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PRÉSENTATION
Søren Kierkegaard est un auteur et philosophe danois né
en 1813 et mort en 1855 à Copenhague. Il est le fondateur de l'existentialisme,
mouvement philosophique qui promeut une image de l'homme comme un individu
autonome, sans la présence d'un dieu quelconque pour lui indiquer
la voie à suivre ou le soutenir. L'homme se suffit à lui-même
et vit par ses propres moyens. Pourtant, comme Pascal, Kierkegaard est
croyant.
Dans le cadre de cette philosophie existentialiste, l'auteur répertorie
trois stades sur le chemin de la vie de l'homme : le stade esthétique,
le stade éthique et la sphère religieuse. Johannes, le séducteur,
serait une allégorie du premier stade, celui de l'esthétique.
Le Journal du séducteur fut publié en 1843 par l'auteur
sous le nom de Forförerens Dagbog et appartient au recueil
Ou bien
ou bien.
RÉSUMÉ
DU LIVRE
Søren Kierkegaard est un auteur danois du XIXe siècle dont
on se souvient généralement pour ses écrits philosophiques,
et en particulier pour ses travaux que l'on considère aujourd'hui
comme précurseurs de l'existentialisme. Mais Kierkegaard avait
bien d'autres facettes. D'une part, il fut un fervent théologien,
défendant la pratique individuelle contre la pratique organisée
par l'Église, structure trop cynique qui n'aurait rien à
voir avec la foi. D'autre part, et c'est ce qui va plus précisément
nous intéresser ici, Kierkegaard a produit des textes littéraires
en grande quantité durant toute sa vie. Ces textes sont difficiles
à identifier car il les publiait sous des pseudonymes. Le roman
intitulé Le Journal du séducteur est un des seuls écrits
littéraires que l'on peut sans aucun doute attribuer à la
plume de Kierkegaard.
Le narrateur du Journal du séducteur, qui écrit à
la première personne du singulier, n'est pas lui-même le
séducteur désigné par le titre. Dès les premières
lignes du roman, on saisit que ce narrateur-personnage est - ainsi que
le lecteur - un spectateur. En effet, le narrateur entreprend dans ces
premières lignes de remettre au propre un livre intitulé
Commentarus perpetuus n° 4, écrit par le séducteur
en question, qu'il avait hâtivement copié en l'absence de
ce dernier, alors qu'il avait laissé son secrétaire ouvert.
Empli de culpabilité mais aussi du plaisir de la curiosité
satisfaite, le narrateur étudie le livret. Il est surpris de constater
que contrairement à ce qu'indique le titre, le contenu n'est pas
celui d'un cahier de notes de lecture, mais plutôt celui d'un journal
intime rigoureux. Il admire d'ailleurs la qualité du travail de
distanciation et distingue chez l'auteur une "véritable supériorité
esthétique et objective" sur ce qui lui arrive. Il souligne
aussi les qualités poétiques du texte. Il note finalement
que le livret n'était pas destiné à la publication,
mais uniquement à un usage personnel.
Ce propos introductif se poursuit par le rappel des souvenirs qu'a le
narrateur des protagonistes évoqués dans le journal : il
se remémore le caractère particulier de l'auteur, toujours
insatisfait par la réalité, et précise qu'il connaît
Cordélia, la jeune femme qui est le sujet principal du livret.
On comprend que le séducteur dont il est question n'est pas un
séducteur comme les autres. Il ne cherche pas forcément
la satisfaction sexuelle en courant les jupons. Parfois, par exemple,
il ne veut obtenir qu'un salut de la part de l'être convoité,
quand il estime que c'est la plus belle chose qu'elle puisse offrir. Pourtant,
le narrateur le note bien, le séducteur avait le pouvoir d'obtenir
bien plus de toutes les femmes, et ce sans même leur faire de promesse.
Le narrateur plaint Cordélia autant qu'il excuse son séducteur.
