Extraits
d'Histoire
d'amour, Seuil, 2020
Chapitres 11, 13 et 15 et extraits du chapitre 17
En 1976 une sécheresse et une chaleur terribles sévissent dans toute l'Europe occidentale. Même au pied des immeubles des Rives, devant lesquels les pelouses jaunissent, on renoue avec l'usage de sortir des chaises sur les trottoirs pour profiter de l'air plus frais. De la Rivière montent des effluves écurants, mais qui ne déplaisent pas entièrement à Vincent. Dans l'autobus, les odeurs de la sueur des hommes et des femmes l'agacent et l'enivrent à la fois. Cet été-là, il s'aperçoit que les vêtements découvrent non moins qu'ils habillent. La canicule plaque les étoffes sur les peaux ; les robes légères se font aussi courtes que possible. Des aisselles entrevues, des poitrines nues sous les chemisiers le troublent. Dans le quartier ses petites amies ont grandi. Énervées et sérieuses, épuisées par les nuits sans sommeil, elles ne se laissent plus guère embrasser par des gamins comme lui et rêvent de séduire des garçons plus âgés. C'est la première déception de Vincent. Elle est immense. C'est aussi le commencement pour lui d'une nouvelle solitude, violente et féconde. Mais c'est surtout la baisse des eaux du Fleuve, habituellement impétueuses, qui fascine tout le monde. Sur son fond caillouteux largement asséché, on découvre des vestiges centenaires de gabares à fond plat, ainsi que les fondations d'un pont très ancien, peut-être gallo-romain ; et l'on s'aperçoit pour la première fois que l'édifice qu'on nomme le Vieux-Pont, construit au XVIIIe siècle à côté de ces restes, prend lui-même appui, en certains endroits, sur des pilotis de bois. Vincent observe tout cela, fasciné, chaque fois qu'il se rend à la Bibliothèque centrale, qui jouxte le Vieux-Pont. Pour satisfaire un besoin naturel, il descend pour la première fois dans les toilettes du parking aménagé sous la Bibliothèque centrale, qui domine un ensemble de galeries commerciales dont la ville loue les pas-de-porte. Ces toilettes, peu fréquentées par les usagers du parking, sont également ouvertes au public, mais peu de gens le savent : on peut y pénétrer soit par un petit escalier raide qui débouche entre le teinturier et la boulangerie du quartier ; soit de l'autre côté, par la rampe qu'empruntent les automobilistes. Le local, aussi peu avenant que possible, comprend un urinoir collectif de porcelaine blanche, à quatre places. Le long de chaque compartiment de l'urinoir pend un bloc de désinfectant d'un bleu intense, qui laisse une traînée indigo sur la porcelaine, exhalant une senteur phéniquée. Deux w-c sans lunette s'élèvent sur un sol dallé d'une mosaïque marron étonnamment sonore. Les plafonds, très hauts, sont parcourus de conduits mystérieux que personne ne s'est donné la peine de peindre ou de masquer par des caissons. Un employé municipal passe chaque jour vers onze heures et quand il en ressort, dix minutes plus tard, l'endroit embaume l'arôme de citron synthétique de son détergent industriel. La chaleur estivale ne descend pas jusqu'à ce lieu désolé. Vincent s'y réfugie donc quelques fois pour s'y caresser au calme, sans y croiser personne. Il a découvert le plaisir solitaire depuis peu. Il y recourt sans grand enthousiasme. Un jour qu'il descend aux toilettes afin de les utiliser, cette fois, aux fins pour lesquelles elles ont été conçues, il en remonte aussitôt, décontenancé, parce que deux hommes s'y trouvent. Puis il juge sa timidité idiote et excessive et redescend. Curieusement l'un des deux hommes est encore là, face à l'urinoir. En sortant du cabinet de toilettes, il se trouve nez à nez avec lui. L'homme lui paraît extrêmement vieux et affolé. Il jette un coup d'il derrière lui, puis s'avance vers l'enfant jusqu'à le toucher, l'une de ses mains s'agite frénétiquement dans son pantalon. Il demande à Vincent d'une voix étranglée s'il veut des caresses et Vincent, bouleversé, s'enfuit, escalade l'escalier à toute vitesse, retrouve la surface du quartier familier, sa laideur tranquille, ses ménagères maussades, sa chaleur de four, son goudron amolli. Pendant deux années il n'ose plus revenir dans ces toilettes. Au bout de ces deux années, la canicule de 1976, combinée aux effets de l'hiver qui suit, particulièrement froid, produit un effet inattendu : la maçonnerie du Vieux-Pont qui relie la plaine sédimentaire où a grandi la Ville avec les coteaux désormais résidentiels, au nord, cède en plusieurs endroits. Le soir même, des experts sagement spécialisés dans la prévision du passé déclarent qu'il n'y a rien là d'étonnant, puisque le Vieux-Pont a subi déjà bien des avanies. En juin 1940 l'armée française a détruit sa première pile sud pour protéger sa fuite, ainsi qu'une arche côté nord ; quatre ans plus tard, la Wehrmacht a fait sauter trois piles au nord, pour les mêmes raisons. Dans un passé plus lointain, les forts courants ont souvent rendu nécessaires des reconstructions de certaines parties du Vieux-Pont. Néanmoins, la catastrophe du printemps 1978 est une surprise pour tout le monde : les antiques pilotis de