Tout à coup une ombre, bien qu'il n'y eût rien qui pût jeter une ombre, apparut sur le flanc dénudé de la montagne lui faisant face. Très vite elle se fit plus profonde et bientôt une dépression verte apparut en lieu et place du rocher aride. À mesure qu'elle regardait, ce creux s'approfondit et s'élargit, et un grand espace semblable à un parc s'ouvrit au flanc de la colline. À l'intérieur, elle pouvait voir les ondulations d'une pelouse herbeuse ; elle pouvait voir des chênes semés ici et là ; elle pouvait voir les grives sautillant parmi les branches. Elle pouvait voir les cerfs se déplaçant de leur pas délicat d'un espace ombreux à un autre, et même entendre le bourdonnement d'insectes et la douceur des soupirs et des frissons d'un jour d'été en Angleterre. Après qu'elle eut passé un certain temps dans cette contemplation enchantée, la neige se mit à tomber ; bientôt le paysage tout entier fut recouvert et marqué d'ombres violettes remplaçant la lumière du soleil. Elle voyait maintenant de lourdes charrettes avançant sur les routes, chargées de troncs d'arbres qu'on apportait, elle le savait, pour en faire du bois de chauffage ; et voici qu'apparaissaient les toits et les beffrois et les tours et les cours de sa demeure familiale. La neige tombait avec obstination, et elle pouvait maintenant entendre le bruit de son glissement et de sa chute à mesure qu'elle dévalait du toit jusqu'au sol. La fumée montait de mille cheminées. Tout était si net et si détaillé qu'elle pouvait voir une corneille picorant à la recherche de vers dans la neige. Puis, peu à peu, les ombres violettes se firent plus profondes et se refermèrent sur les charrettes et les pelouses et la vaste demeure elle-même. Tout fut englouti. Et il ne resta alors plus rien de la cuvette herbeuse, et en place des vertes pelouses s'étendait en tout et pour tout le flanc de la colline embrasée que mille vautours semblaient avoir picorée et dénudée. Devant ce spectacle, elle éclata en pleurs passionnés, et revenant à grands pas au campement des gitans, elle leur dit qu'elle devait prendre la mer pour l'Angleterre le lendemain même.

Virginia Woolf, Orlando
Folio, chapitre 3, p. 161-162

 

 


Quand Voix au chapitre lit Virginia Woolf : http://www.voixauchapitre.com/archives/2019/woolf_orlando.htm