Ces gens qui travaillent ne sauraient être intéressants...
«
Ce
que Nadja fait à Paris, mais elle se le demande. Oui, le soir,
vers sept heures, elle aime à se trouver dans un compartiment de
seconde du métro. La plupart des voyageurs sont des gens qui
ont fini leur travail. Elle s'assied parmi eux, elle cherche à
surprendre sur leurs visages ce qui peut bien faire l'objet de leur préoccupation.
Ils pensent forcément à ce qu'ils viennent de laisser jusqu'à
demain, seulement jusqu'à demain, et aussi à ce qui les
attend ce soir, qui les déride ou les rend encore plus soucieux.
Nadja fixe quelque chose en l'air : "Il y a de braves gens."
Plus ému que je ne veux le paraître, cette fois je me fâche
: "Mais non. Il ne s'agit d'ailleurs pas de cela. Ces gens ne
sauraient être intéressants dans la mesure où ils
supportent le travail, avec ou non toutes les autres misères. Comment
cela les élèverait-il si la révolte n'est pas en
eux la plus forte ? À cet instant, vous les voyez, du reste,
ils ne vous voient pas. Je hais, moi, de toutes mes forces, cet asservissement
qu'on veut me faire valoir. Je plains l'homme d'y être condamné,
de ne pouvoir en général s'y soustraire, mais ce n'est pas
la dureté de sa peine qui me dispose en sa faveur, c'est et ce
ne saurait être que la vigueur de sa protestation. Je sais qu'à
un four d'usine, ou devant une de ces machines inexorables qui imposent
tout le jour, à quelques secondes d'intervalle, la répétition
du même geste, ou partout ailleurs sous les ordres les moins acceptables,
ou en cellule, ou devant un peloton d'exécution, on peut encore
se sentir libre mais ce n'est pas le martyre qu'on subit qui crée
cette liberté. Elle est, je le veux bien, un désenchaînement
perpétuel : encore pour que ce désenchaînement soit
possible, constamment possible, faut-il que les chaînes ne nous
écrasent pas, comme elles font de beaucoup de ceux dont vous parlez.
Mais elle est aussi, et peut-être humainement bien davantage, la
plus ou moins longue mais la merveilleuse suite de pas qu'il est permis
à l'homme de faire désenchaîné. Ces pas, les
supposez-vous capables de les faire ? En ont-ils le temps, seulement ?
En ont-ils le cur ? De braves gens, disiez-vous, oui, braves comme
ceux qui se sont fait tuer à la guerre, n'est-ce pas ? Tranchons-en,
des héros : beaucoup de malheureux et quelques pauvres imbéciles.
Pour moi, je l'avoue, ces pas sont tout. Où vont-ils, voilà
la véritable question. Ils finiront bien par dessiner une route
et sur cette route, qui sait si n'apparaîtra pas le moyen de désenchaîner
ou d'aider à se désenchaîner ceux qui n'ont pu suivre
? C'est seulement alors qu'il conviendra de s'attarder un peu, sans toutefois
revenir en arrière." (On voit assez ce que je peux dire à
ce sujet, pour peu surtout que je m'avise d'en traiter de manière
concrète.) Nadja m'écoute ne cherche pas à me contredire.
Peut-être n'a-t-elle rien moins voulu faire que l'apologie du travail. André
Breton, Nadja Voix
au chapitre a programmé André Breton en janvier 2021
http://www.voixauchapitre.com/archives/2020/breton.htm |