bois lâchent, la deuxième pile du Vieux-Pont côté plaine s'affaisse d'abord légèrement, puis s'écroule dans l'eau vive, déclenchant les cris et les larmes d'un certain nombre de spectateurs massés sur les rives pour prendre des photographies. L'approvisionnement en eau potable est coupé dans la plupart des habitations de la ville. Comme beaucoup de curieux, Vincent, qui est en vacances scolaires, s'en va regarder le pont partiellement détruit d'une passerelle piétonne voisine. Il assiste ainsi à l'écroulement de plusieurs autres arches et piles, filmé par la télévision régionale, et c'est en revenant de là, vers le soir, qu'il traverse un parking qu'il n'avait jamais remarqué, en contrebas du chevet de l'église Saint-Julien, et y observe quelques instants, appuyé contre un arbre, les allées et venues furtives d'une demi-douzaine d'hommes qu'en dépit de son innocence il identifie comme appartenant à la même communauté, secrète et innommable, effrayante et excitante, que l'homme des toilettes. Quelques jours plus tard, il retourne donc sous la bibliothèque, le cur battant. L'homme de la première fois n'est pas là. Mais il y a là trois types. Deux d'entre eux sont face à l'urinoir, côte à côte. Le troisième est un petit monsieur frêle à l'air doux, qui n'en finit pas de se laver les mains dans l'unique lavabo de l'endroit, dont il semble scruter le bassin avec une intensité farouche. L'homme est à peine plus grand que Vincent. Il porte un costume d'été de lin blanc, une chemise blanche, des souliers crème. Ses cheveux noirs sont coiffés en arrière ; ils luisent, comme d'ailleurs les extrémités bien taillées de sa fine moustache. Il ne dit rien à Vincent qui ne s'enfuit pas, il ne le regarde pas, il ne le regardera jamais pendant tout leur échange. Simplement il le prend par la main et l'entraîne dans l'un des cabinets, ferme la porte sans mettre le verrou. La bouche de l'homme agenouillé est très douce et le plaisir de Vincent presque immédiat. Le petit homme reste agenouillé et caresse lentement les cuisses du jeune homme. Ensuite il lui recommande de ne rien dire et s'enfuit. Mais l'avertissement est inutile : Vincent a déjà compris qu'il ne faut jamais rien dire, à personne. Quelques jours plus tard, pendant une fête il passe plusieurs heures à caresser les seins lourds et précoces d'une fille de son âge et de son quartier, qui veut bien se laisser caresser le sexe, mais sans ôter son pantalon. Vincent ne se lave pas les doigts de la main droite pendant deux jours, et dîne en tenant sa fourchette de la main gauche. Ses parents sourient : ce doit être la puberté. Puis le parfum sur ses doigts s'évanouit, et il ne lui reste que l'envie de recommencer, de retrouver les plaisirs que lui offrent les hommes et les femmes, et dont il pressent qu'il ne connaît que les rudiments. Alors une vie nouvelle commence pour Vincent, dont l'effondrement du pont lui semble le parfait symbole : car, alors que la Ville l'a toujours ennuyé, avec ses rues trop propres, ses mornes habitants, ses cafés vieillots, il découvre qu'elle dissimule un monde moins lisse, moins paisible, moins aseptisé, doux et violent, infiniment varié, qui est celui du désir érotique. Ses parents le trouvent distrait, ne se gênent pas pour invoquer lourdement devant lui l'âge bête ; Vincent s'en agace, mais il sait aussi que ce nouveau monde n'a rien de bête ; qu'au contraire de nouvelles puissances se sont levées en lui, qui aiguisent son intelligence, affinent ses perceptions. Il rencontre de nouveau le petit homme. Il n'a plus peur. Il revoit la fille de la fête, qui lui permet maintenant de plonger sa tête entre ses cuisses nues. Il découvre la joie folle et simple de donner du plaisir. Il invente pour son compte les caresses que tous les amants connaissent. Il n'a jamais vécu aussi intensément, sauf dans sa prime enfance. Vincent apprend lentement à connaître les lumières et les ombres de la Ville. La nuit et les lieux obscurs appartiennent aux hommes qui recherchent la compagnie des hommes. Il sait bientôt par quels signes ceux-là se cherchent et se trouvent, quels lieux ils fréquentent, quels jours et à quelles heures. Il y a certains quais du Fleuve ombragés de saules, en contrebas de l'université ; un square touffu, à deux pas du jardin botanique ; une pissotière au bout d'un boulevard cossu où il ne mettait jamais les pieds auparavant. Il apprend aussi à fuir ceux qui ne supportent pas l'existence des hommes qui recherchent la compagnie des hommes. Il échappe ainsi, de justesse, à plusieurs descentes dans le parking situé derrière l'église Saint-Julien : policiers désuvrés, bandes avinées en goguette, prêtes à casser du pédé. Il apprend à aimer l'hiver, ses crépuscules soudains, ses ténèbres amies, les terrains vagues et les friches déshéritées, les nuits estivales et leurs longues heures chaudes sur les îles boisées du Fleuve. Il y a des terrasses de café du centre-ville, ainsi que certaines salles du musée des Beaux-Arts où il se fait lever par des messieurs bien mis qui proposent de lui montrer, à deux pas de