Stevenson décrit le rôle des rêves dans sa création
et de ce qu'il appelle les brownies

extrait d'"Un chapitre sur les rêves", à la fin de l'édition Folio
("A Chapter on Dreams" publié en janvier 1888 dans Scribner's Magazine)

Il parle de lui d'abord à la 3e personne et passe ensuite à la 1ère personne. Il évoque d'abord l'époque où il était étudiant, la place des rêves, puis leur rôle dans l'écriture :

Il se mit à rêver de façon suivie et à mener ainsi une double vie - une de jour, une de nuit - l'une dont il avait tout lieu de croire qu'elle était la vraie, l'autre dont il n'avait aucun moyen de prouver qu'elle était fausse.
(…)
Car, pour en venir enfin au fait, il y a longtemps que cet honnête garçon a l'habitude de s'endormir en se racontant des histoires, et avant lui son père faisait de même ; mais c'étaient là des inventions irresponsables, contées pour le plaisir du conteur, sans souci du public ignare ni du critique sourcilleux : des histoires où l'on pouvait laisser un fil se perdre, ou abandonner une aventure pour une autre, au moindre caprice de la fantaisie. De sorte que les petites gens qui font marcher le théâtre intérieur de l'homme n'avaient pas encore été dressés avec rigueur et jouaient sur leur scène comme des enfants qui se seraient glissés à l'intérieur du théâtre et qui l'auraient trouvé vide, plutôt que comme des acteurs bien entraînés jouant une pièce déterminée devant un grand concours de visages.
Mais voilà que mon rêveur s'avisa tout à coup de mettre à profit (comme on dit) les histoires qu'il se racontait à lui-même pour s'amuser ; je veux dire par là qu'il se mit à les écrire et à les monnayer. Du coup, il se trouvait placé, et avec lui les petites gens qui faisaient pour une part son travail, dans des conditions toutes nouvelles. Les histoires devaient maintenant être bien élaguées, bien châtiées et tenir toutes seules sur leurs jambes ; elles devaient avoir un commencement et une fin et se conformer (en un sens) aux lois de la vie ; le plaisir, en tin mot, était devenu une affaire, et cela non seulement pour le rêveur, mais pour les petites gens de son théâtre, qui comprenaient le changement aussi bien que lui. Quand il se couchait et se préparait à dormir, il ne cherchait plus que l'amusement, mais des histoires imprimables et profitables ; et une fois qu'il était endormi dans sa loge, ses petites gens continuaient leurs évolutions avec les mêmes desseins mercantiles.
Il n'avait plus maintenant que deux sortes de rêves : il lisait encore occasionnellement les livres les plus délicieux et il découvrait encore les plus délicieux endroits. Peut-être vaut-il la peine de noter qu'en ces mêmes endroits dans l'un d'eux en particulier, il retournait après des intervalles de mois et d'années, trouvant de nouveaux sentiers à travers champs, rendant visite à de nouveaux voisins, contemplant cette heureuse vallée sous de nouveaux aspects à midi, au couchant et à l'aube. Par contre, tous les autres membres des visions étaient perdus pour lui : l'habituelle version déformée des choses de la veille, le cauchemar de croquemitaines dont on prétend qu'il est le fils du fromage grillé, s'en étaient allés, eux et leurs pareils. La plupart du temps, qu'il fut éveillé ou endormi, il était simplement occupé - lui ou ses petites gens - à fabriquer consciencieusement des histoires pour le marché.
Ce rêveur (comme beaucoup d'autres personnes) avait connu quelques vicissitudes en matière d'argent. Quand la banque commençait à lui envoyer des lettres et que le boucher s'attardait à la porte de derrière, il mettait sa cervelle en branle pour trouver une histoire, car telle était pour lui la façon la plus expédiente de gagner de l'argent ; et voilà qu'aussitôt les petites gens commençaient à s'affairer pour atteindre le même but, travaillant tout le long de la nuit, tout le long de la nuit campant devant lui des tronçons d'histoires sur leur théâtre illuminé. (…) Assez souvent, le réveil lui apportait une déception. Il avait dormi trop profond, du moins est-ce ainsi que j'explique la chose ; l'assoupissement avait gagné ses petites gens, qui s'étaient mis à trébucher et à bredouiller en jouant leurs rôles, et l'esprit, une fois éveillé, voyait la pièce comme un tissu d'absurdités. Et pourtant, combien de fois ces brownies ennemis du sommeil lui ont rendu d'honnêtes services et lui ont procuré - alors qu'il ne faisait, lui, que jouir du spectacle du fond de sa loge - de meilleures histoires que celles qu'il aurait pu élaborer de lui-même.
(…)
