Nadja, par Maurice Blanchot en 1967 Quand nous
évoquons Nadja, Les Vases communicants, L'Amour fou, écrits
certes par André Breton et à partir de lui-même, mais
sous cette réserve que le surréalisme s'y interpose et s'y
annonce constamment comme un danger impossible à soutenir seul,
on découvre aussitôt de quels changements ils sont le lieu.
En refusant le genre romanesque, coupable d'inventer sans invention d'une
part, d'autre part en refusant tous les autres genres coupables de ne
pas inventer sans dire vrai, ce n'est pas à une préoccupation
esthétique qu'André Breton veut répondre, c'est une
mutation bien plus décisive qu'il a en vue. Nadja est en
ce sens la grande aventure dont nous sommes loin d'avoir considéré
tout ce qu'elle nous demande, tout ce qu'elle nous promet. Mais la rencontre qui a nécessairement lieu dans la continuité du monde est précisément ainsi donnée qu'elle rompt cette continuité et s'affirme comme interruption, intervalle, arrêt ou ouverture. Réelle, voici cette jeune femme sans nom, très pauvrement vêtue, qui va la tête haute, si frêle qu'elle se pose à peine en marchant, et le présent de la description n'est pas là pour la représenter, mais pour accuser d'une manière incisive "l'entrée en scène" de la présence, c'est-à-dire de ce qui est simplement là, sans justification et sans preuve, et à partir de quoi la condition des choses réelles et présentes sera définitivement ou momentanément changée. Comme si la rencontre le hasard, celui de Nietzsche, celui de Mallarmé, soit le hiatus entre plusieurs niveaux de réalité, plusieurs systèmes de détermination, entre le dehors et le dedans, entre divers champs de connaissance, soit l'impossible retour à l'unité et la manifestation paradoxalement unique de la différence (donnée d'un coup et en un moment, en un lieu) ouvrait dans le monde de l'avènement une distance sans terme où ce qui arrive d'une manière abrupte et comme de foudre (dirait Mallarmé), est l'inarrivée même. Or, cette inarrivée de la rencontre, ce nud d'espace impossible à dénouer et d'autant plus que son noyau est le vide, cet espacement qui rend intercalaire tout ce qui prétend le remplir, est l'espace où l'écriture maintient, déploie et replie la différence la pluralité essentielle qui lui a été confiée et en quelque sorte consciemment par le surréalisme. Si bien (ou si mal) que la rencontre de Nadja, rencontre réelle d'une fille réelle, réellement vouée à l'irréalité de ce qu'on nomme folie, est comme par avance, dans le brillant d'un destin ravageur, destinée à l'exigence d'écrire et que ce moment merveilleux de vie coup de dés qu'on ne réussira pas deux fois est joué, et fatalement perdu, dans un Récit préliminaire dont le maître de jeu n'est il le sait bien nullement André Breton qui fut là comme l'appât du piège, le piège tendu où il faillit se prendre lui-même. Maurice Blanchot,
"Le demain joueur" Voix au chapitre a programmé André Breton en janvier 2021 http://www.voixauchapitre.com/archives/2020/breton.htm |