Ce qu'en disent des écrivains
Michel Le Bris,
Echenoz, Chesterton, Nabokov, Borges

 

Michel Le Bris : Comment a-t-on pu oublier que c'est à travers la lecture de Stevenson, puis de Conrad, et du débat qui s'ensuivit jusque vers le milieu des années 1930, que le roman d'aventure s'est, pour l'essentiel, renouvelé ? Techniques du suspense et de la description progressive (la psychologie des personnages devenant elle-même objet d'enquête et non plus donnée immédiate), substitution des impressions aux descriptions, technique dite du "point de vue", bien avant Henry James (deux points de vue différents, par exemple, dans L'Ile au trésor), emboîtement des récits (Conrad perfectionnera ce procédé jusqu'à articuler cinq niveaux différents dans Lord Jim), dislocation des personnages, éclatement du sujet (Dr Jekyll and Mr Hyde) : l'avant-garde, alors (...) s'appelait Stevenson ! (Michel Le Bris, préface à Essais sur l'art de la fiction de Stevenson)


Echenoz : Je suis surtout frappé par cette capacité qu'a Stevenson de faire voir, de représenter, tout en tenant à distance la description classique : peu de souci optique, très peu d'adjectifs. Au point qu'on se demande par où passe mystérieusement ce pouvoir de visualisation des scènes, des personnages, des situations, tant sur le plan de l'action que dans la psychologie des acteurs. Derrière cette sécheresse apparente circule une extraordinaire générosité : illusion d'austérité qui se retourne en son contraire. (Magazine littéraire, mai 1994)


Chesterton : Il y a en vérité, dans cette fable sinistre et grotesque, une particularité que je n'ai jamais vu relever nulle part quoique, j'ose le dire, elle aurait mérité de l'être plus d'une fois. On s'apercevra que je ne suis pas, hélas, un glosateur aussi familier des Stevensoniana que bon nombre de gens qui semblent s'intéresser beaucoup moins à notre auteur ; mais il me semble que l'histoire de Jekyll et Hyde, qui est probablement censée se passer à Londres, se déroule du début à la fin, sans aucune erreur possible, à Edimbourg. Nombre de personnages y paraissent être des Ecossais pur sang. M. Litterson, le notaire, est à n'en pas douter un notaire écossais, s'occupant strictement de lois écossaises. Aucun notaire anglais moderne ne s'est jamais attelé à lire un ouvrage de sèche théologie, le soir, pour la seule raison qu'on était dimanche. M. Hyde, certes, possède un charme cosmopolite qui rallie toutes les nations ; mais il y a quelque chose de résolument calédonien dans le Dr Jekyll, un quelque chose qui évoque cette particularité édimbourgeoise qui conduisit un observateur peu aimable (probablement de Glasgow) à décrire cette ville comme "un lieu où souffle le vent d'est et l'esprit du West End" (an east-windy, west-endy place). (G.K. Chesterton, Robert Louis Stevenson, Bibliothèque L'âge d'homme, Lausanne, 1994)


