Angoisse et colère, d'Alex et Daniel Varenne
Casterman, coll. "Les romans", 1988
adapté de Mars

Le début de l'album est précédé du texte qui suit.

ZURICH... ZORN... Z

La lettre Z est la dernière lettre de l'alphabet occidental. C'est sans doute pour cette raison que Zurich est aussi une ville du bout du monde, du monde capitaliste, du secret bancaire enfoui dans les antres marbrisés de la Leu ou du Crédit Suisse. Quant à Zorn, l'auteur masqué de Mars, de Angst à ce nom de guerre, n'a-t-il pas choisi délibérément la dernière lettre pour avoir le dernier mot sur le "compte" de la vie placée à mort ? A la faveur de coïncidences capitales et capitalisées dans les pierres de la ville et la chair de l'auteur, la lettre Z accumule tous les pouvoirs lyriques et prophétiques. Cinquante ans après Kafka, Z relève K dans la combinaison d'explication du monde. La lettre magique de Fritz Angst devient la lettre de passe, le chiffre d'ouverture des coffres et des inconscients.

Arriver à Zurich en voiture par une nuit brouillardeuse et des rues livrées aux trams, puis rechercher son hôtel dans la Niederdorf est déjà une bonne expérience préliminaire sur la voie de la révélation. Si, le lendemain, vous avez rendez-vous avec le fantôme de Zorn, alors vous savourez sous votre couette blanche et cette approche tâtonnante et la proximité radioactive de l'auteur de Mars. Bref, vous ne dormez pas davantage qu'un enfant qui attend de la fin de la nuit un cadeau impensable. Et le jour arrive qui vous apporte ce cadeau confondant de prosaïsme, de déjà vu et pourtant merveilleux comme si la réalité revisitait vos pauvres imaginaires. Ce fut la tour de l'université qui fixa dans le ciel ce premier jour zornien. Sous la conduite de Benedikt Loderer, Alex et moi, nous prîmes les rues qui montent à l'Universität Zürich-Zentrum. Beno avait son idée au sujet de cette tour massive, sévère, chastement néo-classique, avec sa coupole vert-de-gris sur plan carré et son clocheton hégémonique : elle était la dernière et solennelle manifestation architecturale de la Bildungsbürgerturm - autrement dit, l'idéologie éclairée qui avait fait la Zurich moderne - et parce que tout ici respire encore le protestantisme, elle était aussi le pasteur qui veillait sur le troupeau des maisons rassemblées à ses pieds. Décidément, les symboles venaient à notre rencontre.

