La
ville d'enfance d'Ismaïl
Kadaré : Gjirokastër
Né
sous un roi, là où Cicéron passait ses vacances...
-
Vous êtes né dans le Sud, près de l'Épire,
dans une ville qui n'était pas la capitale (mais qui avait vu naître
en 1908 Enver Hodja, le chef historique du parti communiste albanais).
- Ma ville, Gjirokastra (Argyrokastron de l'Antiquité) n'était
pas une capitale, sourit Kadaré,
mais elle, pendant des siècles, elle était plus connue que
la capitale. Tirana était une toute petite bourgade de dix mille
habitants que Gjirokastra était la grande ville de l'Empire romain
au sud ; qu'au nord, on trouvait déjà Shkodar et au centre,
au bord de la mer, il y avait Durrès, où Cicéron
avait une maison. Dans tous les documents, on lit que Cicéron
venait parfois passer les vacances à Durrès, et que l'empereur
Auguste avait fait ses études non loin de là.
Je m'appelle Ismaïl, mais je n'ai rien de musulman.
Quand je suis né, l'Albanie avait un roi, Zog Ier, un roi sans
qualités qui s'était proclamé roi en 1928, après
avoir été premier ministre et président de la République,
et qui fut renversé en 1939 par les Italiens, qui se sont présentés
comme les "libérateurs de l'Albanie" (il
rit). L'État albanais s'était formé en
1912, après l'effondrement de l'Empire ottoman. C'était
vraiment un État très bizarre. La capitale était
à Durrès, où se trouvaient les ambassades de tous
les pays d'Europe, qui se livraient là à des intrigues incroyables
: la Turquie voulait revenir, l'Italie et l'Autriche-Hongrie avaient des
vues sur l'Albanie, la Grèce aussi, la France aussi. Et quand a
éclaté la première guerre mondiale, tous sont partis
et nous ont laissés en plein chaos.
-
Vous vous souvenez de la guerre ?
- Oui, je me souviens (silence).
Nous étions occupés par les Italiens, mais, au début
de la guerre, l'Albanie a attaqué la Grèce et imaginez-vous
qu'après un demi-siècle l'Albanie et la Grèce sont
toujours en état de guerre ! Depuis des années on parle
d'un traité de paix. C'est la situation la plus absurde du monde.
On accuse parfois l'Albanie d'être très fermée, mais
il y a chez nous des choses bizarres comme cette guerre qui ne se finit
pas. C'est incroyable, non ?
-
Vous avez grandi dans un pays qui avait rompu ses relations avec à
peu près tous les pays, voisins ou lointains, dans un pays très
secoué par l'histoire...
-
La Résistance avait été très forte, alliée
aux partisans yougoslaves contre les Italiens. Un gouvernement avait été
constitué dès 1942 à la fois contre le fascisme et
contre la bourgeoisie du pays, surtout le féodalisme. La première
rupture, ce fut avec la Yougoslavie en 1948, mais les dissensions avaient
commencé bien avant à cause du Kosovo... Nous n'avons pas
de relations diplomatiques avec la Grande-Bretagne non plus, à
cause du trésor de la Banque nationale d'Albanie qui est bloqué
à Londres depuis la fin de la guerre ; nous ne pouvons pas rétablir
des relations tant que le trésor albanais reste à Londres
(il sourit, impuissant devant ces absurdités en chaîne qui
évoquent cette autre absurdité qui conduisit pendant deux
années un général italien à s'échiner
pour rapatrier une "armée morte"...).
Extrait
d'un entretien avec Nicole Zand :
"Je ne trouve pas mon
pays aussi isolé qu'on le dit",
Le Monde, 23 mai 1986
Un
autre palais ?...
À
Gjirokastër, mon père avait hérité d'une immense
maison, de dix à douze pièces, étagées
sur trois niveaux, en totale contradiction avec sa modeste situation économique.
Nous étions six à l'habiter, avec ma sur, mon frère
et ma grand-mère. Selon les réparations, je découvrais
tantôt deux chambres de plus, tantôt deux chambres de moins.
Il y avait des pièces inoccupées. Certaines étaient
condamnées. Rien ne pouvait mieux exciter la peur et l'imagination
que ces chambres vides. Je sentais les ambiances. J'imaginais les sortilèges,
les fantômes. Quand, à l'âge de treize ans, je suis
tombé sur Macbeth, j'étais attiré par les
fantômes, mais pas du tout par la littérature.
Extrait
d'un entretien
paru dans L'Express,
18 novembre 2009
Quand
Voix au chapitre lit Ismail Kadaré : http://www.voixauchapitre.com/archives/2019/kadare.htm
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