là, dans ce qu'ils appellent leur garçonnière, leur collection de plâtres grecs, et lui caressent les fesses avec dévotion, en les poudrant de talc. Il y a le jardin attenant au musée d'Histoire naturelle où des vieillards agenouillés veulent qu'on leur décharge sur le visage, ou qu'on leur pisse dans la bouche. Il y a ces costauds honteux et brusques qui garent leur camion derrière le centre commercial, et qui dans leur cabine déploient les tendresses les plus délicates ; des folles flamboyantes qui se changent dans les toilettes de l'unique boîte de nuit spécialisée de la Ville, le font entrer par l'issue de secours parce qu'il est mineur, et qu'il faut prendre dans les toilettes sans les déshabiller, troussées contre un mur sale, en leur donnant des noms de fille et des ordres brutaux. Il y a les messieurs tripoteurs du cinéma ABC, dissimulé dans une petite rue discrète, et qui s'assoient près de lui sans le regarder, et se déboutonnent pour être sucés. Vincent découvre également que dans ces chasses d'un genre particulier, la jeune proie qu'il est censé être peut mener son prédateur par le bout du nez. La naïveté et la simplicité du désir des hommes fébriles et inquiets qui le convoitent le fascinent ; mais aussi la variété de leurs goûts érotiques. Lui-même a les siens ; mais il comprend vite qu'il est de loin préférable de se prêter à tout. Il parle à ceux qui le veulent, il se tait quand on le lui demande, il fouette et se laisse attacher, prend et se fait prendre. Il sait bientôt reconnaître et fuir les hommes qui se haïssent d'être ce qu'ils sont. Une fois seulement, il doit s'enfuir quand un fou dégaine un couteau de chasse. Pour le reste, il n'éprouve aucune culpabilité ; le sexe est pour lui comme une seconde enfance, intense, joyeuse, inattendue. Il découvre enfin, à l'intérieur de ce monde de secrets et de solitudes, un isolement plus poignant encore, qui est celui des travailleurs immigrés. Il fréquente, dans un faubourg de la Ville, un petit foyer dont tous les locataires, nord-africains, maliens, sénégalais, tacitement regroupés, préfèrent les garçons. Vincent passe de chambre en chambre, acceptant de petits cadeaux, des pourboires dérisoires et charmants. Pour le jour et pour les longues journées d'été, il y a les filles du collège, puis celles du lycée ; celles dont il fait connaissance à la piscine municipale, ou à la patinoire. Un jour même, une femme de cinquante ans, divorcée et farouchement indépendante, le ramène chez elle après l'avoir dragué sur la banquette d'un café. La première fois qu'il découvre son bas-ventre, il manque de s'étouffer tellement sa toison est volumineuse, et son sexe capiteux. Elle le guide très gentiment, et il s'applique jusqu'à engourdir sa mâchoire et sa langue. Il apprend d'elle une nouvelle façon de se servir de ses doigts. Elle lui fait également connaître Picasso et Miró. Il rencontre quelques autres femmes qui entendent bien ne pas perdre la liberté qu'elles ont acquise en 1968 ; l'amour de ce jeune homme les flatte, sans menacer leur indépendance. À l'école il s'efforce de ne pas paraître autre chose qu'un élève moyen, et il y réussit. Il est originaire d'un milieu très modeste qui n'a aucune idée de la culture. C'est pourquoi, de lit en lit, il apprend sans se soucier de savoir s'il a l'âge et les connaissances préalables requis. Ses horizons s'élargissent : un notaire veuf lui fait découvrir la philosophie grecque. Une amante auxiliaire d'enseignement lui donne le goût de la langue anglaise. Son vocabulaire s'étend dans toutes les directions. Sa fréquentation d'une minorité sexuelle généralement honnie lui apprend à mépriser la société qui produit tant de misère affective et sexuelle, sous le prétexte de la normalité. Le monde érotique lui tient lieu de tout : c'est sa pierre de touche éthique, politique, sociologique. Il fréquente systématiquement des gens plus âgés que lui. Il a maintenant quinze ans. Ses parents, inquiets de ne le voir jamais fréquenter des gamins de son âge, lui imposent la pratique d'un sport. Il choisit le football. L'activité elle-même l'enchante, le ballon que l'on frappe tout son soûl, les schémas tactiques, la construction patiente des actions de but. Mais après l'entraînement, il est effaré par les gros rires de ces jeunes gens sous la douche, par la pauvreté de leurs plaisanteries obscènes, par leur obsession d'une virilité trop étroitement définie, par l'indigence de leur conversation. Il ne leur dit rien de sa vie personnelle. Entre l'école, le sport et ses courses amoureuses à travers la Ville, soir après soir Vincent se couche épuisé ; il apprend à aimer sa fatigue comme le signe d'une vie bien remplie. Éloge de la fatigue : le soir, il tombe sur son lit, s'endort et rêve. Au matin il ne se souvient de rien. Les premiers temps il a pris l'amour pour une sorte de guerre de conquête. Ce sont les femmes qui l'éloignent de cela ; l'ivresse des odeurs, du plaisir, l'orage de la jouissance ne sont ni des victoires ni des défaites. Chaque corps nouveau lui apparaît comme un paysage à découvrir, chaque désir comme une langue singulière qu'il est bon d'apprendre à parler, qui donne accès à un nouveau monde. Sous couvert