L'auteur précise ensuite qu'il a inséré, aux moments
adéquats du journal, des lettres que Cordélia lui a fait
parvenir.
La retranscription du journal s'ouvre par une série de lettres
écrites par Cordélia au séducteur après leur
rupture. On apprend à cette occasion que le séducteur se
nomme Johannes. Après un court commentaire du narrateur ému
par la maladresse d'expression de Cordélia, c'est le journal à
proprement parler qui commence. On peut déjà dire, par ce
choix de structure, que la vision de l'amour livrée par Kierkegaard
va être tragique : nous savons, avant même qu'on en connaisse
les prémisses, que la relation de Johannes et Cordélia est
vouée à l'échec ; ainsi, tous les élans, positifs
ou négatifs, en paraîtront dérisoires.
Le 4 avril, Johannes croise Cordélia pour la première fois.
Il la voit descendre de sa voiture, puis s'acheter quelques objets indéfinis.
Sa beauté l'exalte. Elle a 16 ou 17 ans. Cependant, il ne lui adresse
pas la parole, et ne cherche pas à écouter lorsqu'elle donne
son adresse à un vendeur. Il tient à la revoir par hasard.
Le lendemain, Johannes retrouve Cordélia qui marche dans la nuit
en capeline, accompagnée au loin d'un valet. Johannes s'amuse à
extrapoler, à imaginer ce qu'il peut bien y avoir dans l'esprit
de Cordélia. À la fin du récit de cet épisode,
il profite du fait que le valet est tombé pour aborder Cordélia.
Il sait désormais où elle habite, et a eu droit à
une poignée de main.
Quelques jours plus tard, Johannes se rend au rendez-vous que Cordélia
a donné à un jeune homme dans une exposition. Johannes se
plaît à constater que les premières fois tant regrettées
par les amoureux sont en fait, d'un point de vue extérieur, totalement
laides ; il préfère aux premières fois les amours
expérimentées, les seules auxquelles il trouve une authentique
beauté. Le jeune homme ne vient pas, et Johannes profite de la
confusion de Cordélia pour s'en rapprocher encore un peu plus.
Il en obtient cette fois-ci un sourire, et se donne pour objectif de découvrir
son nom.
Le 9 avril, Johannes croise Cordélia par le plus grand des hasards,
et il est comme foudroyé par sa beauté. Il regrette d'avoir
oublié aussitôt les détails de cette beauté,
mais retient qu'elle portait un manteau dont le vert va structurer ses
rêveries. Les jours suivants, Johannes s'étonne d'être
aussi épris, essaie de se calmer, mais ne parvient qu'à
intensifier ses sentiments. La fréquentation d'autres femmes ne
le satisfait pas, et même, au contraire, l'emplit d'impatience.
Il guette le nouveau hasard qui lui fera à nouveau croiser la route
de Cordélia, et la cherche en vain dans tous les milieux mondains.
Un mois plus tard, le 15 mai, Johannes retrouve la jeune femme, et la
suit, en tâchant de ne pas se faire remarquer. Elle finit par lui
échapper.
Le 16 mai, Johannes est heureux d'être amoureux, et décrit
tout le bonheur qu'il ressent à se trouver dans cet état
presque mystique. Le 19 mai, Johannes découvre enfin le nom de
sa convoitise, nom qu'il trouve merveilleux. Il la trouve dans une rue,
accompagnée de deux amies, qui finissent par prononcer distinctement
son nom. Il retient également la localisation de la maison dans
laquelle les trois amies entrent au bout du compte. Les jours suivants,
Johannes en apprend davantage sur le passé de Cordélia et
sur la manière dont elle vit dans cette maison. Le 22 mai, il la
rencontre officiellement pour la première fois. Elle semble indifférente,
et lui-même joue l'indifférence pour mieux l'observer. Il
veut pouvoir venir régulièrement dans sa maison, mais sa
famille a une vie assez recluse ; il n'y a pas de jeune homme, de cousin,
de neveu avec qui il puisse sympathiser. Johannes pense avoir trouvé
en Cordélia son idéal féminin, qui consiste à
être neutre, solitaire et sans coquetterie. Il est heureux de la
savoir éduquée dans l'austérité.