Quant au rêveur, je puis répondre, car il n'est autre que moi-même - comme j'aurais pu vous le dire dès le début, si seulement les critiques n'étaient pas toujours en train de maugréer sur mon égotisme invétéré - et comme je suis bel et bien forcé de vous le dire à présent si je veux progresser le moins du monde dans mon histoire. Quant aux Petites Gens, que dirai-je sinon que ce sont tout bonnement mes brownies, Dieu les bénisse ! qui font la moitié de mon ouvrage pour moi quand je dors profondément et qui, selon toute apparence, font aussi le reste quand je suis franchement éveillé et que je crois sottement le faire moi-même. Cette part qui est faite quand je dors est celle des brownies sans conteste ; mais celle qui est faite quand je suis debout et à l'œuvre n'est pas nécessairement mienne, car tout tend à montrer que les brownies mettent eux aussi la main à la pâte. C'est là un doute qui tracasse fort ma conscience.
Quant à moi - ce que j'appelle moi, mon ego conscient, l'habitant de la glande pinéale à moins qu'il n'ait changé de résidence depuis Descartes, l'homme doté d'une conscience et d'un compte en banque sujet à fluctuations, l'homme nanti d'un chapeau et de souliers ainsi que du privilège de voter et de ne pas faire triompher son candidat aux élections générales - je suis parfois tenté de supposer qu'il n'est nullement un auteur de fictions, mais une créature aussi terre à terre que n'importe quel marchand de fromages ou n'importe quel fromage, et un réaliste plongé dans la boue des faits jusqu'aux oreilles, de sorte qu'à ce compte, la totalité de la fiction que j'ai publiée doit être exclusivement l'œuvre de quelque brownie, de quelque démon familier, de quelque collaborateur invisible enfin, que je tiens enfermé dans un grenier de derrière, récoltant ainsi toutes les louanges et lui seulement une part (que je ne peux l'empêcher d'obtenir) du gâteau. Je suis un excellent conseiller, quelque chose comme une soubrette de Molière ; je tranche et je rogne; et j'habille le tout des meilleurs mots et des meilleures phrases que je puisse trouver et confectionner ; c'est aussi moi qui tiens la plume et qui reste assis à la table, ce qui est peut-être le pire de l'affaire ; et quand tout est fini, je prépare définitivement le manuscrit et je l'expédie à mes frais ; de sorte que, somme toute, j'ai quelque droit à avoir part - moins largement, il est vrai, que je ne fais - aux profits de notre commune entreprise.
Je ne puis que donner un exemple ou deux de la besogne qui est accomplie pendant le sommeil et de celle qui est accomplie à l'état de veille, et laisser le lecteur partager à sa guise les lauriers, s'il en est, entre moi et mes collaborateurs ; et pour ce faire, je prendrai d'abord un livre qu'un certain nombre de lecteurs ont eu la politesse de lire, L'Étrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde. Je m'étais longtemps efforcé d'écrire une histoire sur ce sujet, de trouver un corps, un véhicule pour ce puissant sentiment de la dualité humaine qui, par instants, assaille et terrasse fatalement l'esprit de toute créature pensante. J'en avais même écrit une, Le Compagnon de voyage, qui me fut retournée par un rédacteur en chef comme étant une œuvre de génie, mais indécente, et que j'ai brûlée l'autre jour parce que ce n'était pas une œuvre de génie et que Jekyll l'avait supplantée. C'est alors que survint l'une de ces fluctuations financières auxquelles (avec une élégante modestie) j'ai fait allusion jusqu'ici à la troisième personne. Pendant deux jours je me torturai la cervelle pour trouver une intrigue quelconque ; et la seconde nuit, je rêvai la scène de la fenêtre, ainsi qu'une scène qui fut divisée plus tard en deux, dans laquelle Hyde, poursuivi pour quelque crime, prenait la poudre médicinale et subissait sa transformation en présence de ses poursuivants. Tout le reste a été composé à l'état de veille et consciemment, bien que je crois pouvoir y reconnaître pour une grande part la manière de mes brownies. La signification de l'histoire, par conséquent, est mienne, elle avait longtemps préexisté, d'ailleurs dans mon jardin d'Adonis, essayant en vain d'un corps, puis d'un autre. En fait, c'est moi qui me charge du plus clair de la morale, hélas, car mes brownies n'ont pas le moindre rudiment de ce que nous appelons une conscience. L'environnement, aussi, est mien, ainsi que les personnages. Tout ce qui me fut donné, c'est la matière de trois scènes et l'idée centrale d'un changement volontaire devenu involontaire. Va-t-on trouver que je manque de générosité si, après avoir encensé libéralement mes collaborateurs invisibles, je les jette, ici, pieds et poings liés, dans l'arène des critiques ? Car l'affaire des poudres, que tant d'entre eux ont blâmée, n'est nullement mienne, je suis heureux de le dire, mais appartient aux brownies.


Quand Voix au chapitre lit Stevenson : http://www.voixauchapitre.com/archives/2019/stevenson_dr_jekyll.htm