, que peu de gens connaissent et que j'ai vécu de très près.
J'ai continué ainsi le travail de roman en roman. Il y a eu des moments assez difficiles. J'en citerai un, celui du Grand Hiver. On a beaucoup parlé de ce roman, de ce qu'il contenait, de ce chapitre sur Enver Hoxha. Ce que les gens ne savent pas, c'est qu'il y a eu trois versions du Grand Hiver. Une première version a d'abord été approuvée et ensuite des gens l'ont jugée un peu subversive à l'égard du régime. Une deuxième version a, elle aussi, été dénoncée au sein de notre maison d'édition. Personne ne sait qu'il y a eu une seconde version. Après la seconde version, j'étais étonné, parce que Ismaïl Kadaré reprenait son texte, et je m'attendais qu'il y apporte de grands changements ; or il n'apportait presque pas de changement, c'était formidable. Il relivrait une nouvelle version qui donnait le change admirablement. Les gens croyaient découvrir quelques changements dans le texte ; il n'y avait pas de grands changements. Moi, je n'en découvrais pas. Il y avait des changements matériels, mais c'était fait avec beaucoup d'adresse.
Évidemment il y avait ce fameux chapitre sur Enver Hoxha. Si on réfléchit bien, ce chapitre, à l'époque, était un chapitre qui parle de la dissidence d'Enver Hoxha à l'égard du mouvement communiste international. Il y a des gens qui ont été en prison avec moi, qui étaient des fervents détracteurs du communisme, des adversaires du communisme, qui avaient connu Enver Hoxha. Au moment où il s'est détaché du camp communiste, ils lui ont même écrit des lettres d'approbation pour faire son éloge, pour lui exprimer leur assentiment pour la nouvelle position qu'il prenait à l'égard du camp de Moscou, en se détachant de Moscou. Ce n'est pas une défense que je veux faire ici, Ismaïl Kadaré n'en a pas besoin... Vous pouvez lire le livre. L'accent était surtout mis sur le fait qu'Enver Hoxha se dresse contre ce mouvement qui entend regrouper en son sein tout le mouvement communiste international. Finalement, le livre a passé. Jusqu'à ce jour-là, mon nom n'a figuré dans aucune traduction. J'étais interdit. A partir du Grand Hiver, il y a eu un commentaire dans le Monde, d'Alain Bosquet je crois, avec à la fin de l'article, en italique, un petit commentaire de quelques lignes où l'on disait que, finalement, ils avaient appris qui était le traducteur et que ce pauvre bougre, au fond, méritait bien que l'on cite son nom. Je vous avoue que j'ai eu très très peur. Ayant été accusé d'être un agent de l'étranger, je me suis dit : Ils vont se demander comment j'ai informé les Français, ou je ne sais qui, du fait que c'était moi qui l'avais traduit ! Au contraire : j'imagine que le grand patron a dû être flatté du portrait que ce livre donnait de lui, et comme il connaissait le français, peut-être a-t-il jugé qu'il n'était pas mal traduit non plus. A partir de ce moment-là, on a décidé que mon nom figurerait. C'était en 1981, treize ans après la publication du Général de l'armée morte.
J'ai trop parlé de moi. Je vais laisser la parole.

KARIN WACKERS
Jusuf Vrioni vient de nous dire qu'Ismaïl Kadaré ne connaissait pas le français et qu'il n'a pris connaissance des versions françaises que bien plus tard. Je vais demander à Ismaïl Kadaré de nous dire comment il a vécu la rencontre avec son traducteur.