Nabokov : Avant toutes choses, si vous avez la même édition de poche que moi, empressez-vous de cacher sous un voile d'indignation l'abominable, ignoble, infecte, atroce et monstrueusement criminelle jaquette - ou plutôt camisole de force* ! Oubliez que des acteurs - non, des pieds de veau ! - dirigés par des charcutiers ont joué une parodie du livre, laquelle parodie a été ensuite filmée et exhibée dans des lieux clos que l'on appelle théâtres** ; il me semble qu'appeler une salle de cinéma un théâtre équivaut à appeler un croque-mort un entrepreneur de pompes funèbres.
Je tiens tout d'abord à insister sur un point essentiel : si "Jekyll et Hyde" a jamais été dans votre esprit une sorte de roman policier, ou un film, je vous en prie, oubliez complètement, chassez de vos mémoires, effacez, désapprenez, consignez à l'oubli toute idée de ce genre. Il est, bien sûr, tout à fait vrai que le court roman de Stevenson, écrit en 1885, est l'un des ancêtres du roman policier moderne. Mais le policier d'aujourd'hui est la négation même du style, n'étant, au mieux, que de la littérature conventionnelle. Franchement, je ne suis pas de ces professeurs qui se vantent naïvement d'aimer les romans policiers - ils sont trop mal écrits à mon goût et m'ennuient à mourir. Et l'histoire de Stevenson - Dieu bénisse son âme pure - ne tiendrait pas debout en tant qu'histoire policière. Ce n'est pas davantage une parabole ni une allégorie, car ce serait, dans un cas comme dans l'autre, une faute de goût. Elle possède cependant un charme particulier et bien à elle, si nous lu considérons comme un phénomène de style. Ce n'est pas seulement une bonne histoire de croquemitaine, comme se l'est exclamé Stevenson au sortir d'un rêve dans lequel il l'avait visualisée, un peu de la même manière, je suppose, que la "cérébration magique" avait fourni à Coleridge la vision du plus fameux des poèmes inachevés. C'est aussi, et c'est là le plus important, "une fable qui tient davantage de la poésie que de la prose ordinaire" et par conséquent une œuvre d'art du même ordre que, par exemple, Madame Bovary ou Les Ames mortes.
Il y a dans ce livre une merveilleuse saveur de vin vieux ; on y boit en fait quantité de bons vins moelleux ; on se souvient du vin qu'Utterson déguste à petites gorgées. Ces pétillantes et réconfortantes lampées n'ont rien de commun avec les crampes et les frissons glacés que provoque la liqueur-caméléon que distille Jekyll dans son poussiéreux laboratoire. Mais tout est dit de façon très appétissante. Gabriel John Utterson, de Gaunt Street se régale volontiers de ses mots, le froid du petit matin à
Londres a une saveur qui donne faim, et il y a même une certaine succulence de ton dans la description des horribles sensations qu'éprouve Jekyll au cours de ses "hydisations". Stevenson doit considérablement jouer du style pour réussir son affaire, s'il veut maîtriser les deux principales difficultés devant lesquelles il se trouve placé : 1) faire de la potion magique une drogue plausible, basée sur des ingrédients de chimiste ; 2) rendre crédible ce qu'il y a de mauvais en Jekyll avant et après la "hydisation". (
Vladimir Nabokov, Littératures/I : Austen, Dickens, Flaubert, Stevenson, Proust, Kafka, Joyce, Fayard, 1983)

*Camisole de force : en anglais, jeu de mots sur jacket et straitjacket.
**Théâtre : theatre désigne également en anglais une salle de spectacle ou de cinéma (N.d.T.)


Borges : voici de longs extraits d'un très long entretien en 1978 avec Daniel Balderson qui faisait une thèse sur l'influence de Stevenson sur l'œuvre de Borges, publié dans les Cahiers de l'Herne, dir. Michel Le Bris, n° 66, 1995.

Borges - Je considère Stevenson comme un écrivain majeur. (...) Je me demande bien pourquoi on le néglige aujourd'hui. A votre idée ?
Balderson - Tout le monde l'a lu jeune, d'où la tendance, peut-être, à l'oublier par la suite…
- Écrire des livres pour enfants peut nuire en effet à un écrivain. Les gens ne l'imaginent pas comme recréant le monde de l'enfance, mais comme s'il était lui-même enfantin ! Cela a nuit certainement à la réputation de Kipling... Et de Steven
son, plus que tout autre, peut-être.
(…)

- Vous parlez ici et là de Dr Jekyll et M. Hyde comme d'un roman policier…
- Non, non, non ! Bien sur que ce n'en est pas un. J'ai dit que le livre était lu comme un roman policier, si bien que la fin apportait un surprise. Personne ne pouvait penser que le Dr Jekyll et M. Hyde étaient un seul et même homme. De plus, on apprend que l'un est très sombre de peau et de cheveux alors que l'autre a le teint clair, et que l'un est plus grand que l'autre.
- Et plus âgé aussi…
- C'est bien pour cela que je trouve surprenant, lorsqu'il s'est agi d'adapter l'histoire au cinéma, que personne n'ait pensé à prendre deux acteurs différents, de sorte qu'on ne puisse en deviner la fin.
- Je me demande s'il demeure, dans le monde occidental, quelqu'un d'assez ingénu pour ignorer la chute...
- Il faudrait changer les noms. Il faudrait que le déroulement de l'intrigue, même, soit différent, qu'il y ait deux acteurs - ne se ressemblant pas du tout - qui ne s'appelleraient bien sûr pas Jekyll et Hyde. Personne ne devinerait alors qu'il s'agit du même homme... C'est très curieux : j'ai vu trois ou quatre versions du film, et c'est toujours la même erreur, un acteur unique est choisi pour les deux rôles, et on nous fait assister à sa transformation - ce qu'il ne faut surtout pas faire. Il faut imaginer une histoire, comme n'importe quelle histoire policière, et dès lors pourquoi diable irait-on supposer que les deux personnages sont un même homme ? Personne n'y penserait. On serait captivé comme tout le monde a été pris lors de la parution du livre...
Jekyll et Hyde est antérieur au Portrait de Dorian Gray. Et Stevenson écrivait bien mieux que Wilde. La prose de Wilde était très décorative. Mais Stevenson..., ah ! C'était autre chose ! Wilde le savait, bien sûr. D'ailleurs, on trouve une bonne part de remplissage, dans Le portrait de Dorian Gray. Et ça… Vous n'en trouverez jamais, de remplissage, chez Stevenson. Il savait ce qu'il faisait !