de bien préparer le baccalauréat, il obtient rapidement
de ne plus jouer au football et, à dix-huit ans, prétextant
la poursuite de ses études, titulaire d'une maigre bourse, qui
lui paraît évidemment formidable, il quitte la Ville pour
Paris. Arrivé à Paris au début des années 80, logé d'abord par une amie de ses parents dans une chambre d'enfant qui ne lui sert plus, Vincent, pendant un an, apprend à connaître la géographie érotique de sa nouvelle ville. Il se met à fréquenter tous les clubs de rencontres, les saunas, les hammams, les bars, les cinémas pornos, ainsi que les jardins et les rives de la Seine que les hommes empruntent, à des heures et dans des proportions bien définies, à la vie sociale ordinaire. Un beau travesti guadeloupéen prostitué le recommande à l'un de ses clients mariés, qui occupe un logement de deux cents mètres carrés, propriété de l'archevêché de Paris, rue Barbet-de-Jouy. Ce banquier d'une quarantaine d'années lui prête deux chambres de bonne dans le même immeuble, en échange de quoi Vincent est chargé d'aider ses deux filles dans leurs devoirs scolaires. Il s'est inscrit dans une université de lettres pour bénéficier d'une couverture sociale et de réductions au cinéma, mais il ne s'y rend que le moins souvent possible, et généralement pour assister à des cours d'autres départements, philosophie ou histoire de l'art. Il a choisi la modalité de l'examen final : pendant quelques semaines par an, il apprend de quoi obtenir le passage dans l'année supérieure. Le reste du temps il s'attache à plaire à des filles et à des garçons, à des hommes et à des femmes. Il y réussit assez bien. Ses trois premières années parisiennes filent à une vitesse prodigieuse. En 1984, Vincent accepte d'acheter, pour le compte du banquier de la rue Barbet-de-Jouy qui ne souhaite pas informer son épouse de certaines de ses préférences sexuelles, un appareil de télécommunication à peu près cubique, en plastique noir et marron, et d'un poids de cinq kilos. Chaque fois qu'il peut le faire discrètement, le banquier monte sous les toits, dans le petit logement de Vincent, pour y contacter des travestis noirs, dont la fréquentation constitue sa plus grande passion érotique. La facture de téléphone est établie au nom de Vincent, qui a toute licence d'utiliser lui-même l'appareil. Il y passe et y perd beaucoup de temps, se trouvant souvent confronté à des mythomanes qui ne se livrent jamais à aucun acte sexuel effectif, rencontrant parfois quelques cinglés infréquentables ; mais il y fait également un certain nombre de rencontres excitantes, imprévues, émouvantes. Le Minitel lui apparaît comme un nouveau continent, sauvage et vivant, si bien que, pour la première fois de sa vie, Vincent a l'impression de croiser des êtres qui lui ressemblent ; non pas au sens où ils le reflèteraient trait pour trait, comme de stériles miroirs ; mais parce que, comme lui, ils entendent bien vivre le plus librement qu'il est possible, inventer de nouvelles façons d'être, en somme : refaire l'amour. Mais les choses se gâtent très vite. La lenteur du système permet aux opérateurs de soutirer un argent considérable aux usagers ; si considérable que, ainsi que Vincent l'apprend par une jeune femme qui exerce la profession de secrétaire de rédaction au Nouvel Observateur et qu'il a reçue chez lui après une brève conversation de clavier, les sociétés de sites de rencontres ont eu rapidement l'idée d'embaucher de faux connectés, chargés de maintenir les clients dans l'état d'expectative qui les conduit à rester devant leur écran gris ; mais aussi de mettre en uvre des programmes automatisés qui lancent, à partir d'identités fictives, des "salut" et des "ça va ?" aux connectés à qui personne ne parle. Vincent n'est pas directement concerné par le coût de ses vagabondages sur le Minitel, qui est pris en charge par le banquier ; néanmoins il commence à trouver sa pauvreté relative gênante, et il se met à accepter tous les petits travaux vaguement intellectuels qu'on lui propose : il révise des guides touristiques pour une grande maison d'édition spécialisée, compose des ouvrages expliquant comment on peut réussir avec un bac G, A ou C, traque patiemment des coquilles et des erreurs sur des épreuves d'encyclopédies pratiques, rédige des mémoires et des thèses pour des étudiants en lettres fortunés et incultes, écrit des faux courriers de lecteurs pour un magazine érotique, traduit des catalogues d'art de l'italien ou de l'allemand, ainsi que des manuels d'entretien de bonsaïs. Il n'éprouve à l'égard de la réussite sociale aucune curiosité et aucune aigreur. Il est inversement ravi de pouvoir vivre librement sans dépendre de revenus très élevés. Ses parents lui reprochent de temps en temps de n'avoir aucune ambition. Il ne répond rien. Il lui semble plutôt qu'il a des ambitions immenses, à commencer par celle de vouloir vivre sa vie, et de la vivre bien. Le soir du dimanche 10 mai 1981, Vincent