L'Université est un haut lieu de l'histoire de Fritz Angst. Lisez ou relisez Mars, les pages relatives à cette période sont peut-être les plus émouvantes. On y voit l'auteur offrir sa personne et son temps avec une totale et touchante disponibilité et pourtant rester incompréhensiblement derrière la glace. Pour l'étudiant, ce fut le temps des tentatives et des simulacres de communication, de la jovialité affectée et de la solitude maligne qui fait parfois d'un jeune homme un grand écrivain mais aussi un cancéreux précoce. Ce fut le temps des Kaffenkränzchen im Lichthof, des petits cafés dans le hall, de la convivialité poseuse et facile mais qui n'engage à rien. Je souhaitais voir ce temps et ce hall des "pas perdus", pas perdu pour la névrose, voir cette cafétéria ainsi que je disais en toute ignorance des proportions. Eh bien, j'allais la voir. Déjà l'université, regardée de l'extérieur, plus imposante qu'une Sorbonne, ne ressemble guère, même en forçant la touche campus, à un self-service. L'intérieur est à la hauteur des nobles façades. Dans cette grande bâtisse, où se répandent sur plusieurs niveaux des milliers d'étudiants, flotte un dernier rêve d'hellénisme, une "harmonie" professoralement pétrifiée qui peut fort bien serrer la gorge à quiconque serait déjà en butte à une sérénité sournoisement congénitale et étouffante. Quant au hall, Beno nous y amena sans commentaire et de plain pied. L'effet fut maximum. Imaginez la coque vide et claire d'une cathédrale qui aurait été convertie en un lieu de récréation, de rendez-vous, de rêveries et de frimes estudiantines et qui n'aurait pas perdu pour autant sa solennité d'un autre âge. Que Zorn, sans autre description, se soit contenté du mot anodin Lichthof pour évoquer ce hall invraisemblable, comme si son cubage académique allait de soi, comme si nous pouvions l'assimiler ou le refouler dans l'instant, en dit long sur son humour pathétique. Les tables sont en place, tables de self ni plus ni moins, occupées par une nouvelle génération de buveurs de café. Jusque-là rien à dire, mais voilà, les buveurs sont cérémonieusement entourés de moulages antiques dont une Victoire de Samothrace plus rébarbative dans sa contrefaçon que la statue en pied du plus farouche des Réformateurs. Vous levez les yeux au ciel, le hall s'étage de galeries qui courent tout autour comme autant de triforiums sous les arches desquels vous surprenez quelques bonnes têtes de moinillons du savoir processionnant d'un cours à l'autre. Et tout là-haut, en manière de voûte, une verrière aussi claire et limpide que l'esprit céleste. Alors vous aussi, à présent attablé, vous buvez une gorgée de café en pensant à Fritz et au pernicieux effet de serre qui pèse sur vos épaules. Telle était l'inimaginable coquille où s'était réfugié Angst, le Lichthof si névrotiquement banalisé à la dimension de son vide affectif.

La position élevée de l'université favorise un autre mécompte spatial. Sans même devoir monter jusqu'au sommet de la tour patronnesse, de l'esplanade on domine Zurich. Comme d'un certain château, on dominait un certain village dans un roman célèbre. Un de ces points de vue qui inspire aussi bien les natures rêveuses que les dominatrices. De cette hauteur, le jeune homme de la Goldküste, déjà "malheureux, névrosé et seul", a peut-être follement pensé pouvoir plonger dans la réalité. L'illusion panoramique est telle qu'il suffit
d'étendre le bras pour croire toucher du doigt tous les clochers de la ville. La vision de Zurich est d'une familiarité vertigineuse, toutes ces maisons, ces églises, ces banques à nos pieds ! Autant de chaumières où la vie serait un jeu d'enfant Mais naturellement, ce n'est qu'une illusion, Zurich est un village trop verrouillé, trop "harmonieusement" structuré pour livrer, même à l'enfant au pays, le secret de la simplicité de la vie. Voilà pourquoi Angst, le grand buveur de café, le veilleur du château, qui n'avait pas plus de clé qu'un portier de Kafka, s'est morfondu là-haut, en proie au désir d'une impossible communion villageoise et à une régression tout aussi mortelle que celle que lui inspirait la vue du lac et des montagnes contemplés des fenêtres de la maison familiale.

Puis nous sommes redescendus dans la vieille ville, du côté de la Krongasse, à la recherche de l'appartement du professeur Angst. Ce jour-là, nous nous sommes trompés, nous avons pris la Trittlgasse tellement villageoise et pimpante pour la bonne rue, celle qui de toute évidence devait avoir abrité le fils émancipé et auteur de Mars. C'est Roberto Braun, un ancien élève du très original professeur d'espagnol, qui nous ramena sur la piste. (Dorénavant, |e vous ferai grâce et des jours et de notre cheminement tortueux.) L'appartement se trouve dans la Frankengasse. Roberto y était venu quelques fois, invité par son professeur, mais ses souvenirs dataient d'une douzaine d'années. Malgré des efforts poignants, la première fois, il ne put se ressouvenir de la bonne porte. Il y était venu la nuit, avec deux ou trois copains. Ses dix-huit ans et l'émotion d'aller retrouver chez lui le mystérieux monsieur Angst au chapeau noir andalou n'avaient pas facilité une claire observation des lieux. Enfin nous trouvâmes, c'était la maison verte au 16 de la Frankengasse, l'appartement au quatrième étage, avec ses trois fenêtres sur rue. Une visite était impossible. Nous restâmes plantés dans la rue étroite, la tête renversée, contemplant les fenêtres derrière lesquelles Angst avait écrit Mars et était devenu Zorn. Alex sortit son Pentax super A et fit des photos en contre-plongée.

