Entretien avec elle-même
(un texte de Joyce Carol Oates)

Bon, entrons dans le vif du sujet ! Alléchés par les médias sociaux omniprésents, nos lecteurs veulent à tout prix savoir ce qui vous est arrivé de plus gênant ces derniers temps ?
Vous voulez dire en tant qu'"auteur", ou de manière plus générale ?

Ne soyez pas faussement modeste ! L'intérêt que l'on vous porte, l'intérêt premier en tout cas, vient du fait que vous êtes "écrivain".
Eh bien, j'étais au supermarché hier, au rayon des produits laitiers, et une femme qui me dévisageait d'un air perplexe m'a demandé : "Ne seriez-vous pas écrivain par hasard ?" L'air vague, j'ai secoué la tête pour lui signifier que non, puis j'ai carrément fait comme si je n'avais pas entendu la question et me suis éclipsée sans demander mon reste...

Et alors ?
Et alors j'ai croisé quelqu'un en coup de vent qui m'a lancé à haute et intelligible voix "Bonjour, Joyce !", et la femme a bien dû l'entendre...

C'est gênant ! Vous niez votre moi qui écrit, et au chant du coq déboule quelqu'un qui vous reconnaît !
S'agirait-il d'une fausse modestie ?
Difficile d'expliquer à cette femme : "Là, je ne suis pas 'Joyce Carol Oates', mais une cliente de supermarché. Et en plus, au rayon des produits laitiers, on gèle !"

Si la police avait débarqué et exigé de voir une pièce d'identité, qu'auriez-vous osé dire ?
Mon permis de conduire, mon passeport et ma carte de mutuelle sont tous au nom de "Joyce Carol Smith"...

Pourquoi pas "Oates" ?
Parce que légalement, et sur mon acte de propriété, je suis "Joyce Carol Smith".

C'est qui "Smith"?
C'est le nom de mon premier mari, Raymond, décédé en février 2008. [Pause] Nous avons tous des identités multiples qui varient en fonction des circonstances. Le moi qui écrit est extrêmement discret, c'est un moi que l'on se crée, que l'on ne croise pas dans un supermarché.

Y a-t-il quelque chose de franchement gênant ou de honteux dans le fait d'être "écrivain" ?
Parfois, se présenter sous cette étiquette peut sembler un peu prétentieux. Comme si l'on se décrétait "poète", "artiste", "prophète" ou "visionnaire."

Pourtant vous êtes bien "écrivain", non ? Depuis toutes ces années ?
Si l'on me demande ma profession dans un formulaire, je mets "enseignante". J'exerce ce métier depuis presque aussi longtemps que l'écriture [Pause]. Je me vois davantage comme quelqu'un qui écrit, ou en tout cas qui essaye, que comme un écrivain. Chaque matin est une sorte de course d'obstacles dans laquelle ces derniers semblent avoir le dessus.

Curieuse modestie que la vôtre, et pas très convaincante ! Après tout, votre nom figure sur la couverture de vos livres.
Mais mon nom ne dit pas tout...

Nos lecteurs sont d'avis que vous devriez vous excuser auprès de la femme du supermarché. [Avec une suffisance malveillante :] Je posterai ceci sur notre site Internet pour voir combien de visiteurs condamnent votre réaction.
Excusez-moi, mais...

Excusez-moi. C'est moi qui pose les questions. Qu'est-ce que vous essayez de dire en bégayant maladroitement ? Que vous êtes - ou que vous n'êtes pas - "écrivain" ?

J'aurais aimé citer à la femme du supermarché la phrase merveilleusement succincte de Henry James à propos de la vie publique et de la vie privée des écrivains : "La vie d'un écrivain se situe dans son travail, c'est là qu'on le trouvera."

Vous parlez d'écrivains au masculin ?
Eh bien, Henry James vivait avec son temps, quand la plupart des choses, pour ne pas dire la totalité, relevaient alors des compétences du "mâle". La "femelle" était secondaire.

Vous trouvez des excuses au sexisme déchaîné de cette époque révolue. Si l'on admire un écrivain, on lui trouve des excuses. James n'est qu'un exemple parmi tant d'autres.
Henry James est un modèle d'artiste, un "maître en écriture".

Voilà qui m'a l'air bien solennel : "Un maître en écriture". Revenons à la question cruciale : Êtes-vous, ou n'êtes-vous pas, "écrivain" ?

Cette remarque de James signifie que "l'écrivain" est partout dans son écriture. Si vous le cherchez, vous le trouverez dans ses livres.

Mais ainsi que vous l'avez déjà évoqué, vous avez passé la plus grande partie de votre vie à enseigner. Qu'avez-vous à dire à ce sujet ?
Quand j'enseigne je ne me sers pas de mes écrits, jamais. Si j'anime un atelier de fiction littéraire, je me concentre sur le travail des apprentis écrivains qui m'entourent et les travaux de fiction exemplaires d'écrivains classiques et contemporains.

Vous n'enseignez pas la littérature en tant qu'écrivain ? Comment est-ce possible ?

Quand j'enseigne je ne pars pas du point de vue de "Joyce Carol Oates". J'essaye de partir du point de vue de chaque écrivain. Si j'analyse une histoire écrite par Hemingway, mon but est de présenter cette histoire dans sa forme la plus aboutie.