ISMAÏL KADARÉ
Tout d'abord, excusez mon très mauvais français. Cette histoire a commencé comme ça. Jusuf Vrioni l'a très bien expliqué. A cette époque-là, je ne lisais pas du tout le français et je ne connaissais pas cette langue, je lisais seulement l'anglais. Je souhaitais que Jusuf Vrioni traduise en anglais. Quand il a eu traduit quatre pages en anglais et qu'il m'a dit que sa langue préférée n'était pas l'anglais mais le français, j'étais un peu déçu. J'ai accepté. Je ne savais pas que c'était mon destin d'être lié avec ce traducteur.
Je me souviens très bien de notre première rencontre. Je me souviens qu'il sortait de prison et qu'il vivait dans une petite chambre avec sa fiancée. Il m'a envoyé un mot par un ami, me disant qu'il voulait me rencontrer. Il m'a dit qu'il cherchait du travail et que, pour son plaisir et pour être un peu payé, il voulait bien traduire quelque chose de moi. Il m'a montré quatre pages en anglais du début de mon roman. Ainsi a commencé cette aventure de la traduction. Ce n'est qu'un peu plus tard que j'ai compris toutes les dimensions de cette entreprise qui était vraiment magnifique.
Je ne sais pas ce qu'aurait été mon destin d'écrivain, pas seulement à l'étranger, mais aussi en Albanie, sans cette traduction. La publication de cette œuvre en France a joué un rôle important pour moi. Elle m'a donné une sorte de liberté, quelque chose de complètement différent en comparaison des autres écrivains. Voilà pourquoi j'ai beaucoup apprécié cela, et je l'apprécie encore aujourd'hui, comme quelque chose de fondamental dans ma vie d'écrivain.
Jusuf Vrioni a traduit cette oeuvre, elle a été publiée en Albanie. Elle fait partie de la dizaine de romans d'écrivains albanais publiés dans ces conditions, puisque Jusuf a traduit de l'albanais des œuvres politiques ainsi que des œuvres littéraires d'autres écrivains.
Pierre Paraf, en France - je l'ai appris plus tard grâce à quelques détails -, était émerveillé par les traductions de Jusuf Vrioni. Je ne sais pas si vous le connaissez. Il a fait partie du comité de la revue Europe, je ne sais pas exactement où. C'est lui qui, avec notre ambassadeur à Paris, l'a donné à Albin Michel.
En ce qui concerne l'anonymat du traducteur, c'est vrai. Il n'était pas question à l'époque que le nom de Jusuf Vrioni figure, parce que, dans les habitudes des pays de l'Est et surtout des pays totalitaires comme l'Albanie, c'était une hérésie terrible que de mettre le nom d'un prisonnier politique. Jusuf Vrioni l'a très bien expliqué. C'est comme cela qu'il s'est passé de nombreuses années sans que son nom soit indiqué, et c'est par hasard que son nom a figuré.
En ce qui concerne les honoraires, ce qu'a dit Jusuf est tout à fait juste. C'était une attitude un peu avare de la part de la maison d'édition qui a publié ce roman. Même moi, pour la première édition, je n'ai touché aucun honoraire. Par la suite, les honoraires qui ont été versés ont presque tous été confisqués par l'État albanais, tandis que Jusuf Vrioni n'en a jamais touché.
C'est tout récemment que j'ai compris pourquoi on n'a pas indiqué son nom dans la réédition. Ce roman a été publié six ou sept fois en France, pas seulement en publications normales, mais trois ou quatre publications de poche, qui ont été vendues en quantités énormes. Et le traducteur est donc resté exclu de tout cela.
Excusez-moi, j'ai oublié votre question.

KARIN WACKERS
Votre traductrice en italien, qui est présente dans l'assemblée, est partie du texte français de Jusuf Vrioni. Vous avez précisé qu'il en était de même pour la version américaine et anglaise.

ISMAÏL KADARÉ
Mes romans, et notamment le Général de l'armée morte, ont été publiés dans quarante langues et environ la moitié des traductions sont parties de la version française. Les Américains ont été très gentils, ils ont écrit dans leur édition : "Traduit en anglais d'après la traduction française de Jusuf Vrioni." Les autres ont perpétué cet anonymat. Le roman a été traduit directement de l'albanais en allemand et en espagnol et dans tous les pays de l'Est, peut-être aussi dans d'autres pays. Beaucoup de traductions importantes ont été faites à partir du français. C'est vrai. La version a été considérée, comme vous pouvez en juger vous-mêmes, comme une traduction excellente. Pour tout le monde, en France et à l'étranger, c'est une traduction admirable. Au commencement - je ne sais pas si c'est heureux ou malheureux -, je ne pouvais rien y comprendre. Quand j'ai appris un peu le français, j'ai commencé à travailler et à discuter avec Jusuf Vrioni, lire un texte, faire une petite remarque ou préciser un détail. Mais nous nous entendions toujours très bien. Cela n'a rien changé à son processus de travail, même plus tard.