L'appartement est tendrement évoqué dans le livre. C'est le schönes Heim, le joli chez moi, la nouvelle coquille pour le bernard-l'hermite en rupture de maison familiale. Rien de tel qu'une chambre indépendante pour se prendre en main, pour donner à un jeune homme l'assurance de commencer enfin sa vie. Ce chez moi libérateur deviendra sous la pression des forces organiques le lieu d'activités capitales, celles du cancer et de l'écriture, qui feront de Fritz Angst un phénix. Ce sera le véritable espace du "processus de mort et de résurrection", le laboratoire alchimiste qui reléguera aux coulisses le bloc opératoire et le cabinet du psychothérapeute. Cet appartement, nous l'avons recomposé à partir des témoignages de Roberto et de Martin Schatzmann. Une petite cuisine, une salle de bains, une salle de séjour. En somme, un appartement de poche pour jeune célibataire. Bien sûr, ce n'est pas la soupente de Van Gogh chez les Ravoux, mais enfin le fils à papa, le dandy friqué qui ne savait pas comment dépenser son argent, s'est mansardé comme un bohème nécessiteux - dans un beau et cher quartier, il est vrai. Il semble que Angst ait pressenti ce qui allait lui arriver et qu'il ait cherché à le cerner de toutes les façons. Quand les choses devinrent sérieuses et criantes (dépression et cancer), il put ainsi les regarder bien en face, les regarder entre quatre murs. Ce fut cela s'émanciper : enfermer le cas de Fritz Angst dans une sotte de garçonnière sans visitation, le capitonner avec ses livres, ses disques, ses reproductions de tableaux si mélancoliques au coucher du soleil, sa panoplie espagnole noire et rouge, ses puzzles faits main qui étaient dans leur merveilleux assemblage une réplique à l'anarchie cancéreuse. Et une fois Fritz-Federico réduit à cette intimité composée et pourtant essentielle, lui faire rendre gorge dans toute l'acception du mot. Une table, un lit... un lit, une table. Une table pour manger, pour découper les pièces du puzzle puis les faire tenir ensemble, pour venir à bout d'un autre puzzle, le sien, défait, réassemblé dans Mars. Un lit pour souffrir, pour dormir malgré tout. Le va-et-vient est douloureusement perceptible à la fin du livre quand le cancer et l'écriture ont gagné chacun leur partie et qu'ils tiraillent Fauteur d'un bout de la pièce à l'autre. Oui, la mort et la résurrection concentrées sur quelques mètres carrés.

