Ce que dit Joyce Carol Oates de Je vous emmène
sur
la dimension autobiographique
dans un entretien avec Greg Johnson
auteur de trois livres sur Joyce Carol Oates
dont Invisible Writer: A Biography of Joyce Carol Oates (1998)

Greg Johnson : Je vous emmène est, à mes yeux, l'un de vos romans les plus impressionnants, et vous avez déclaré que la voix qu'on y entend est plus ou moins la vôtre, contrairement à une voix fabriquée pour la fiction. C'est bien sûr l'un de vos romans les plus autobiographiques avec, pour arrière-fond, les sororités étudiantes de l'université de Syracuse. Comment avez-vous vécu cette expérience d'écriture ? Vous êtes-vous identifiée plus fortement à l'héroïne qu'aux personnages de vos autres romans récents ?

Joyce Carol Oates
: Le personnage non nommé de Je vous emmène s'exprime avec ma voix, pratiquement inaltérée. Le plus souvent, j'ai recours à des voix fictionnelles, qui sont parfois aux antipodes de la mienne, comme celles de Quentin dans Zombie ou de Kathleen dans Au commencement était la vie, deux des romans de moi que je préfère. Anellia - puisqu'elle s'est avérée s'appeler ainsi - est un autoportrait à peine romancé, une autre moi-même en encore plus gaffeuse, naïve, confiante et vulnérable, tandis que ses "sœurs" de sa confrérie étudiante sont des caricatures démoniaques de mes propres "sœurs" de Phi Mu. (Que je continue à voir, au fil des ans. C'est stupéfiant de voir à quel point certaines ont peu changé physiquement. Si elles ont lu le livre, elles ont pu constater que la sororité n'est pas la nôtre et elles n'éprouvent à ma connaissance aucun ressentiment à mon égard. J'ai été invitée à prendre part aux activités nationales de la sororité Phi Mu. L'aversion manifeste de ma narratrice pour la "sororité" ne semble pas avoir été relevée par les lecteurs qui prennent la littérature au pied de la lettre, et c'est peut-être mieux ainsi.) Je vous emmène m'a permis d'explorer l'aspect philosophique, et non littéraire, de mes premières années d'études. Quand le livre a paru, Bob Phillips [un ami de Oates connu à l'université de Syracuse] s'attendait naturellement à ce que le roman traite, ne serait-ce que de façon détournée, de la fac de Syracuse dont il a lui aussi gardé un souvenir très précis, de nos excellents professeurs, de nos passionnants et talentueux amis auteurs et, pourquoi pas, de lui-même, Bob ! Quelle n'a pas dû être sa surprise de voir que ce n'était pas le cas. On pourrait s'imaginer que Johnny blues se réfère à d'anciens camarades de classe hauts en couleur, et à certains événements de mes années de lycée - or tout y est inventé, si ce n'est le pouvoir de la nostalgie dans nos vies imaginatives. Je crois que beaucoup d'écrivains ont le sentiment que les personnes réelles sont loin d'être aussi intéressantes que celles qu'on imagine : certes, leurs dialogues ne sont pas à la hauteur. Ce à quoi je suis le plus sensible dans les endroits existants, c'est à leur configuration, à leur ambiance, à l'inexplicable présence d'un lieu. Les gens qui ont fréquenté l'université de Syracuse ou vécu dans le nord de l'État de New York comprennent l'importance du climat et du ciel dans un roman situé dans cette étrange région à la météo capricieuse, exposée à ce que l'on nomme "le syndrome du lac". (Si vous vous êtes jamais demandé pourquoi tant de personnages bizarroïdes venaient de cette région du monde - le fondateur de l'Église mormone Joseph Smith, les premiers spirites et tourneurs de table, le poète John Ashberry et tant d'autres - le syndrome du lac pourrait bien tout expliquer.)

Extraits de "Fictions de l'an 2000"
Cahier Oates, L'Herne, 2017, traduit de
"Fictions of the New Millenium : an interview with Greg Johnson"
Michigan Quarterly Review
Volume XLV, printemps 2006


Voix au chapitre a programmé Joyce Carol Oates le 16 octobre 2020
http://www.voixauchapitre.com/archives/2020/oates.htm