(...)
NEDIM GÜRSEL
Ismaïl Kadaré a parlé des traductions de ses livres dans d'autres langues. Je parle très peu anglais mais la seule langue étrangère que je connaisse est le français. Il se trouve que mes livres sont traduits dans d'autres langues et souvent à partir du français. J'exige moi-même de mon éditeur, dans mon contrat, que ce soit fait à partir du français. Pourquoi ?... Parce que je considère que la forme définitive de mes livres est en français. Là, je dois rendre hommage à Anne-Marie Toscan du Plantier qui a traduit mes livres, et les mauvaises langues disent en Turquie : "Oui, Nedim Gürsel n'est pas si mal que ça mais c'est mieux en français, paraît-il, qu'en turc !"

(...)
ALINE SCHULMAN
Ismaïl Kadaré, vous avez dit que votre traduction anglaise avait été faite à partir de la traduction française, et vous parlez anglais et vous le parliez même avant de parler français. Qu'avez-vous pensé de votre traduction anglaise ? Avez-vous retrouvé votre texte original ? Qu'est-ce que c'est qu'une traduction au carré pour un auteur ?

ISMAÏL KADARÉ
Je n'ai pas lu la traduction anglaise.

ALINE SCHUMAN
Je pensais que vous parliez l'anglais ?

ISMAÏL KADARÉ
Je n'ai pas lu la traduction. J'ai lu quelques pages. Je n'étais pas très content. Peut-être que j'avais tort. La plupart de mes livres en anglais sont traduits à partir du français, mais il y en a un qui a été traduit à partir de l'albanais, Chronique de la ville de pierre.

ALINE SCHULMAN
Et vous avez vu une différence ?

ISMAÏL KADARÉ
Je n'y ai pas attaché beaucoup d'importance parce que je n'ai pas eu le temps de lire toutes les traductions. Tout le monde m'a dit que ce n'est pas mal, mais que ce n'est pas très fameux.

KARIN WACKERS
Le traducteur espagnol d'Ismaïl Kadaré est également dans l'assemblée. Ramon Sanchez traduit directement de l'albanais. Il vient de recevoir le prix national de la Traduction à Madrid pour la traduction d'un roman d'Ismaïl Kadaré. Je voudrais lui rendre hommage de la part de nous tous, traducteurs, et signaler que sa version était faite à partir de l'albanais.
Vifs applaudissements.

OLGA GRIMM WEISSERT
J'aurais voulu que vous parliez de la double traduction. Personnellement, je trouve très bizarre que vous acceptiez qu'on traduise à partir d'une langue étrangère. Je me demande où reste le texte original, tout en sachant que vous n'avez pas forcément le choix. Qu'est-ce que cela représente pour vous comme sensibilité d'une langue ?

NEDIM GÜRSEL
Je peux peut-être dire un mot, puisque le turc est considéré comme une langue dite rare, alors qu'il est parlé quand même par plus de cent millions de personnes. En tout cas, j'ai dit tout à l'heure que je considérais les traductions françaises de mes livres comme des versions définitives. Je souhaiterais bien sûr que mes livres soient traduits directement du turc, comme c'est le cas pour quelques langues. J'ai critiqué la traduction grecque de mes livres qui ont été traduits du français. Par contre, en néerlandais, par exemple, mon traducteur, Erik Zurcher, a eu un prix littéraire en Hollande, car il a traduit directement du turc ! Cela dépend du traducteur. Mais il y a très peu de personnes en France capables de faire des traductions littéraires à partir du turc. Il y en a encore moins dans les autres pays, en Italie, en Espagne ou au Danemark. En Allemagne, on trouve de bons traducteurs. En ce qui me concerne, je collabore à cette première mise en forme de mes livres en français. C'est aussi pour moi un travail supplémentaire. J'ajoute quelques modifications, par rapport au texte original, à mes livres traduits en français et je tiens à ce qu'elles soient reproduites dans d'autres langues. C'est pour ces deux raisons que je tiens à ce que mes livres soient traduits dans d'autres langues à partir de la version française. Mais j'avoue que ce n'est pas une bonne chose. C'est plus pour des raisons pratiques qu'autre chose.