Quand vous apparaissez en public en tant que "Joyce Carol Oates", qui êtes-vous ?

Un porte-parole de mon écriture, peut-être, mais pas l'écriture elle-même. Certains écrivains ne correspondent pas à l'image que véhicule leur travail. Si on l'avait contrainte à apparaître en public, Emily Dickinson aurait sûrement été fermée, timide, démotivée et peu enthousiaste, alors que Walt Whitman, exubérant, merveilleusement vaniteux et "extraverti", aurait été charismatique. Samuel Clemens adorait parler en public, pour lui, jouer à "Mark Twain" était bien plus facile qu'écrire, et le public l'adorait. Charles Dickens était infiniment populaire au Royaume-Uni comme aux États-Unis, comme lecteur d'extraits (courts mais hautement mélodramatiques) de ses romans, et ses nombreuses apparitions publiques l'ont épuisé. Edith Wharton savait s'affirmer et s'exprimer clairement dans un débat public. Flannery O'Connor, elle, était malheureuse et d'une timidité maladive. Hemingway était certainement un personnage à part, alors que William Faulkner détestait et méprisait le public. On raconte qu'il a marmonné son discours de réception de Prix Nobel de manière tellement inintelligible que personne ou presque ne l'a entendu, et c'est seulement plus tard, lorsqu'il a été publié, qu'on a compris qu'il était génial et visionnaire.

Êtes-vous "à l'aise en public" ?
J'enseigne à l'université de Princeton depuis 1978, et j'ai récemment assuré un semestre à Berkeley, donc je suis de toute évidence "à l'aise en public". En fait, être "en public" est beaucoup moins éprouvant que d'écrire "chez soi entre quatre murs", ainsi que Sam Clemens ne le savait que trop.

C'est donc stressant d'écrire ?
Comme toute activité créative. Plus il y a de tension, plus on sent que l'on avance dans la bonne direction. Le confort, la détente et le bien-être ne sont pas des conditions qui accompagnent généralement un travail sérieux.

OK, alors pourquoi écrivez-vous ?
Pour créer les livres que j'aimerais lire et qui n'existent pas encore.

C'est une réponse un peu mystique, non ?
L'écrivain est quelqu'un d'"un peu mystique", à moins que je ne veuille dire "mythique" ?

Est-ce que l'écrivain existe ?

Les écrits existent, sous une forme ou sous une autre. "L'écrivain" est un individu qui écrit, mais qui fait bien d'autres choses en parallèle.

Qu'y a-t-il de plus agréable dans le fait d'être un écrivain, à supposer que vous reconnaissiez en être un ?
La documentation. John Updike l'a bien dit : "La documentation, c'est la partie innocente."

Avez-vous des conseils à donner à de jeunes écrivains en devenir ?
Franchement, non.

Non ? Vous êtes le seul écrivain à qui l'on ait posé cette question et qui n'ait pas une réponse toute faite, aussi banale fut-elle.
Les écrivains et les artistes se fichent pas mal des conseils de leurs aînés, et ils ont bien raison. Le seul conseil valable, c'est le plus général : "Tenez bon, n'abandonnez pas, ne vous laissez pas décourager pas et ignorez vos détracteurs." Tout le monde sait ça.

Pourquoi écrivez-vous et en quoi cela consiste-t-il ?
Ma théorie est que la littérature est essentielle à la société, de même que les rêves sont essentiels à nos existences. Nous ne pouvons pas vivre sans rêver, tout comme nous ne pouvons pas vivre sans dormir. Nous sommes des êtres "conscients" durant une période limitée, après quoi nous replongeons dans le sommeil, "l'inconscient". C'est nourrissant, même si l'on ne sait pas d'où ça vient. Un cauchemar peut-être nourrissant d'une certaine manière, c'est notre création propre.
Le cerveau humain. La littérature est à la société ce que la partie du cerveau qui s'appelle l'hippocampe est à la mémoire. L'hippocampe est une petite partie du cerveau ayant la même forme que l'animal marin du même nom et nécessaire au stockage à long terme de la mémoire factuelle et expérimentale, bien que cela ne corresponde pas à l'emplacement du stockage en question. La mémoire à court terme est limitée ; celle à long terme dure des décennies. Si l'hippocampe est endommagé ou atrophié, il n'y a plus de mémoire. Je pense que l'art est la commémoration de la vie dans sa multiplicité. Le roman, par exemple, est "historique" parce qu'il incarne un lieu et une époque bien spécifiques, et qu'il sous-entend que nos actions ont du sens. Sans le calme, le sérieux et la profondeur de l'art, et sans ses constantes rigueurs morales, nous n'aurions pas de culture commune, ni de mémoire collective. Dans nos sociétés contemporaines où l'on met tellement l'accent sur des médias sociaux insatiables, éparpillés et fugaces, "le calme et le sérieux" d'un art plus permanent sont passablement menacés.

Eh bien ! En voilà un laïus impossible à poster sur Twitter. Que diriez-vous si nous en restions
là ?

L'écrivain aura le dernier mot ?

Bien sûr !

Joyce Carol Oates interviews herself (2013)
traduit de l'anglais par Edith Soonckindt
Cahier Oates, L'Herne, 2017


Voix au chapitre a programmé Joyce Carol Oates le 16 octobre 2020
http://www.voixauchapitre.com/archives/2020/oates.htm