(…)

- J'ai remarqué qu'il y avait ces derniers temps pas mal de nouvelles traductions et de rééditions. Je crois qu'on publie aussi beaucoup Stevenson en français. Une traduction française du Trafiquant d'épaves est parue récemment...
- Ils ont raison ! Encore une fois : c'est un de ses meilleurs livres.
- Il n'a pas été réédité en anglais depuis 1928...
- Parce que tout le monde a lu L'île au trésor ! Et du coup, on croit avoir tout lu, de lui. Savez-vous que L'île au trésor a été écrit en peu de temps ? Il écrivait un chapitre par jour pour distraire Lloyd Osbourne(1). Ce devait être un homme charmant, Stevenson. Tout le monde l'aimait. Mais il avait des goûts étranges en littérature française. Il admirait beaucoup Jules Verne, par exemple. Je me suis souvent demandé pourquoi les Anglais admiraient les auteurs français mineurs(2).
- Il admirait Hugo.
- Il admirait Baudelaire, que je déteste. Je le range dans les "superstitions françaises"...
(La conversation s'égare quelques minutes, jusqu'à ce qu'une servante apporte le déjeuner de Borges.)
(…)

- J'ai repensé à cette curieuse remarque que vous m'avez faite sur Stevenson, la dernière fois que nous nous sommes vus. N'importe qui, me disiez-vous, devinerait que Jekyll et Hyde sont le même homme. Eh bien, je ne le crois pas... Avez-vous jamais soupçonné Sherlock Holmes d'être en réalité le chien des Baskerville ? Non... Avez-vous jamais soupçonné Hamlet d'être Claudius ?
(...)

- Quel dommage que Stevenson n'ait pas pu écrire des poèmes sur l'amour physique. Il aurait fait ça merveilleusement, ne croyez-vous pas ?
- Euh, oui... Mais il n'a rien écrit de ce genre(3).
- L'époque le lui interdisait. Il aurait pu écrire d'excellentes poésies érotiques, j'en suis sûr mais il ne l'a jamais fait.
- On suppose qu'il a écrit un roman érotique, qui fut détruit par sa femme*****.
- Je l'ignorais.
- Quelque chose à propos d'une prostituée(4). Sa femme était une sorte de "conscience critique", qui en cela ressemblait beaucoup à l'épouse de Mark Twain.
- Ou à Lady Burton...
- Oui, mais tout de même, elle n'était pas aussi mauvaise ! C'est elle, aussi, qui a insisté pour qu'il réécrive Dr Jekyll et M. Hyde afin de le rendre plus moral(5).
- Ah bon ? C'est dommage, parce que ce serait précisément l'unique défaut du roman... Les réalisateurs ont toujours fait une erreur dans leurs adaptations, c'est de faire de Hyde un homme très sensuel, alors que Stevenson insistait sur sa cruauté. Il n'a jamais dit que Hyde était sensuel ! Dans la première scène, quand Hyde renverse l'enfant... Stevenson a écrit, je crois, que le péché capital, le péché contre l'Esprit Saint était la cruauté. Il n'a jamais pensé que la sensualité était mauvaise. Stevenson n'a pas été un homme chaste, ou puritain... Et pourquoi l'aurait-il été ? Pourtant, dans les films, Hyde est montré comme un ivrogne, fréquentant les prostituées. Il n'y a rien de tel dans le livre !
- Dans un de ses essais, James exprimait la crainte que la vie de Stevenson ne finisse par éclipser son œuvre.
- Ce n'est pas forcément faux.
(...)

- Vous avez lu et relu Stevenson toute votre vie, dites-vous : y a- t-il des moments dans votre vie où cela a particulièrement compté ?
- Avant d'écrire L'Histoire universelle de l'infamie, je singeais assidûment Stevenson. Évidemment, Stevenson avait une touche très légère, et j'avais plutôt la main lourde. Mais Stevenson écrivait toujours comme s'il ne se rendait pas compte des belles choses qu'il faisait. Je veux dire qu'il écrivait aisément. Il n'était jamais apprêté. On ne pense jamais à lui comme à quelqu'un d'apprêté. Mais peut-être l'était-il malgré tout ?
- Je le trouve un peu "apprêté", quant à moi, dans ses essais de jeunesse.
- Là, je ne peux pas juger. Mais quand il a trouvé son style, c'était l'aisance et la légèreté même.
(...)