Il restait un autre lieu à la ronde dans Zurich, une ronde qui s'avéra ne pas avoir plus d'un kilomètre de circonférence tant Angst avait circonscrit la vérité de sa vie dans un cercle restreint. Il nous restait à découvrir la villa du psychothérapeute, le cabinet du docteur Frey, le fauteuil capitonné dans lequel l'inconscient du jeune Zurichois avait fait des siennes. Évidemment, nous nous sommes encore trompés d'adresse. Nous partîmes trop loin, du côté d'Oberstrasse, où nous trouvâmes une maisonnette rose qui eût pu abriter les sept nains ou tes sept complexes capitaux mais qui n'était pas celle du vrai monsieur Frey. C'est Cuno Affolter, les cheveux au vent, qui menait les recherches. Un peu perdu, il consulta l'annuaire du téléphone : il existait un Frey-Wehrlin, docteur phil., installé au 33 de la Freiestrasse. Cette adresse avait un plus grand air d'authenticité, avec elle nous réintégrions le cercle que nous avions quitté trop volagement. Un coup de fil à l'intéressé confirma la position, mais cet homme avait ses bonnes raisons pour ne pas vouloir nous recevoir… encore des importuns sur les traces de Zorn et de son psychothérapeute. Mais nous étions des chercheurs tenaces. Un après-midi, nous descendîmes la Freiestrasse avec l'intention de rôder autour de la villa et d'y prendre quelques photos très significatives. Ce que nous découvrîmes dépassait toutes nos espérances. Nous tombâmes sur une villa de trois étages, sombre et carrée, d'une mélancolie renfrognée, oppressée par une végétation automnale encore luxuriante, débordée, inconvenante dans ce beau quartier, les fenêtres sans rideaux et la porte d'entrée, sur un jardin en friche, ouverte à tout venant. C'était inespéré, cette demeure abandonnée qui s'offrait à nous de la cave au grenier. Dans le hall d'entrée, la boîte à lettres du docteur Frey, ainsi nous ne nous égarions pas une nouvelle fois, nous étions bien sur les lieux du crime, de sa confession. Et le docteur s'était envolé avec les autres occupants, nous laissant tout le champ libre ! Au premier étage, nous trouvâmes des ouvriers en plein travail de réfection, autant dire en pleine effraction, chamboulant l'intérieur de la villa et ses gros secrets. Nous arrivions à temps ! Il n'y avait plus une minute à perdre pour dresser l'ultime relevé du passage de Fritz Angst. Mais encore fallait-il trouver le bon étage et personne sur place pour nous renseigner. Après une visite complète et de subtiles déductions, nous décidâmes que ce devait être au troisième étage que les consultations avaient eu lieu. L'appartement occupait tout l'étage, un spacieux deux cents mètres carrés au moins, complètement vidé, béant, vacant comme une tête décervelée. L'inconscient avait encore frappé, déménageant les accessoires tangibles de l'analyse, de cette histoire que Zorn lui-même, dans son livre, n'a pas voulu nous raconter. Seules les traces plus claires sur les murs rappelaient la présence d'objets, de meubles, de rayonnages. Nous cherchâmes dans ces traces la confirmation de l'emplacement du cabinet. Deux pièces nous parurent convenir, celles tournées à l'ouest sur la Freiestrasse. En l'absence de l'irréfutable fauteuil capitonné où s'était assis le Zurichois "démoli de façon conséquente", j'optai pour la pièce où se trouvait un tas de gravats posé là tout exprès pour figurer "le petit tas de malheur" que Fritz Angst avait laissé derrière lui.

L'émotion était à son comble. Alex et Cuno allaient et menaient dans les pièces, photographiant sous les angles les "lus divers le cabinet fantôme du docteur Frey. Dans l'appartement vide, tout semblait communiquer d'une porte ouverte " l'autre, se refléter d'un mur sur l'autre comme dans un crâne lue l'on aurait vidé de sa matière lobée et compartimentée tt sur les parois duquel se réfléchiraient encore les ombres du passé intérieur. Libre à nous de lire dans les empreintes intimes laissées sur les murs l'inconscient de l'hôte de passage qui s'était livré ici à un exercice d'analyse dont il connaissait les limites mais dont il espérait au moins un premier déballage que l'écriture de Mars devait mener à son terme. Libre à tous d'imaginer Fritz Angst dans le fauteuil, délivrant des bribes de son secret sans se départir jamais d'un ton de tonne compagnie, les bras du fauteuil assurant le maintien de l'intelligence critique et combinatoire. L'ironiste très averti sur la psychanalyse (selon Martin Schatzmann) n'a sans doute égaré au cours de cette expérience aucune des pièces de son puzzle mental. La vérité toute simple mais si difficile à dire simplement, en consultation ou en tête à tête avec soi-même, Zorn a réussi à l'exprimer dans son livre avec un bonheur qui eût confondu le docteur Freud lui-même et qui fait de lui non plus un consultant mais un maître analyste.

