Partie 2, "Négrophile", chapitre 30, extrait


Il dit avec amertume : « Mais pourquoi les juger? Mes ancêtres putatifs ? C’étaient des êtres humains et, ainsi que tous les êtres humains, ils étaient cruels, exploiteurs, xénophobes ; c’étaient des êtres primitifs, appartenant à une société tribale pour qui les membres des autres tribus ne sont pas totalement humains ; on peut les tuer, les réduire en esclavage, les exterminer comme l’ont fait les Allemands du IIIe Reich, et obtenir l’absolution : c’est “naturel”, c’est la “Nature” ; c’est l’instinct. Donc mes ancêtres ont vendu leurs sœurs et leurs frères africains et ils ont prospéré jusqu’à ce que vienne leur tour d’être esclaves. Des navires de commerce de Liverpool gagnaient la côte ouest de l’Afrique où ils échangeaient textiles, armes et autres marchandises contre des hommes et des femmes noirs ; puis ces navires traversaient l’Atlantique pour aller en Jamaïque où ces Noirs étaient échangés contre du sucre, lequel était rapporté en Angleterre pour y être vendu ; car que feraient les Anglais sans sucre dans leur thé et leurs pâtisseries ; que serait la civilisation de l’homme blanc sans sucre dans son système sanguin ; et donc les navires repartaient de Liverpool pour charger des Noirs sur la côte ouest de l’Afrique ; et ainsi de suite ; c’était un commerce florissant, une période de croissance, tout le monde prospérait, sauf ceux qui avaient la malchance d’être catalogués comme “esclaves”. » Vernor avait un ton légèrement ironique ; pourtant chaque syllabe était accablante ; chaque syllabe était un cri de douleur. D’une main hésitante, j’effleurai son bras.
« Tu n’es pas plus tes ancêtres que je ne suis les miens, Vernor, dis-je, la voix mal assurée parce que ce n’était peut-être pas vrai.
- Dans ce cas, je ne suis personne,
répondit-il. Je n’ai aucune idée de qui je suis.
- Mais pourquoi faut-il que cela ait de l’importance ? Pourquoi... maintenant ?
 »

Car n’avions-nous pas foi dans la rationalité pure, dans la logique pure et dans le langage débarrassé de tout sentiment, de toute histoire tribale ; le rêve de la philosophie n’était-il pas possible, encore à présent ? Vernor dit, car même dans un moment pareil Vernor Matheius était du genre à avoir le dernier mot : « Oui, pourquoi faut-il que cela ait de l’importance ? Et pourtant, c’est le cas. » Comme c’était étrange d’être assise à côté de cet homme sur ces marches qui sentaient légèrement le bois pourri ; en train de regarder la pluie ; un couple assis côte à côte qui regarde tomber la pluie ; ils habitent au premier et sont sortis prendre l’air ; lui fume et elle est assise tout contre lui ; une pluie âpre, sifflante, balaie le trottoir sous les lampadaires, avec un air de gaieté bouffonne. Une fois encore nous entendîmes retentir au loin la cloche sonore de la faculté de musique ; plus de coups que je ne réussis à en compter, il devait être minuit. Si étrange, si mystérieuse, et si merveilleuse, l’euphorie qui gonflait mon petit cœur difforme à la veille de mon vingtième anniversaire, tandis que j’étais assise à côté de Vernor Matheius dans l’escalier de derrière du minable immeuble stuqué du 1183, Chambers Street, à Syracuse, État de New York, en cette nuit pluvieuse du 18 juin 1963.
Si vous êtes passé en voiture, et que vous ayez remarqué ce couple en vous demandant de qui il s’agissait, c’était nous.

Joyce Carol OATES
Je vous emmène, Livre de poche, p. 290-291


Voix au chapitre a programmé Joyce Carol Oates le 16 octobre 2020
http://www.voixauchapitre.com/archives/2020/oates.htm