FLAVIA CELOTTO
Je voudrais ajouter deux mots à propos du passage par une autre traduction. J'ai traduit un livre de Kadaré à partir de la traduction française, mais j'ai aussi traduit l'écriture de Vrioni. C'est effectivement un problème pratique. Je me suis posé la question et je l'ai posée à la maison d'édition, qui m'a répondu qu'en Italie, même s'il y avait une communauté très forte d'Albanais, ils n'ont pas encore trouvé un traducteur littéraire pour traduire directement de l'albanais.
Je voudrais poser une question à Jusuf Vrioni et à Ismaïl Kadaré sur cette collaboration. Est-ce qu'il subsiste encore une sorte de collaboration entre vous et un traducteur qui connaît parfaitement l'œuvre de l'auteur parce qu'il a déjà traduit de nombreuses œuvres ? Autrement dit, est-ce que Jusuf Vrioni accède directement au style de l'auteur ou pas ?

JUSUF VRIONI
Tout d'abord, de tempérament, Kadaré et moi-même sommes absolument différents et même très opposés, mais je crois que nous nous complétons : la plus grande part vient de lui et la plus petite de moi. Je crois le comprendre. Je crois avoir pénétré dans son monde et peut-être que Kadaré aussi sent qu'il trouve une résonance à tout ce qu'il dit dans le texte que je lui soumets. Notre collaboration, au fond, ne se traduit pas par de longues séances de travail. C'est plutôt une approbation, parfois quelques observations. Je crois que le texte passe petit à petit, et au fil d'une vingtaine d'ouvrages vous comprendrez qu'il s'est produit une certaine symbiose entre nous. Je crois que finalement, du moment qu'il me le dit, il a trouvé l'écho de ce qu'il pense et de ce qu'il veut affirmer et, surtout, de la manière dont il le dit, que ce soit pour la musique, pour le rythme, etc. Tous ces éléments de la traduction entrent naturellement en ligne de compte. J'essaie d'y pourvoir. Ce n'est pas très facile. Je ne sais pas ce que cela rend.
A propos de la traduction à partir d'une traduction, on dirait que c'est un crime de traduire d'une deuxième langue dans une troisième. Je prendrai l'exemple de Kundera, qui trouve que la version française de ses œuvres a la même valeur que la version originale. C'est peut-être un cas particulier, parce que lui-même a vraiment mis la main à la pâte, et qu'il contrôle, qu'il surveille énormément ses traductions. Mais je crois qu'au fond c'est une nécessité. On est parfois obligé de le faire par manque de traducteurs. Il doit y en avoir. Peut-être qu'ils s'ignorent. Dans mon cas, c'est uniquement la nécessité qui m'a poussé à faire un travail de ce genre. Peut-être y a-t-il beaucoup de traducteurs en puissance, qui ne se sont pas attelés à cette tâche et qui pourraient donner de très bons résultats.
Je ne sais pas ce qu'en pense Ismaïl Kadaré.

ISMAÏL KADARÉ
Je crois que c'est très facile. Si l'auteur n'a pas confiance en son traducteur, il faut arrêter la collaboration. Je ne travaille pas avec Vrioni quand il traduit. C'est à la fin que je lis pendant trois heures. Je mets quelques petits signes, c'est tout, c'est tout ce que je contrôle, mais je ne contrôle presque rien. Parce que, bien avant, j'ai confiance, sinon tout est raté.