Johannes et Cordélia se croisent de plus en plus fréquemment.
Cordélia commence à remarquer Johannes, qui devient une
figure récurrente de son entourage. Johannes apprécie l'orgueil
de la jeune fille. Un jour, il la surprend en train de jouer du piano,
et il savoure sa maladresse impatiente puis sa douceur. Le 3 juin, il
établit un premier bilan : il en a appris beaucoup sur Cordélia,
mais n'a toujours rien tenté de concret ; il met donc en place
une stratégie de séduction, qui consiste à lui jeter
un autre prétendant - un peu médiocre - dans les bras, afin
que son idée de l'amour devienne plus cynique et malléable.
Pour ce faire, Johannes cherche un candidat dans l'entourage de Cordélia.
Il découvre, quelques jours plus tard, qu'Édouard, le fils
de la maison Baxter où Cordélia se rend régulièrement,
est amoureux d'elle. À ce niveau du récit, la fréquence
des dates diminue, et la chronologie devient plus abstraite.
Johannes se lie d'amitié avec Édouard, et fait pour lui
des avances auprès de la famille de Cordélia. Édouard
et Johannes se trouvent alors intégrés à la famille.
La tante de Cordélia apprécie particulièrement Johannes.
Cordélia, par contre, n'aime pas beaucoup Édouard et son
malaise perpétuel.
Le temps passe. Johannes digresse et compose, sur plusieurs pages, une
harangue à l'adresse des vents. Il leur ordonne de s'en aller errer
dans les rues pour taquiner les bonnes gens, et bouleverser les jeunes
filles. Johannes se rapproche un peu de Cordélia. Il lui adresse
la parole et échange quelques phrases, toujours dans le cadre familial,
toujours en manipulant Édouard. Dans son journal, Johannes analyse
les effets qu'il pense avoir sur elle : un mélange de haine absolue
et d'amour inconscient.
La relation stagne et Johannes souhaite faire avancer les choses. D'une
part, il veut se débarrasser d'Édouard. D'autre part, il
veut surprendre Cordélia. Il réfléchit aux manières
de procéder. En premier lieu, il envisage la manière la
plus brutale : se lancer à corps perdu dans une relation secrète
et passionnée. En second lieu, il pense à des fiançailles,
en prenant soin de formuler son mépris pour les petits séducteurs
qui font des promesses. Il affirme qu'on doit savoir, lorsqu'on est plein
de tact, se faire aimer et se faire oublier : "S'introduire comme
un rêve dans l'esprit d'une jeune fille est un art, en sortir est
un chef-d'uvre". En troisième lieu, il pense marier
Cordélia à Édouard pour être encore mieux intégré
dans la famille, comme meilleur ami de l'époux. En quatrième
lieu, il va jusqu'à imaginer de se marier avec la tante. Parmi
ces multiples possibilités, seule la seconde lui semble réellement
envisageable.
Johannes fait courir la rumeur qu'il est amoureux d'une jeune fille. Bien
que la tante et Cordélia veuillent savoir l'identité de
la jeune fille, Johannes s'amuse à la taire. Le 2 août, Johannes
passe à l'action : il se déclare à Cordélia,
et la demande en mariage. Elle ne répond ni oui ni non, et préfère
qu'il demande une réponse à la tante. Le lendemain, Johannes
et Cordélia sont fiancés. Édouard est exaspéré,
et devient dépressif. Johannes lui fait croire que ces fiançailles
sont une idée de la tante. Même si Johannes a obtenu cette
petite victoire, il n'est pas apaisé, il lui reste encore à
conquérir le cur de Cordélia (pour l'instant, il n'a
que la bénédiction de la famille). Durant cette période
de lente séduction, Johannes a l'impression de mener "une
danse qui réellement devrait être dansée par deux
mais qui ne l'est que par un". Pour mieux manipuler Cordélia,
Johannes entame une correspondance épistolaire, son but étant
de façonner sa vision de l'amour - "en lui apprenant toujours
et toujours" dit-il "ce que j'ai appris d'elle". Aussi,
il l'emmène dans la maison de son oncle, où les fiancés
s'adonnent à des jeux vulgaires. Un jour, elle formule le souhait
de ne plus jamais y aller, et lui fait parvenir une lettre où elle
se moque du concept de fiançailles. Johannes est aux anges, car
ses lettres remplissent leur mission à la perfection. Les pages
suivantes relèvent avec délice l'évolution de Cordélia,
parallèlement à la retranscription des lettres que Johannes
lui envoie.
