Emmanuel Carrère, D'autres vies que la mienne

J’ai relu Mars de Fritz Zorn qui m’a comme tant de lecteurs bouleversé lors de sa parution en 1979. En voici les premières phrases : « Je suis jeune, riche et cultivé ; et je suis malheureux, névrosé et seul. J’ai eu une éducation bourgeoise et j’ai été sage toute ma vie. Naturellement, j’ai aussi le cancer, ce qui va de soi si l’on en juge d’après ce que je viens de dire. Cela dit, la question du cancer se présente d’une double manière : d’une part c’est une maladie du corps, dont il est bien probable que je mourrai prochainement, mais peut-être aussi puis-je la vaincre et survivre ; d’autre part c’est une maladie de l’âme dont je ne puis dire qu’une chose : c’est une chance qu’elle se soit enfin déclarée.
Et voici la dernière : « Je me déclare en état de guerre totale. »
Cela paraît trop beau, mais c’est vrai : Zorn, qui veut dire « colère » est un pseudonyme, le vrai nom de l’auteur était Angst, qui veut dire « angoisse ». Entre ces deux noms, entre ces deux phrases, ce jeune praticien docile, aliéné, « éduqué à mort », comme il dit, est devenu à la fois un rebelle et un homme libre. La maladie, l’approche terrifiante de la mort lui ont appris qui il était, et savoir qui on est - Etienne dirait plutôt : où on est -, cela s’appelle être guéri de la névrose. Je n’ai pas cessé de penser, relisant Mars, à la vie qui aurait été celle de Fritz Zorn, s’il avait survécu, à l’homme accompli qu’il aurait pu devenir s’il lui avait été donné de jouir de cet élargissement de la conscience qu’il avait payé tellement cher. Et j’ai pensé que cet homme accompli, pour moi, c’était Etienne.

Je n’ai pas osé le lui dire, ni lui parler d’un autre livre, moins connu et qui m’a presque autant frappé cet été- là. Il s’appelle Le Livre de Pierre, c’est un long entretien de Louise Lambrichs avec Pierre Cazenave, un psychanalyste qui a souffert pendant quinze ans d’un cancer et qui en est mort avant que son livre paraisse. Il ne se définissait pas comme « ayant un cancer » mais comme « cancéreux ». « Quand on m’a annoncé mon cancer, dit-il, j’ai compris que je l’avais toujours eu. C’était mon identité. » Psychanalyste et cancéreux, il est devenu psychanalyste pour cancéreux , en partant de l’intuition, personnelle et intime, mais vérifiée avec la plupart de ses patients, que « la pire des souffrances, c’est celle qu’on ne peut partager. Et le malade cancéreux, le plus souvent, éprouve doublement cette souffrance. Doublement parce que, malade, il ne peut partager avec son entourage l’angoisse qu’il ressent, et parce que sous cette souffrance en gît une autre, plus ancienne, datant de l’enfance et qui elle non plus n’a jamais été partagée, jamais été vue par personne. Or, c’est cela le pire pour quelqu’un : n’avoir jamais été vu, n’avoir jamais été reconnu. »
C’est à cela que sert, dit-il, la cure des cancéreux : à voir et reconnaître cette souffrance, à faire que d’elle au moins le patient guérisse. Cela ne l’empêchera pas de mourir, mais, entre Molière qui se moquait des médecins dont les malades meurent guéris et le grand psychanalyste Winnicott qui demandait à Dieu la grâce de mourir pleinement vivant, Pierre Cazenave est clairement du côté de Winnicott. Son client, c’est le malade qui accueille sa maladie, non comme une catastrophe accidentelle, mais comme une vérité qui le concerne intimement, une conséquence obscure de son histoire, l’expression ultime de son malheur et de son désarroi face à la vie.

Emmanuel Carrère, D'autres vies que la mienne
PO.L, 2009
, p. 139-141
Lu dans le groupe en 2009 : http://www.voixauchapitre.com/archives/2008/d_autres_vies_que_la_mienne.htm


Quand Voix au chapitre lit Ismail Kadaré : http://www.voixauchapitre.com/archives/2019/zorn.htm