(...)
ISMAÏL KADARÉ
La traduction est un phénomène universel. Nous sommes tous des traducteurs. La traduction, c'est quelque chose qui est en nous. Quand nous parlons, nous faisons de la traduction. Prenez deux êtres humains : quand ils parlent entre eux, l'un donne le message et l'autre le reçoit. Entre les deux il y a déjà un processus de traduction. Il y a des gens qui disent : "Je ne peux pas... je ne sais pas exprimer..." Cela veut dire : Je ne peux pas exprimer mes pensées ! La traduction, c'est quelque chose de très universel, de très humain. Voilà pourquoi il faut chercher avant tout en nous-mêmes. C'est une qualité intérieure. Il n'est pas question de la connaissance parfaite ou non d'une langue. Pas du tout. C'est la qualité intérieure des êtres humains. Quelques êtres en sont capables et d'autres pas.

ATELIER D'ALBANAIS animé par Jusuf Vrioni et Ismaïl Kadaré

L'atelier s'est ouvert sur la lecture croisée de deux pages du roman le Palais des rêves (Nëpunësi i pallatit të ëndrrave, littéralement "l'employé du palais des rêves"). Jusuf Vrioni donnait le mot à mot de chaque phrase pour permettre aux participants de comparer le texte original et sa traduction en français. La discussion s'est ensuite engagée, traducteur et auteur répondant ensemble ou tour à tour aux questions que leur posaient les participants.

Les références culturelles propres à l'Albanie peuvent-elles constituer un obstacle à la traduction ?

JUSUF VRIONI
Ismaïl Kadaré écrit essentiellement à l'intention du lecteur albanais. C'est au traducteur de se débrouiller, de trouver les équivalences de sens, de rythme, de musique, qui concourront à rendre fidèlement l'original. Cela reste vrai même pour un texte qu'il écrit en fait à Paris. Néanmoins, on peut parfois, mais rarement, être contraint d'insérer quelque note. D'une façon générale, Kadaré, par l'universalité de sa vision du monde, par son pouvoir, je dirais, de transmutation, réduit au minimum les passages particulièrement propres à la culture albanaise et difficiles à rendre. En définitive, le message finit toujours par passer. En effet, à la différence de ce que l'on pourrait penser, les ressources de sa langue, l'albanais, sont immenses.

Le passage d'une langue à une autre vous pose-t-il des problèmes particuliers ?

JUSUF VRIONI
L'Albanie est un milieu culturel tout à fait différent. Tout ce qui, dans la culture, relève des rapports sociaux est différent.
On peut dire que l'on vit de la même façon à Paris, Rome ou Londres ; mais on vit très différemment dans une famille albanaise, a fortiori lorsque le roman décrit la situation d'il y a deux siècles. La culture au sens le plus large, les façons de vivre diffèrent du tout au tout.

Comment tenir compte du rapport entre la langue d'arrivée, langue d'écriture, et une langue de départ ancrée dans l'oralité ? Quels choix faire ? Peut-on rendre le caractère oral, donner cette dimension épique, cette forme de légende ? En somme, faut-il gommer ou affirmer l'oralité ?

JUSUF VRIONI
Le caractère légendaire, épique, est transmis par d'autres moyens que le style, la cadence, le rythme des mots.

ISMAÏL KADARÉ
Cette réputation d'oralité est une sorte de cliché. On ne peut comparer ma situation à celle de Yachar Kemal qui était lui-même un rhapsode. Vivant dans une contrée où il y avait peu de livres, il a cherché ses sources dans les villages. On exagère toujours le côté rhapsode de la littérature albanaise. Si je veux exprimer quelque chose en relation avec la tradition orale, je le fais délibérément. La langue albanaise est une langue écrite depuis cinq siècles et tout à fait structurée. Il y a presque cent ans, c'était déjà la même langue que l'on écrivait.

JUSUF VRIONI
Pour prendre un exemple, l'élision du possessif dont nous avons parlé à propos de ce texte est propre à la langue, et le message n'en souffre pas. Cette langue qu'écrit Ismaïl est celle de tous les Albanais ; Ismaïl Kadaré est à la portée de tout lecteur albanais.