se trouve dans un immeuble populaire du onzième arrondissement de Paris en compagnie de Patrick, un amant rencontré sur Minitel. Il vient de passer l'après-midi à jouer pour lui, avec complaisance, le rôle de l'homme ultraviril, son hôte incarnant quant à lui avec conviction le rôle de la grande folle, et tenant à ce qu'on l'appelle, dans l'intimité, Patricia. Il y met une bonne humeur communicative et Vincent, à qui l'idée que l'effémination soit liée à l'homosexualité paraît l'un des préjugés les plus grossiers ou les plus réducteurs qui soient, vient de passer avec lui, avec elle, un délicieux moment entre ses draps de satin rose. Juste avant vingt heures, son hôte se précipite pour allumer son poste de télévision et, quand le visage de Mitterrand s'affiche, il sort la bouteille de champagne qu'il a rafraîchie dans l'espoir de fêter, ce soir-là, ce qu'il appelle la victoire de la Gauche. Vincent a surtout fréquenté, depuis son arrivée à Paris, des libertaires pour qui Mitterrand est une vieille crapule, un fantôme de la IVe République, un opportuniste. Patrick, lui, est originaire des Cévennes, où il a été exclu de tous les camps de vacances des scouts communistes : les Francs et Franches Camarades prônaient un naturisme à la fois chaste et exclusivement hétérosexuel ; à Paris, la section du Parti socialiste de son arrondissement l'a prié de ne pas participer au porte-à-porte, afin de ne pas s'aliéner certains électeurs. Vincent regarde, pantois, ce charmant garçon maniéré hurler sa joie. Il trinque poliment avec lui à la santé de l'ère nouvelle que cette victoire ne manquera pas d'ouvrir dans tous les domaines de l'existence, prétexte un rendez-vous et s'éclipse. Deux mois plus tôt a eu lieu, toujours du côté de Bastille, une marche nationale pour les droits des homosexuels à laquelle Vincent a participé par solidarité, mais en refusant d'y porter quelque pancarte ou bannière que ce soit, au grand dam de l'un de ses amants occasionnels, qu'il accompagnait ce jour-là, et qui l'avait alors accusé de ne pas assumer. La remarque le frappe désagréablement. Vincent n'a jamais fait secret ou mystère de sa vie érotique dans toute sa diversité ; mais depuis quelque temps il mesure combien il se sent étranger à ce que beaucoup de ses fréquentations homosexuelles nomment de plus en plus le milieu, ou la communauté gay. Ces termes nouveaux, pour être des réactions logiques à l'ostracisme qu'elles subissent, lui paraissent cependant regrettablement sectaires. Vincent essaie bien de se déclarer, pour avoir la paix, bisexuel ; mais cette affirmation donne lieu à des conversations aussi interminables qu'exaspérantes où ses amis affichent un scepticisme ricanant, le somment de choisir son camp, n'hésitent pas, très vite, à récuser la notion même de bisexualité comme le symptôme d'un coupable conformisme ; conversations dont Vincent ressort avec l'impression fort déplaisante que ses amis mettent à réfuter l'existence de personnes comme lui la même énergie que leurs parents et grands-parents ont déployée pour refuser d'admettre qu'on puisse être autre chose qu'hétérosexuel. Vincent, en somme, s'inquiète du glissement d'un système à norme unique vers un système à norme double. Il se refuse à y accorder beaucoup d'importance. Bien des années plus tard, y repensant, il se dira que sa solitude aura commencé là. Pour l'instant, en ce même dimanche soir, Vincent constate en se promenant dans le Marais que la plupart des homosexuels du milieu sont persuadés qu'il s'agit là d'une victoire pour eux. Quelques mois plus tard, de fait, le nouveau ministre de l'Intérieur donne des instructions pour qu'on ne fiche plus les personnes qui préfèrent celles de leur sexe, et que cessent les descentes de police systématiques dans les établissements spécialisés. Pendant quelque temps, d'ailleurs, Mitterrand fait illusion, et semble bien donner des gages à gauche. Vincent s'amuse des peurs des bourgeois, de ce coup de pied dans la fourmilière française. Mais il sait à quoi s'attendre. Deux ans après l'élection, d'innombrables fourmis travaillent déjà frénétiquement à tout remettre en ordre ; il apparaît que loin d'être une alternative à la globalisation du marché, le mitterrandisme le sert avec un zèle inattendu de ses électeurs, en même temps qu'il met en avant, par un mécanisme de compensation pervers, des combats qu'il affirme relever non plus d'une opposition au système marchand, mais d'une région de l'esprit élevée et abstraite où flottent, autour du totem des Droits de l'homme, comme des robes vides, désincarnées, les fantômes de la Fraternité, de l'Égalité et de la Liberté, tandis que résonnent sur la terre les formules aussi creuses que véhémentes de l'antiracisme, de la tolérance à l'égard des minorités sexuelles, d'un féminisme de principe. Un jour
qu'il travaille à l'actualisation d'un dictionnaire, Vincent découvre
que la débauche est le contraire de l'embauche. Il vient de mettre
un mot sur son rapport au monde social. Il continue de passer à
loisir de sexe en sexe, de corps en corps, fréquentant dans un