Cordélia est désormais lasse de leurs fiançailles.
"Les fiançailles vont se rompre, mais c'est elle qui les rompt
pour se lancer dans une sphère supérieure. Et elle a raison."
Le 16 septembre, les fiançailles sont rompues. La tante est attristée
par la décision de Cordélia, mais ne lui impose rien. Johannes
décide d'attendre le temps d'un séjour à la campagne
avant de passer à l'étape suivante. Quand Cordélia
revient, Johannes met en place son dernier coup. Il aménage un
décor, pose nonchalamment un livre qu'il veut qu'elle lise sur
la table
Tout est organisé de manière à la
faire succomber. Le 24 septembre, Cordélia rentre de la campagne.
Le 25 septembre, Johannes, qui vient de la déflorer, ne veut plus
jamais la voir.
Le Journal du séducteur incarne parfaitement ce que nous
avancions en introduction : Kierkegaard, y combine toutes ses aptitudes,
des plus lyriques aux plus philosophiques.
LES
PERSONNAGES
Johannes
Il est l'auteur du journal que découvre le narrateur. À
travers ses écrits, on devine un homme manipulateur, calculateur
et sans compassion. En effet, l'un de ses plus grands plaisirs réside
dans l'obtention de l'attention de jeunes femmes naïves et encore
vierges des choses de l'amour. À l'aide de ses connaissances de
la psychologie féminine, il parvient à faire tomber progressivement
la jeune et jolie Cordélia dans ses filets. À être
toujours là, discrètement, sa présence devient peu
à peu indispensable à la jeune femme. Par ailleurs, les
tourments dans lesquels il la plonge la force à se remettre sans
cesse en question, elle l'aime et le déteste à la fois ;
il en a fait un objet à sa merci : "Du plus profond de
son cur elle lui pardonne, mais elle ne trouve pas le repos car
le doute se réveille [
] Alors elle hait [
] mais elle
ne trouve pas le repos."
Alors que nous suivons chacune de ses manigances pour obtenir la main
de Cordélia, nous pouvons constater à quel point cette "traque"
n'est qu'un jeu pour lui : Cordélia ne l'attire que parce qu'elle
représente une épreuve à sa hauteur. Une fois entièrement
offerte, Johannes s'en débarrassera sans aucune pitié, et
sans la moindre compassion à son égard.
Ce personnage serait une projection de l'auteur lui-même et l'intrigue
une sorte de biographie de sa relation avec Regina Olsen.
Cordélia
C'est une jeune fille innocente qui est
bien loin de s'intéresser à l'amour. Elle mène une
vie simple et studieuse. Longtemps elle ne verra en Johannes qu'un ami
de sa mère, un peu ennuyeux et vieux jeu. Mais les manigances de
cet homme l'amèneront à en devenir éperdument amoureuse
et incapable de l'oublier. En la manipulant, Johannes va lui ôter
toute son innocence et la pousser dans les affres de la passion amoureuse.
AXES
DE LECTURE
Une
structure et une écriture particulières
D'entrée
de jeu, l'auteur nous place dans une position particulière. Nous
sommes les témoins de la lecture du journal intime de Johannes,
effectuée par le narrateur dont nous ne connaissons rien. Il s'agit
d'une mise en abyme : la mise en place d'une uvre dans une uvre.