ISMAÏL KADARÉ
S'il y a quelque chose à préciser en note, c'est rare et cela se produit de la même façon quelle que soit la langue. On trouve, par exemple dans Avril brisé, le terme gjaks dérivé de gjak ("sang"), désignant celui qui est chargé de tuer : le terme qui désigne le tueur est en relation avec le sang qu'il lui faut "reprendre" à la partie adverse. Dans ce cas, on ne peut garder le véritable sens du mot gjaks qu'en l'expliquant. Il en va de même pour besa ("parole donnée").

Est-ce que l'albanais supporte les néologismes ? Ismaïl Kadaré ou d'autres auteurs albanais inventent-ils des termes ?

JUSUF VRIONI
L'albanais a tendance au néologisme. Il recrée des mots sur les racines existantes, puis ces mots entrent dans l'usage ; et si un terme nouveau est admis par l'usage, il n'a rien de répréhensible. Mais Ismaïl emploie peu de néologismes existants. Cette idée d'inventer des termes, des mots s'applique tout à fait à son cas : c'est un créateur. Les "néologismes kadaréens" sont bien accueillis par le public.

ISMAËL KADARÉ
L'albanais s'y prête. Ainsi, pour désigner les gratte-ciel, plusieurs termes sont apparus depuis les années trente. L'usage a finalement retenu rrokaqiell, littéralement "attrape-ciel" ou "accroche-ciel".

Souvent, le français élague beaucoup de choses que d'autres langues expriment. On est tenté de "sabrer"; c'est le problème du français. En va-t-il de même à partir de l'albanais ?

JUSUF VRIONI
Le problème ne se pose pas. La traduction d'un texte albanais en français dépasse toujours d'environ 10 % la version originale. La traduction anglaise est plus courte ; l'allemande est assez longue elle aussi, alors que l'italienne est à peu près équivalente. Au fond, dans la traduction, tout se réduit à un problème d'équivalences. J'entends ici le mot dans son acception la plus large. Équivalence de sens, de rythme, de musique. J'avais d'abord pensé que toutes ces exigences pouvaient être réunies dans la notion de transposition. En matière de traduction, cependant, cette opération de l'esprit doit naturellement être plus souple qu'elle ne l'est en musique.
Le mot clé ne serait-il pas équivalence, ou encore correspondance ?

Que pensez-vous de l'intervention des correcteurs-stylistes, pratique courante à l'Est ?

JUSUF VRIONI
Des correcteurs-rédacteurs préparaient les émissions de Radio-Tirana à destination de l'étranger. Celui que j'ai connu, un jeune marxiste-léniniste français, a été consulté à l'époque sur mes traductions ; mais il m'a donné le feu vert en cautionnant mon travail auprès des autorités, et c'est ainsi que j'ai gagné mes galons de traducteur ! Deux autres de ces correcteurs-rédacteurs avaient lu à l'antenne les premières pages du Général de l'année morte après les avoir modifiées de leur propre initiative. Ils croyaient bien faire... Pourtant, c'est bien ma traduction que l'on publie et republie encore aujourd'hui. Il est cependant normal que chaque traduction successive d'un texte soit différente. On modifie certaines choses... Un traducteur reprenant son propre travail en fera forcément autant lui-même.

En Russie, des écrivains empêchés de publier ont vécu de traductions, si bien que la langue russe s'honore de superbes œuvres traduites. Le même phénomène s'est-il produit en Albanie ?

JUSUF VRIONI
On connaît dans l'histoire littéraire de l'Albanie un homme d'État et homme de lettres, Fan Noli, une des personnalités les plus marquantes de notre histoire. Sa réputation en tant que traducteur dépasse celle qu'il a acquise comme écrivain : on lui doit par exemple Shakespeare en albanais. Ismaïl lui-même peut parler de cette question, puisqu'il a traduit Eschyle.

ISMAÏL KADARÉ
Plusieurs personnalités de la littérature albanaise sont dans ce cas : ainsi, Lasgush Poradeci, mort récemment, qui a traduit Goethe, Schiller, des classiques russes.