Quand nous sortîmes enfin de l'appartement, à bout de pellicules, avec l'impression méritante d'avoir fixé in extremis le génie des lieux avant que peintres et tapissiers ne l'effacent pour toujours, nous n'étions pas foin de croire que nous venions de faire une incursion dans ce que j'appellerai pompeusement les profondeurs du coffre zurichois, l'endroit vagabond où se dévoilent les transactions et les névroses les plus carabinées du monde occidental. (C'est Mars qui m'inspire cette métaphore économique et caverneuse.) Tandis que nous partions à reculons, les yeux encore fixés sur cette villa des aveux, elle m'apparut dans sa rigidité comme la matérialisation urbaine et patentée d'un confessionnal, la boutique du nouvel examen de conscience onéreux, puritain et psychanalytique, la bouche d'ombre de l'inconscient doré, bref, pour parler comme Zorn, la bouche qui exhalait le déclin de l'Occident.

Nous avions fait le tour des hauts lieux zorniens de Zurich. Il ne manquait plus à notre actif que la Goldküste, cette rive ensoleillée où s'étagent, tels des cépages sélectionnés, les maisons des meilleures familles dans le meilleur des mondes qui soit. Par un bel après-midi, nous partîmes pour Meilen à la maison familiale. Ne croyez pas que nous roulâmes entre deux haies de propriétés somptueuses. N'importe quel coin de la Côte d'Azur est plus tapageur, plus ostentatoire. Non, ici, la discrétion est de rigueur, elle est dans l'air salubre comme une bonne consigne. La richesse, si richesse il y a, eh bien s'est fondue dans la belle nature lacustre et humanisée. A vous de savoir la respirer sans trop ouvrir les narines, ce qui serait, je suppose, très inconvenant. Des piétons d'une courtoisie à désarmer tous les problèmes nous indiquèrent la bonne direction et c'est ainsi que nous arrivâmes sans trop de détours jusque devant la maison des Angst. Sur la foi du fils qui nous dit dans son livre descendre "d'une des meilleures familles de la rive droite du lac de Zurich", je pensais trouver une solide bâtisse, sobre bien sûr mais avec un je ne sais quoi de vénérable, encore un cliché à remballer. A la place de la villa que j'avais imaginée, d'une distinction compassée, séculaire à force de rétention et de poses intemporelles, qui aurait été la concrétion d'une certaine idée du bonheur qui n'est plus neuve en Suisse et autre part, et qui évidemment aurait été malheureuse comme les pierres, j'avais devant moi une maison plutôt coquette, d'un étage, avec un toit de village en jolies petites tuiles. Le cadre était tout aussi familier. Pas d'arbres majestueux, une végétation de jardin cachait le rez-de-chaussée et un carré de vigne descendait jusqu'à la rue. Pas même de mât rituel pour y faire flotter quelque beau drapeau cantonal ou national. L'ensemble ressemblait plutôt à une bucolique maison des Charmettes et je caressai un instant l'idée d'un Fritz Angst rousseauiste qui aurait passé du bon temps face au lac et aux sommets enneigés. Mais c'était un autre temps, une autre vie, les chromos à la Rousseau n'ont sans doute plus cours, même sur les rives des lacs alpins, quant au cours de la névrose sur la Goldküste, plus souterrain encore que celui des monnaies, depuis Zorn il n'a plus de secret pour nous.

Dans le jardin, une silhouette menue se laissa entrevoir. Madame Angst ? Il n'était pas question d'importuner cette dame. Autant aller réveiller madame Rimbaud. Les génies morts inconnus ont le pouvoir posthume d'entourer leur mère du respect sacré qui ne leur fut pas accordé de leur vivant. Par lu grâce de son enfant terrible, madame Angst était inaccessible et la maison plus déroutante qu'une crèche. Nous repartîmes troublés, avec l'impression de n'avoir vu qu'une sainte et familiale imagerie de Zorn.