joyeux désordre un fétichiste du latex méticuleux
puis une Antillaise voluptueuse, une ondiniste et des adeptes du trio,
quelques orgies privées, de gros barbus, des Japonaises, évitant
seulement les sadiques et les masochistes, dans les univers desquels il
ne parvient décidément pas à entrer. En somme, pendant
les quatre premières années de la présidence de François
Mitterrand, et toutes choses égales par ailleurs, Vincent est heureux. Né en 1966, accédant à une vie érotique adulte à l'orée des années 80, Vincent a toujours cru, sans bien y réfléchir, que la liberté individuelle gagnait constamment du terrain dans son pays ; et ce d'autant plus qu'en raison d'une certaine précocité sexuelle, il a fréquenté assez tôt des hommes et des femmes appartenant à des courants de pensée libertaires issus de ce qu'il est convenu d'appeler, par commodité, Mai 68. Or il apparaît vite à Vincent qu'un nombre grandissant de ses contemporains se trouvent en quelque sorte encombrés de leur liberté individuelle ; et que, au lieu de l'utiliser pour explorer de nouvelles possibilités d'existence, ils préfèrent rabattre leurs désirs sur des schémas socio-sexuels préexistants qu'ils affectent pourtant bruyamment de mépriser : autrement dit, le conformisme des personnes autour de lui qui se disent de gauche lui paraît extraordinairement frappant. À titre personnel, c'est vers 1984, dans le temps même où l'imposture mitterrandienne se dévoile largement pour ce qu'elle est, et au moment où Laurent Fabius remplace Pierre Mauroy au poste de Premier ministre, que Vincent découvre que le mot gay s'est imposé autour de lui, supplantant l'affreux homo, comme le terme à employer pour manifester son appartenance au milieu du même nom, qui s'en gargarise. Or si Vincent rejette un vocabulaire trop médical (homosexuel), ou simplement injurieux (pédé), s'il se réjouit de l'extinction de termes affreusement littéraires tels que sodomite ou inverti, s'il trouve odieux et absurdes les mots qui cherchent à féminiser le goût des hommes - pédale, tapette -, lui-même ne s'étant jamais senti spécialement dévirilisé par le fait d'échanger des caresses, fussent-elles dissymétriques, avec un homme, il n'en demeure pas moins que le terme nouveau lui semble extrêmement suspect ; exactement comme lui paraissent suspectes, au fond, toutes les appellations concernant les préférences ou les orientations sexuelles, parce que la sexualité est précisément, pour lui, le domaine où se révèle l'inadéquation foncière du langage à la diversité extraordinaire des singularités. Certes, l'éthos gay met en avant une joie de vivre qu'il ne peut que saluer avec bienveillance ; et même il s'amuse de feindre de croire que ce n'est pas la forme américaine du mot (qu'il emploie d'ailleurs, comme tout le monde ; mais le moins possible) qui s'est imposée, mais quelque graphie Renaissance. Elle permet alors d'ironiser sur la banalité de l'existence d'une majorité informe, celle des hétéros (lesquels, symétriquement, se voient qualifier de straight par les adorateurs du franco-américain qui sont légion dans le milieu, et qui idolâtrent les quartiers gays de villes comme San Francisco ou New York, où ils ne se sont jamais rendus que pour des séjours extrêmement brefs, et qu'ils ont pu de ce fait allègrement idéaliser). Qu'une orientation sexuelle, quelle qu'elle soit, impose de devoir se considérer, à chaque instant de son existence, comme gay, voilà ce que Vincent refuse avec autant de vigueur que l'obligation contraire et symétrique de devoir se définir comme hétérosexuel. Et s'il a fréquenté tous les champs et les bois et les lisières du désir, aussi bien avec les hommes qu'avec les femmes, ce n'est assurément pas pour voir son mode de vie, qui au fond n'en est pas un, se figer en une ennuyeuse et fixe modalité de l'être. C'est donc à cette époque qu'il arrive à Vincent de dire, par plaisanterie, que le jour de la fierté homosexuelle est le seul où il pourrait, s'il était accessible à ce genre de sentiment, avoir honte de l'être ; ou bien qu'il préfère le mot pédé à celui de gay. Dix ans plus tard, il doit se rendre à l'évidence : ces plaisanteries ne font plus rire les gays, ni les hétéros. Vincent ne s'étonne pas d'ailleurs de voir apparaître dans les rues un certain nombre d'habitudes vestimentaires qui, très visiblement, visent à se présenter comme gays et qui, si elles l'intéressent en tant qu'elles attestent de l'existence de possibilités de vie nouvelles, n'en sont pas moins, elles aussi, le plus souvent, des réductions des possibles, habitudes qui singent d'ailleurs l'hétérosexualité, puisqu'il s'agit d'afficher une identité fixe grâce à certains vêtements associés entre eux, chaussures, pantalons, coiffures, foulards, ceinturons même, dont le port constitue dans tout le pays un code de reconnaissance. Simultanément, dans certains ghettos protégés de la capitale, rue Sainte-Anne, dans le quartier des Halles, dans ceux du Marais et de la Bastille, la communauté gay profite de joies simples qui leur étaient interdites - vivre au grand