JUSUF VRIONI
L'Albanie compte un certain nombre de traducteurs chevronnés, reconnus parmi les meilleurs, comme Sotir Saci ou Mitrush Kuteli, romancier et auteur de nouvelles. Dhimitêr Pashko, nouvelliste plein de finesse, s'est réfugié dans la traduction et a finalement plus traduit qu'écrit.

Pourquoi avoir francisé certains noms, certains termes ? Est-ce le choix du traducteur ou celui de la maison d'édition ?

JUSUF VRIONI
C'est une demi-mesure. Cela pose beaucoup de problèmes. Par exemple, le terme besa est transcrit bessa pour que les Français puissent le prononcer correctement : c'est une raison phonétique évidente. Il faut aussi considérer la tradition, ce qu'ont fait les chercheurs français ou autres en écrivant sur l'Albanie : lorsqu'il y a un précédent, il faut en tenir compte.

Les différents registres de langue (les parlers du Nord, par exemple) sont-ils sensibles dans les textes de Kadaré et posent-ils un problème au traducteur ?

ISMAÏL KADARÉ
C'est une grande difficulté pour Vrioni. Ainsi, dans l'Année noire, on trouve trois registres différents correspondant à trois groupes de personnages distincts : des montagnards soucieux d'agir pour leur pays, des personnages islamisés nostalgiques de l'Empire ottoman et la cour, les officiers qui entourent le roi, lui-même d'origine allemande. Cela donne trois registres de langue : un premier registre aux formes simples, un second fourmillant d'obscurités, que ce soit dans le langage ou dans la logique, et enfin une langue diplomatique des plus raffinées. La différence est très nette en albanais, mais il était très difficile pour Jusuf de trouver l'équivalent en français.

JUSUF VRIONI
A tout ceci s'ajoutaient les divagations presque inintelligibles d'un personnage, et Ismaïl a insisté pour que je fasse passer ce langage fantastique.

ISMAÏL KADARÉ
Dans la Grande Muraille, on trouve trois pages sur la mentalité du barbare nomade qui ne peut concevoir ce qu'est un mur que d'une manière confuse, chargée de visions nébuleuses. "Pierre sur pierre" ne veut rien dire pour ce nomade mongol.

JUSUF VRIONI
En fait, l'examen de ces questions aurait fait un travail d'atelier intéressant !

Ultérieurement, fut publié Mondes effacés : souvenirs d'un Européen
Jusuf Vrioni avec Éric Faye, J.-C. Lattès, 1998

Lire aussi le récit touchant de Luan Rama
concernant la vie (et la mort) de Vrioni : "Le vol de l'aigle"

 

La traduction de Vrioni engendre des traductions dans d'autres langues

Kadaré eut l'International Man Booker en 2005 pour ses œuvres traduites en anglais à partir du français, et non de l'albanais, par David Bellos.

David Bellos raconte que lors d'une de ses rencontres avec Kadaré, il le trouve attelé à la préparation des premiers volumes des Œuvres chez Fayard : "Il me montra comment il travaillait, vérifiant le français en le confrontant à l'albanais... et inversement. Oui, me dit-il, je modifie l'albanais quand je sens que le français est meilleur. Cela ne le dérangeait pas d'être traduit à partir de traductions françaises ; en réalité, dit-il, il avait une nette préférence pour cette solution", relate Ariane Eissen dans son livre Visages de Kadaré.

Elle précise que :
- deux traducteurs de Kadaré en anglais se fondent sur l'albanais, tandis que cinq autres partent du français
- toutes les éditions italiennes des romans ou nouvelles de Kadaré ont été, à une exception près, établies à partir de la traduction française.
Elle affirme ainsi que "l'inscription d'Ismail Kadaré dans le paysage littéraire mondial et son intronisation se sont effectuées à partir de sa reconnaissance française".
Elle cite La République mondiale des lettres de Pascale Casanova, qui montre que cette transmutation "est assurée par le passage de la frontière magique qui fait accéder un texte rédigé dans une langue peu ou non littéraire, c'est-à-dire inexistante ou non reconnue sur le 'marché verbal', à une langue littéraire".


Quand Voix au chapitre lit Ismail Kadaré : http://www.voixauchapitre.com/archives/2019/kadare.htm