Ce procédé est généralement utilisé
pour renvoyer le lecteur à sa propre personne, l'amenant alors
à effectuer une réflexion sur lui-même. Il n'est désormais
plus seulement spectateur passif mais acteur.
Par ailleurs, l'emploi du journal intime offre une seconde surprise :
le lecteur est placé dans la position peu enviable du curieux,
de l'intrus, puisqu'il s'immisce dans la vie d'un autre, qui plus est
dans la vie amoureuse d'un autre. En lisant ce journal, nous découvrons
un personnage intelligent, séducteur, manipulateur et dénué
de scrupules.
1. Structure du roman
Le roman respecte tout d'abord le point de vue lié au journal intime,
c'est-à-dire le point de vue interne. Le lecteur ne connaît
que la vision de Johannes, ses impressions et ses sentiments. Ce point
de vue subjectif limite donc le lecteur dans son jugement, et peut le
mener à adhérer au point de vue de l'auteur sur l'amour
et la séduction.
Comme un vrai journal, les paragraphes sont datés et disposés
dans un ordre chronologique, sauf pour les lettres échangées
entre l'auteur du journal et Cordélia. Très vite, le lecteur
tombe sur les lettres enflammées de Cordélia pour son amant
: "Johannes ! N'y a-t-il donc aucun espoir ? Ton amour ne se réveillera-t-il
jamais à nouveau ? [
] mais le temps viendra où tu
retourneras auprès de ta Cordélia. Ta Cordélia !
Écoute ce mot suppliant ! Ta Cordélia ! Ta Cordélia."
2. L'écriture
L'auteur possède un style d'écriture tout à fait
particulier. Ici, alors que l'on parle de séduction, il a fait
le choix de séduire son lecteur par un esthétisme poussé
dans son écriture. Les phrases sont parfois pleines de fioritures,
très descriptives, cherchant à mettre en avant le Beau.
Il va, par exemple, user de personnifications pour évoquer la caresse
du vent sur le corps des jeunes filles, se mettant à la place du
vent, y apportant une touche esthétique et érotique : "glissez
doucement au-dessus de sa tête, enlacez-là en l'effleurant
innocemment [
] les lèvres prennent un coloris plus prononcé,
le sein se soulève [
]. Vite alors un souffle vigoureux, pour
que je puisse deviner la beauté des formes !".
Le lexique du plaisir est également très présent,
s'accordant ainsi avec la vision du monde de son héros. Ainsi,
des termes tels que "jouir", "jouissance", "charnel",
"érotique", etc. pullulent à travers les pages
du roman.
Sören Kierkegaard use également des énumérations
: "Ma fierté, mon obstination, ma raillerie froide, mon
ironie sans cur", de thèmes de la mythologie : "Elle
aime, je crois, à conduire le Char du Soleil", et de formules
latines : "Non formosus erat, sed erat facundus Ulixes, et tamen
aequoreas torsit amore Deas".
Sören Kierkegaard a donc structuré son roman et mené
son écriture de façon à s'accorder avec son personnage,
le rendant troublant aux yeux de son lecteur.
Les
ruses de séducteur : le parallélisme avec Dom Juan
Selon la philosophie de Kierkegaard, le premier
stade humain est celui de l'esthétisme. L'Homme doit s'abandonner
aux jouissances immédiates. Cette philosophie de vie est sans conteste
identique à celle du Dom Juan de Molière, ainsi qu'à
son propre héros. Ces deux auteurs traitent du séducteur
dans l'exercice de son art, dévoilant les mécaniques et
ruses qui leur permettent d'obtenir la faveur des femmes.
1.