jour, marcher main dans la main, s'embrasser au soleil - tout en luttant pour que cette évolution se traduise dans le domaine législatif, social, politique. Vincent comprend tout cela. Il s'indigne quand il le faut, il participe à des manifestations. Et cependant, tandis que se multiplient à Paris les bars spécialisés équipés d'une arrière-salle généralement rustique et peu éclairée où les rencontres faites au comptoir peuvent se poursuivre ; tandis que s'y imposent des formes de sexualité collective qui sont autant de victoires de l'indifférenciation, dans la fausse nuit des backrooms, il sent bien que ce qui l'intéresse d'abord, lui, dans ses propres amours multiples, ou plus exactement singulières, est d'un autre ordre que cette connectivité généralisée rêvée par le Minitel, dont il comprendra plus tard qu'elle n'était qu'une répétition française laborieuse d'Internet. Alors, dans tous les bars, dans tous les saunas, dans tous les clubs, des corps fonctionnalisés, stéréotypés, s'agitent avec frénésie. Sur les lieux de drague devenus soudain vieillots, sordides, dépassés - et au moment même où l'on détruit quasiment toutes les pissotières de Paris pour les remplacer par les sanisettes d'un opérateur privé -, Vincent s'entend de plus en plus souvent, et de plus en plus brutalement, demander ce qu'il fait, s'il suce ou ne suce pas, encule ou se fait enculer. Ces questions le glacent d'abord, l'exaspèrent ensuite, comme autant de façons de le sommer d'être ceci ou cela, lors même que l'érotisme lui a toujours paru, intuitivement mais sûrement, une manière de raffiner, de démultiplier son existence en autant de ramifications subtiles, singulières, et d'échapper aux dénominations sociales. Par ailleurs, il est bien question, au début des années 80, d'un cancer gay qui toucherait uniquement des homosexuels, d'abord américains, et dont la communauté gay ne veut pas entendre parler, tout à la joie d'avoir enfin conquis son droit de cité. Cette nouvelle suscite, en dehors de la communauté, quelques joies mauvaises : des individus pieux sont visiblement ravis de voir crever des sodomites ; certains hétérosexuels, peu satisfaits d'avoir à végéter dans leur vie étriquée de couple petit-bourgeois, trouvent que finalement il n'y a rien d'étonnant à ce que toute cette frénésie sexuelle pose quelques problèmes de santé publique. À partir de 1985, Vincent est amené à fréquenter des hôpitaux pour y visiter des amis et des amants, selon un processus terrifiant et monotone : dans un premier temps, il croise aux heures de visite des membres de la famille de cet homme jeune, ainsi que d'autres amants, qui plaisantent quand le patient tousse. Puis des conversations plus techniques concernant la santé du malade se développent, on s'explique des molécules, on espère de nouveaux traitements. On chuchote tout cela dans le couloir, pour ne pas l'inquiéter. Il y a toujours, pour finir, la visite qui se produit trop tard : le malade ne reconnaît plus personne. Enfin l'un des visiteurs tombe malade à son tour, et l'on recommence. Vincent songe qu'après les camps de concentration et les grandes famines africaines ou indiennes, c'est la troisième fois que le XXe siècle produit ces visages émaciés, ces mains décharnées, ces joues creusées, ces corps cachectiques, ces regards déchirants. Un philosophe français meurt à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Il se dit dans les milieux gays que cette maladie est liée à ses préférences sexuelles, à ses fréquents séjours sur la côte ouest des États-Unis. Les lieux de rencontres parisiens, qui ont souvent été sombres et étroits, semblent maintenant franchement sinistres, et il y règne une atmosphère de gaieté forcée. Le grand public apprend à connaître l'épidémie. Elle s'étend d'ailleurs aux hétérosexuels. À la fin du XXe siècle, constituant peu à peu, dialectiquement, un facteur d'acceptation du fait homosexuel. Seulement cette acceptation a un coût social : le mot gay devient le nom d'une homosexualité sympa, acceptable, rassurante : sous l'impulsion de militants épris de respectabilité petite-bourgeoise, il est désormais entendu que les gays s'alignent spontanément sur des modes de vie monogames, conjugaux dont la revendication homoparentale est la partie apparente ; qu'ils sont tous épris de normalisation. La ruse suprême de l'hétérosexualité raisonnable normative est de s'imposer comme le fantasme indépassable des homosexuels. Vincent observe certains couples de ses amis qui raillaient naguère l'ennuyeuse vie des hétéros et surjouaient le gigantisme de leur appétit sexuel glisser vers un modèle de conjugalité popote, sexuellement fidèle, sympa. Après le surgissement brutal du sida, et avec l'apparition des traitements de la maladie, de nouveaux établissements de rencontres ouvrent. Vastes et mieux éclairés, plus confortables, plus sûrs, ils adoptent des noms modernes : les noms de l'Euro men's club, du Look, du Banana café, du Quetzal sont étrangers à tout horizon littéraire ou antique. Le Mandala, qui appartient à ce nouvel ordre homosexuel, comporte