Partie 2, "Négrophile", chapitre 4, extrait


Les proportions curieuses de cet amphithéâtre : imprimées dans ma mémoire comme tout endroit où notre vie a changé. Quinze rangées de sièges étagées en gradins abrupts, étirées en forme de long croissant, si bien que la salle était beaucoup plus large que profonde. Le plafond était extrêmement haut, et taché d’humidité ; des tubes fluorescents bourdonnaient et vibraient au-dessus de nous telles des pensées en ébullition. À côté de la chaire du professeur se trouvait une fenêtre à petits carreaux, haute de trois mètres, qui laissait entrer une pâle lumière hivernale. Sur une estrade de bois très éraflée, le professeur marchait parfois de long en large, tout en discourant sur Platon, Aristote, Thomas d’Aquin, Descartes, Spinoza, Leibniz, Locke ; il devait avoir une soixantaine d’années ; des manières affables mais autoritaires ; un crâne presque chauve pareil à une coquille d’œuf, une bouche évoquant une matière réduite en purée ; des yeux larmoyants mais intelligents, vifs, enfoncés sous des sourcils grisonnants et broussailleux. Un homme séduisant pour son âge, trouvais-je ; quoique n’aimant pas juger l’apparence des aînés que je révérais. Les philosophes grecs n’enseignaient-ils pas, en effet, que les apparences sont illusoires, trompeuses ? Je ne souhaitais pas davantage penser à mon père en contemplant un homme de son âge, voir un peu plus vieux ; mon père qui avait disparu dans l’Ouest, comme s’il avait suivi la course du soleil et plongé de l’autre côté de la chaîne des Rocheuses, dans le néant.
Comment aurais-je pu les comparer ! pensais-je avec un sourire. Cet homme cultivé et mon pauvre père, sans instruction, alcoolique et plein d’amertume.
Un matin, après le cours du professeur sur l’idéalisme philosophique, une longue discussion l’opposa à un jeune homme disert et plutôt tenace, assis au fond de la salle ; je sentis dans l’assistance une vague d’antipathie collective contre ce jeune homme ; mais je l’écoutai avec fascination, passion et appréhension ; en me disant Qui est-ce, quel genre de personne est-ce ? Différent de nous toits. Derrière moi, un étudiant maugréa : « Oh pour l’amour du ciel ferme-la !» ; un autre dit quelque chose comme « Ta gueule le nèg’ ! » et tous deux rirent avec dureté. À ce moment-là, le professeur était sur la défensive et parlait d’abondance ; il punirait tout le cours en nous gardant au-delà de l’heure. Je me dis Nous ne devrions pas avoir autant de pouvoir les uns sur les autres.

Joyce Carol OATES
Je vous emmène, Livre de poche, p. 134-135


Voix au chapitre a programmé Joyce Carol Oates le 16 octobre 2020
http://www.voixauchapitre.com/archives/2020/oates.htm