Un but commun
Si l'un souhaite juste obtenir l'accord d'un mariage, l'autre ne veut
rien de moins que rendre folle d'amour sa proie, lui ôtant alors
toute innocence. Cependant, leur plaisir reste le même : il faut
savoir jouir des moments de séduction, car ce sont les seuls moments
d'intérêt. Savoir briser une à une chaque barrière
de la femme pour enfin la faire sienne. Ainsi, Dom Juan et Johannes nous
clament des choses fort semblables : "On goûte une douceur
extrême à réduire, par cent hommages, le cur
d'une jeune beauté, [
] à forcer pied à pied
toutes les petites résistances qu'elle nous oppose, [
] et
la mener doucement où nous avons envie de la faire venir."
(Dom Juan) ; chaque difficulté, tant qu'elle pimente la chose,
est bonne à prendre : "La question des fiançailles
ne constitue qu'une difficulté comique. Je ne crains ni les difficultés
comiques, ni celles qui sont tragiques ; les seules d'entre elles que
je redoute sont les difficultés ennuyeuses." (Johannes).
Dans chacune des uvres, on assiste donc à la "déchéance"
d'une pauvre vierge, tombée dans d'inextricables filets, dont elle
ne parviendra jamais entièrement à se défaire. Aucun
de ces séducteurs n'éprouve de remords quant à sa
conduite : celle-ci est toujours justifiée à leurs yeux.
Les femmes méritent toutes une certaine attention ("Ce
n'est pas une unique beauté qui vous tient sous le charme mais
un ensemble") car chacune à sa beauté propre. Leur
plaisir, leur jouissance se trouve dans cette chasse sans fin.
2. Deux mécaniques différentes
Cependant, il est intéressant de noter que chacun a sa propre manière
de procéder. Dom Juan, lui, se sert de sa verve pour s'attirer
les faveurs de la belle, la complimentant, et se servant de sa naïveté
afin de l'amener à accepter sa demande en mariage. Johannes table
sur un aspect plus psychologique. Il va peu à peu s'immiscer dans
la vie de la jeune fille, sans que celle-ci n'en ait clairement conscience.
Présent mais invisible, il n'en devient pas moins indispensable.
Par des lettres, des mots, des regards, il accroît l'érotisme
et la passion tout en restant dans les limites des convenances ; il "frustre"
sa cible.
Bien qu'il possède un indéniable talent oratoire, c'est
avec l'inconscient qu'il joue, s'amusant des répercutions qu'il
crée dans l'esprit et des tourments qu'il cause. Sa méthode
se révèle donc plus prenante, plus pointue et plus longue,
mais le résultat est sans appel et irrémédiable :
la jeune enfant ne peut plus se détacher de lui et l'abandon ne
fait que renforcer l'amour qu'il a peu à peu insufflé en
elle ("Tu as eu l'audace de tromper un être de telle façon
que tu es devenu tout pour cet être, tout pour moi [
] - je
suis à toi, je suis tienne, ta malédiction.")
Mais comme pour Dom Juan, une fois la jeune fille à ses pieds,
celle-ci perd tout intérêt et il convient d'aller séduire
une nouvelle proie.
3. Deux façons de considérer
les femmes
Ce dernier point leur permet de rester deux personnages bien dissemblables.
En effet, leur vision de la femme diverge. Pour Johannes, la femme est
élevée en égérie : elle est belle, pleine
d'esprit, de force, tout en restant réservée et prudente
("Elle a de l'imagination, de l'âme, de la passion.")
Loin d'être naïve, il faut développer mille stratagèmes
pour l'atteindre sans l'effrayer, la séduire sans se rendre ridicule
ou offensant. Il est nécessaire de ne pas l'attaquer de front sous
peine de ne rien réussir du tout. Par ailleurs, Johannes charme
plutôt les jeunes filles de la bourgeoisie, bien éduquées,
savantes, celle qui savent user de leur "joute" verbale. Il
ne se contente pas de leur simple beauté physique : il leur faut
également une beauté d'âme et d'esprit. Dom Juan lui,
ne vise pas de catégorie sociale particulière puisqu'il
frappe aussi bien chez les nobles que chez les paysannes. Mais il se sert
toujours de femmes naïves ou fragiles pour parvenir à ses
fins, faisant miroiter le rêve d'une union noble et d'un amour sans
faille.
