ÉTÉ
COMME HIVER, NOUS DÎNONS À CINQ HEURES
"Été comme hiver, nous dînons à cinq heures.
Quand la pendule de la salle à manger sonne, nous nous tenons debout
derrière nos chaises, bien lavés, bien peignés, nous
disons le bénédicité, puis nous nous asseyons : père
et mère sont à chaque petit bout de la table, ma sur
et moi à l'un des grands côtés, mon frère et
mademoiselle Agda à l'autre. Mademoiselle Agda est une longue femme
douce un peu ondulante, elle est en réalité institutrice
d'école primaire. Elle a été, au cours de nombreux
étés, notre patiente préceptrice et elle est devenue
maintenant la confidente de mère.
Les ampoules du lustre en laiton répandent une lumière sale
et jaunâtre sur la table. Près de la porte de l'office, le
buffet massif surchargé d'objets en argent, en face de lui, il
y a le piano-forte avec la partition ouverte à la page de la détestable
leçon. Sur le parquet, un tapis d'Orient. Aux fenêtres, de
lourds rideaux, aux murs de sombres tableaux d'Arborelius.
Le repas commence par du hareng mariné et des pommes de terre ou
des harengs de la Baltique marinés et des pommes de terre ou un
gratin de jambon aux pommes de terre. Père accompagne cette entrée
d'un verre d'aquavit et d'un verre de bière. Mère appuie
sur la sonnette électrique cachée sous la table et la bonne
apparaît dans sa robe noire. Elle ramasse assiettes et couverts,
puis elle sert le plat principal; dans le meilleur des cas il s'agit de
boulettes de viande et dans le pire, d'un gratin de macaronis. Les roulades
aux choux ou la saucisse, ça va, le poisson, j'en ai horreur, mais
on se garde bien d'exprimer son mécontentement. Il faut tout manger,
tout finir.
Lorsque le plat de résistance a été servi, père
termine ce qui reste de schnaps et son front rougit un peu. Tout le monde
mange en silence. Les enfants ne parlent pas à table. Si l'un s'adresse
à eux, ils répondent. Arrive maintenant la question obligatoire,
comment ça a marché aujourd'hui à l'école,
suivie par la réponse tout aussi obligatoire, bien. Est-ce qu'on
t'a rendu un devoir ? Non. Quelles questions t'a-t-on posées? As-tu
bien répondu? Oui, bien sûr, que j'ai bien répondu.
J'ai appelé ton professeur principal. Tu auras la moyenne en mathématiques.
Voyez-moi ça !
Père a un sourire sarcastique. Mère prend son médicament.
Elle vient de subir une grave opération et elle est sans cesse
obligée de prendre des médicaments. Père se tourne
vers mon frère : imite l'idiot Nilsson. Mon frère qui est
un bon imitateur laisse immédiatement retomber son menton, il roule
les yeux, se comprime le nez. Il émet des grognements indistincts
et sans suite. Père rit, mère sourit à contrecur.
Soudain, père dit, il faudrait fusiller Per Albin Hansson, il faudrait
fusiller toute cette racaille socialiste. Tu n'as pas le droit de dire
des choses comme ça, mère parle sans s'emporter. Qu'est-ce
que je n'ai pas le droit de dire? Je n'ai pas le droit de dire que nous
sommes gouvernés par des canailles et des bandits ? La tête
de père vacille un peu. Il faut penser à préparer
l'ordre du jour de la réunion du comité, dit mère
en essayant de changer de sujet, le crois que tu m'as déjà
répété ça plusieurs fois, répond père
dont le front rougit. Mère baisse les yeux, elle tripote ce qu'il
y a dans son assiette. Lilian est-elle toujours malade ? Elle parle avec
douceur et elle s'adresse à ma sur. Lilian revient demain
à l'école, répond Margareta d'une petite voix. Je
peux l'inviter à venir dîner à la maison dimanche
?
Le silence s'installe autour de la table, nous mastiquons, les fourchettes
et les couteaux grincent sur la porcelaine, la lumière jaune, les
objets en argent qui brillent sur le buffet et la pendule qui fait tic-tac.
Père dit : Voilà qu'ils ont nommé Beronius, le chapitre
avait pourtant recommandé Algârd.
Voilà où l'on en est et ce n'est pas fini : incompétence,
idiotie. Mère secoue la tête. Elle a un air légèrement
méprisant. Est-ce vrai que c'est Arborelius qui prêchera
pour le Vendredi saint ? On n'entend pas un mot de ce qu'il dit. C'est
peut-être aussi bien comme ça, répond père
en riant."
Ingmar
Bergman
Laterna magica
Gallimard,
1987, p. 162-163
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