- A l'évidence, Conrad connaissait parfaitement les œuvres de Stevenson.
- Connaissez-vous cet écrivain français qui aimait beaucoup Stevenson ?
- Marcel Schwob ?
- Oui, et puis André Gide. Celui-ci a écrit... Attendez une minute, ça va me revenir. Si la vie le grise / C'est comme un verre de champagne(6). Il a écrit cela à propos de Stevenson, qui aurait aimé. Stevenson était amateur de champagne. Je pense que Stevenson a donné plus de bonheur aux lecteurs que tout autre écrivain. Il a donné du bonheur à des milliers de gens.
(…)

On ne pense pas à Marcel Schwob comme à un écrivain majeur ; plutôt comme une curiosité de la littérature…. Avez-vous lu La Prensa ce matin ?
-Non
- J'y publie une lettre. Vous savez qu'il y aune sérieuse campagne contre mo. Je suis accusé d'être un traite. Ils ont même demandé à un juge de m'emprisonner pour trahison et de me juger. Un journal à diffusion très restreinte appelé Cronica a commencé à m'attaquer il y a une semaine à peu près et continue depuis. Puis quelqu'un m'a défendu dans La Prensa, et je lui ai écrit une lettre qui sort aujourd'hui.
Je pense que toute cette histoire (il s'agit d'une prise de position de Borges dans le conflit avec le Chili) est, comme je le dis dans ma lettre, "un crimen y un insensatez", un crime et une bouffonnerie.

- Cette idée d'une guerre avec le Chili pour quelques îles où
personne ne peut vivre de toute façon...
- Bien sûr. Ça pourrait nous mener à la ruine complète. Nous sommes déjà en faillite. Mais le gouvernement paraît y tenir. Et peut-être qu'au Chili ils pensent la même chose. Ici, quelqu'un a écrit un article, auquel il a fallu que je réponde dans La Prensa, disant que la plupart des gens voulaient la guerre, et que j'avais encouragé la guerre en écrivant des histoires où abondaient les couteaux, et ainsi de suite ; vous pouvez lire la réponse, elle vient de sortir ce matin, j'ai dit qu'on pourrait aussi bien accuser Robert Louis Stevenson de piraterie en haute mer parce que ses livres sont pleins de boucaniers. Pareil ! ! C'est sorti ce matin.
- Je prendrai le journal.
- J'y parle de Stevenson, vous verrez.


(1) Borges, sur ce point, a probablement été abusé par le récit qu'en a fait Llyod Osbourne plus tard [son beau-fils]. La rédaction de L'île au trésor a été un peu plus lente que ne le veut la légende : commencé à la fin de l'été 1881 à Braemar, au rythme d'un chapitre par jour, le livre ne fut achevé qu'en novembre 1881 à Davos (note de Michel Le Bris).
(2) Ce n'est pas du tout juste. Le compte rendu par Stevenson d'une tradition de quelques romans de Verne se montre très critique de l'imagination terre à terre de Verne. Voir l'édition de Vailima, vol. XXIV, p. 124-129. (note de Balderson)
(3) Ce n'est pas tout à fait exact. Cf. Les années bohémiennes, Michel Le Bris, éd. Nil, 1994, pour quelques extraits de ses poèmes de jeunesse (note de Michel Le Bris)
(4) C'est une légende (cf. pour une mise au point Les années bohémiennes). Par contre Stevenson a écrit dans sa jeunesse un livre érotique, connu par ses amis sous le titre du Livre de Mexico, que Baxter [ami de Stevenson] détruisit plus tard, à sa demande (note de Michel Le Bris)
(5) George Hellman a été le premier, je crois, à avancer cette anecdote dans son livre The True Stevenson (1925), mais elle a été depuis réfutée par Furnas dans sa biographie Voyage to Windward (William Sloane, New York, 1951), p. 438-463. (note de Balderson)
(6) C'est inexact. Fanny trouva qu'était manquée, dans la première version, la dimension allégorique. Après un temps de réflexion, Stevenson se rangea à son avis, et, malgré ses protestations, jeta le manuscrit au feu pour ne pas être tenté de s'en inspirer, dans sa deuxième version (note de Michel Le Bris).
(7) En français dans le texte. Source inconnue. Rien qui y ressemble même de loin ne se trouve dans les éditions de l'œuvre que j'ai consultées. On y trouve cependant de nombreuses références à Stevenson (...) (note de Balderson)


Quand Voix au chapitre lit Stevenson : http://www.voixauchapitre.com/archives/2019/stevenson_dr_jekyll.htm