On peut donc constater que l'auteur s'est bel et bien inspiré du
personnage de Molière, en y ajoutant cependant sa façon
de voir les choses ainsi que l'évolution manifeste de la société
et des femmes entre le XVIIe et le XIXe siècle. Il s'affirme également
en utilisant son expérience personnelle car le personnage de Johannes
est inspiré de sa personne et celui de Cordélia d'une de
ses anciennes compagnes.
Facettes
de l'antihéros
L'auteur nous dresse un portrait peu flatteur du héros que nous
suivons, peut-être pour nous rendre ce personnage un peu plus antipathique
et ainsi condamner par des moyens détournés sa conduite.
Johannes aime séduire, tromper, manipuler à tour de bras,
sans jamais se soucier des uns ou des autres. Seule sa personne compte.
Ainsi, tous les moyens sont bons pour satisfaire son plaisir personnel.
Nous pouvons alors constater des thèmes récurrents dans
ce roman notamment dans tout ce qui a trait aux stratégies amoureuses
et au bien-être personnel.
1. Un besoin insatiable de plaisir
Tout se résume ici à satisfaire une pulsion, un plaisir.
Johannes éprouve une satisfaction constante dans la séduction
des jeunes filles innocentes. Devoir progressivement abaisser toutes leurs
défenses pour enfin les mettre à nu semble être sa
seule motivation. Par ailleurs, une fois la jeune fille totalement acquise,
le jeune homme s'en désintéresse totalement et part à
la conquête d'une nouvelle proie.
Mais le plaisir réside aussi dans le défi : plus la tâche
sera ardue, plus il faudra redoubler d'ingéniosité, ce qui
augmente considérablement la satisfaction de notre homme.
Au plaisir s'opposent l'ennui, la routine, tout ce qui, par accoutumance,
a perdu de sa saveur. C'est le cas lorsque les filles se laissent tomber
trop vite entre ses griffes ; le plaisir de défaire une à
une chaque petite résistance que la femme oppose n'est pas présent
puisqu'elle s'offre sans contrainte. Johannes effectue donc un choix stratégique
dans la sélection de ses cibles. En prenant Cordélia, il
s'offre une prise de choix : celle-ci est jeune, innocente mais cultivée
et méfiante. Elle ne connaît rien des choses de l'amour mais
ne se laissera pas épouser si facilement. Par ailleurs, elle est
jeune, belle et peut avoir l'homme de son choix. Il est donc nécessaire
que Johannes use de la plus grande subtilité pour la toucher, et
la mise en place de toute cette mécanique est très longue.
Si le plaisir de séduire est grand, celui de l'attente rend à
ses yeux ces moments encore plus délicieux. Johannes dit d'ailleurs
à ce sujet que : "La plupart des gens jouissent d'une jeune
fille comme ils jouissent d'un verre de champagne, c'est-à-dire
en un instant mousseux. [
] La jouissance n'est [alors] qu'imaginaire."
Nous ignorons combien de temps ce jeu du chat et de la souris a précisément
duré, mais nous pouvons affirmer qu'il fut très long. Johannes
passera souvent des heures à trouver des moyens d'entrer dans le
champ de vision de Cordélia, juste un instant, sans même
l'aborder : "Je peux prodiguer comme de pures bagatelles des rencontres
qui m'ont souvent coûté des heures d'attentes [
] Je
ne la rencontre pas, je ne fais que toucher la périphérie
de son existence."
Mais le summum du plaisir est atteint quand la perte définitive
et complète de la jeune fille est proche ; plus la fin de la machination
approche, plus l'intérêt et le plaisir sont grands : "elle
est en outre plus proche de sa perte, et tout cela la rend continuellement
de plus en plus intéressante."