Un soir, nous retournâmes sur la Goldküste. Cette rive, la nuit, est encore plus nocturne, plus soyeuse, plus paisible, une paix que nul aboiement ne déchire, ce qui en dit long sur l'exquise pondération de ce coin du monde même les chiens de garde, si jamais ils existent, n'aboient pas. Nous allions en visite chez les Schatzmann. Nous nous étions vus une première fois à Zurich. Cela avait été la rencontre d'observation. Les amis de Fritz Angst voulaient savoir à quelle sorte d'admirateurs de Zorn, ils avaient à faire. Nous attendions beaucoup d'eux, témoignages et photos, mais enfin ils n'étaient pas tenus à partager leurs souvenirs avec les premiers venus. Marion et Martin Schatzmann nous écoutèrent avec curiosité exposer notre projet d'illustrer Mars en bande dessinée puis répondirent obligeamment à nos premières questions. J'ose penser que notre projet leur plut pour la raison que nous redoutions à tort, celle précisément d'entraîner Zorn dans le monde "frivole" de la BD. Ils nous avouèrent plus tard qu'une aventure pareille aurait sûrement séduit leur ami non conformiste. Nous avions réussi l'examen de passage, ils nous donnèrent rendez-vous pour nous parler plus longuement de Fritz Angst.

Nous n'avions pas l'intention, Alex et moi, de faire une véritable adaptation de Mars. Nous souhaitions surtout, avant que le temps n'estompe tout, fixer ce qui subsistait encore des années Zorn dans Zurich et le souvenir de ses proches. Nous souhaitions faire parler les lieux et les témoins et créer en quelque sorte une apparition dans le temps encore vibrant de sa présence. Jouer les pèlerins d'Emmaüs et raconter notre rencontre avec Fritz quelque part à Zurich, le faire voir dans des cases BD avec sa tête blonde et poupine à peine stigmatisée par le cancer, sa cape noire et son sourire "en état de guerre totale". Les Schatzmann avaient la clé de cette réapparition. Leur accueil fut chaleureux. Un vin blanc du Valais, le français très subtil de nos hôtes, leur humour favorisèrent une conversation toujours au bord d'une émotion paralysante. Comme nous leur demandions pourquoi Zorn avait désigné Meilen par la lettre K et s'il fallait y voir un clin d'œil à Kafka, Marion Schatzmann nous répondit : "Peut-être, mais vous savez, Zolliken, Meilen, Küsnacht, c'est tout pareil, c'est le même cas." Malgré tout, la tension monta inévitablement à mesure qu'ils nous apportèrent les preuves de l'existence de leur ami. Ce fut l'album de photos où Fritz apparut au temps de l'université, au temps de la rédaction de Mars devant la porte de la maison de la Frankengasse, au temps ensoleillé de Comano, celui du dernier été et de la frappe finale. Ce furent les animaux en peluche de Catherine (Bobby, Donald et Jimmy) que la petite fille, sa grande copine, lui tendait pour bercer sa douleur. Ce fut le puzzle dans sa boîte rouge et noire, les pièces au contour artistiquement organique, parties d'un tout, d'une sirène pour celui-ci mais aussi du chaos que Fritz l'orfèvre avait réussi à assembler et à faire tenir en place. Ce fut le manuscrit de Mars, tapé à la machine, impeccablement, implacablement sans faute de frappe ni repentir. Je sentais Alex nerveux devant autant de preuves visuelles qu'il lui faudrait faire voir en dessin.

Ce furent aussi leurs réponses, celles de Martin Schatzmann d'une précision intense, à nos questions cadrées qui recherchaient elles aussi le détail photographique, comme si la bande dessinée devait prendre forme instantanément sous leur dictée et Zorn se glisser après leur invocation amicale dans les cases, sous ses propres bulles déjà choisies dans Mars. Je n'ai donc pas à rapporter ici leur témoignage, il apparaîtra dessiné sur les planches d'Alex. La seule chose qu'il me reste à dire est l'importance capitale des témoins. Ils sont irremplaçables. Je forme le vœu que Marion et Martin Schatzmann écrivent un jour sur leur ami Fritz Angst.

DANIEL VARENNE

 


Quand Voix au chapitre lit Mars de Fritz Zorn : http://www.voixauchapitre.com/archives/2019/zorn.htm