Johannes est en recherche perpétuelle de sensations ; plus la tâche
est difficile, plus son plaisir est décuplé. Il lui est
nécessaire d'éprouver toujours plus. C'est ainsi qu'après
son semblant d'histoire avec Cordélia, il partira à la recherche
de nouveaux plaisirs, plus grands, plus forts, plus ardents.
2. Une vanité sans égale
Dans sa recherche constante de plaisir, Johannes oublie qu'il n'est pas
seul ; il joue avec les sentiments et la sensibilité d'une autre
personne. Il ne se soucie pas de savoir s'il va blesser ou non l'autre.
Par exemple, il va s'arranger pour se faire haïr de Cordélia,
afin de mettre son plan à exécution : "J'espère
que je l'aurai bientôt amenée à me haïr."
L'autre n'est qu'un pion qu'il peut déplacer à sa guise.
Par ailleurs, il est très sûr de lui et de ses techniques
de séduction. À aucun moment il n'émet le moindre
doute quant à sa méthode. Son action est planifiée
et répétée inlassablement pour chaque fille. À
travers ceci, l'auteur met en avant le peu de considération de
son héros pour la gente féminine. En effet, procéder
ainsi montre qu'il ne les pense pas assez malines pour échapper
à son piège, mais encore identiques puisqu'il peut réussir
avec chacune sans modifier sa recette. Ces exemples ne peuvent que mettre
en exergue sa suffisance.
On observe cependant que le personnage a conscience des indignations que
peut soulever sa conduite ; il se cache alors derrière des façades
qui semblent plus admissibles, comme l'amour. L'amour a l'avantage de
ne pas se contrôler, il peut donc invoquer les tourments provoqués
par Cupidon pour excuser ses batifolages perpétuels mais de son
propre aveu, ce n'est pas l'amour qui le pousse ainsi mais l'inconstance.
Incapable de résister à ses pulsions, il cède à
chaque caprice et souhaiterait posséder chaque femme qu'il désire
: "Ce n'est pas une unique beauté qui vous tient sous le
charme mais un ensemble".
Autres signes de son orgueil, les louanges qu'il s'adresse dans son journal
: il aime à mettre en avant ses qualités et a de lui une
image fort flatteuse. Ainsi, il se décrit comme un homme cultivé,
bien élevé, en qui l'on a toute confiance ("On ne
me surveille pas, au contraire, on serait plutôt enclin à
me regarder comme un homme de confiance qualifié pour surveiller
une jeune fille.") Il va même jusqu'à se désigner
comme l'homme fait pour Cordélia ("Si cette jeune fille
désire voir clair en elle-même, elle doit avouer que je suis
son homme.")
Ces compliments qu'il se fait sont d'autant plus injustifiés qu'il
explique lui-même qu'il abuse de la confiance des gens ("La
méthode n'a qu'un défaut, elle prend du temps [
]")
en jouant les hommes irréprochables et en créant un lien
que les autres pensent sincère. C'est le cas par exemple avec le
jeune Édouard, très amoureux de Cordélia. Johannes
se présente à lui comme un ami, capable de l'amener à
séduire sa belle. Mais Édouard n'est pour lui qu'un faire-valoir.
Il se rapprochera du jeune garçon pour mieux le trahir par la suite
("Me voilà donc fiancé, Cordélia aussi [
]
Édouard est hors de lui, exaspéré, [
] il désire
voir Cordélia et lui dépeindre ma perfidie.") Les
risques de vengeance, de trahison ne l'inquiètent pas outre mesure,
il est sûr de lui et certain qu'Édouard ne peut faire un
pas sans lui en tant que mentor pour le soutenir.
Contrairement à certains romans où de tels traits de caractère
sont montrés puis punis d'une manière ou d'une autre, Johannes
s'en sort sans encombre. Jamais sa suffisance ne se retournera contre
lui. L'exemple de l'auteur est donc assez étonnant et le lecteur
peut se demander où se situe la morale d'un tel roman.
Extrait
du site www.etudier.com
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