des labyrinthes de petites cabines avec portes, où des hommes, la serviette à la taille, tournent dans un ballet incessant, ou travaillent leur plastique dans la salle de musculation attenante. Proies et prédateurs, ces hommes-là ne sourient pas, ne caressent pas, n'embrassent pas. Le plus souvent ils présentent leur sexe ou leur cul épilés dans la pénombre de leur cabine, et congédient d'un geste de la main tous ceux qui ne correspondent pas à leur monomanie érotique. Vincent a rapidement l'impression de participer à une forme d'abattage sexuel, à des chasses toujours plus mornes, conclues par un plaisir rapide, brutal, frustrant. Il est à peine âgé de vingt-cinq ans et il ne correspond déjà plus aux idéaux musclés et clonesques de la clientèle. Il se demande où sont passés les gros, les maigres ; mais bientôt il découvre que d'autres établissements se sont spécialisés pour les accueillir, en excluant tacitement tout autre groupe : certains lieux font dans le gros bedonnant et barbu, d'autres dans le moustachu athlétique, d'autres dans le petit gars sec à cheveux courts. Tout cela ne constitue pas le renversement de l'ordre symbolique dont ont rêvé les militants homosexuels, femmes et hommes, après 1968 ; c'en est plutôt une singerie généralisée. Les lieux plus ouverts à tous les types d'hommes ferment ou disparaissent - parkings, cinémas pornos, bars de la rue Sainte-Anne. Une prolifération terminologique redouble cette spécialisation : bears, cuirs, latex, etc. Il y a bien, ici et là, certains individus qui refusent de soumettre leur vie à ce nouvel ordre petit-bourgeois : mais ce qu'ils proposent désormais d'un air bravache, ce sont des rapports sexuels non protégés ; soit qu'ils se disent, selon leur expression, propres ou même clean ; soit qu'ils brandissent un papier censé prouver qu'ils sortent d'un test qui les range dans le camp des séronégatifs, sans demander à Vincent de leur rendre la pareille. Et quand ce dernier se risque à leur demander comment ils escomptent rester propres, comme ils disent, s'ils couchent avec des inconnus sur la seule foi d'une déclaration de santé, il se fait insulter. Le sommet de l'horreur est atteint quand se répand le bruit que certains tentent de contaminer les autres ; quelques livres de témoignages équivoques se vendent comme des petits pains, qui attestent le fait. Le phénomène donne lieu à des débats dans les associations gays. C'est à peu près vers ce temps que Vincent se voit proposer de collaborer, comme traducteur et comme annotateur et rédacteur de l'index, à une réédition de luxe d'un ouvrage étrange : Ma vie secrète est le récit autobiographique d'un Britannique qui a vécu dans la seconde moitié du XIXe siècle, et dont la seule, froide et systématique passion a été l'activité érotique. On n'a jamais découvert son identité. Il raconte, en une dizaine de milliers de pages, et avec un sens de la singularité qui enchante Vincent et l'ennuie tout à la fois, tous les faits qui composent sa vie érotique ; rien d'autre. Et s'il est facile d'éprouver de la sympathie pour l'homme lui-même, il est impossible de ne pas remarquer qu'il s'agit assurément d'un rentier millionnaire qui utilise les différences sociales considérables entre lui et les servantes, bonnes, ouvrières, pour obtenir aisément des services sexuels. À la faveur de ce travail, Vincent élabore un bilan de sa propre existence. De 1976 à 1985 il a exercé, en tant que membre de la petite-bourgeoisie, une liberté que personne n'a vécue avant lui, sans doute, à l'exception d'une poignée d'individus fortunés au XIXe siècle, libérés des obligations de leur classe comme des pouvoirs et des conventions morales communes. Il relève également qu'à la fin de la décennie 80, il cesse de fréquenter ces lieux et entre dans une période de tristesse profonde, qui dure plusieurs années. À la fin de cette période, il a rayé plus de soixante-dix noms de son carnet d'adresses, appartenant à des hommes et à des femmes de moins de quarante ans. La superficie de l'aire de jeux érotiques, sauvage et secrète dans laquelle, proie et chasseur à la fois, il a évolué n'a pas cessé de se réduire. Si la mort ne le frappe pas, c'est au hasard de sa conformation érotique : les préservatifs ne le gênent pas. Il a l'impression d'avoir tout appris du monde par l'érotisme et le corps. Il n'en tire aucune vanité. Simplement, il sent que chacun, pour jouir, a besoin de se placer à la pointe extrême de sa propre singularité ; et que c'est bien pourquoi tant de personnes échouent à jouir. L'érotisme détermine chez lui une sorte de rapport joyeux et artistique au monde, et il pense souvent à une phrase d'un poète français qu'il a découverte à trente ans, et qui depuis le suit, comme une devise secrète : l'érotique est une science individuelle. Il voit très exactement ce que Robert Desnos a voulu dire. Quant à sa configuration propre, elle lui paraît particulièrement heureuse : il fait partie de cette variété d'êtres éminemment adaptive qui trouve à jouir dans le plaisir de l'autre, et capable de se prêter à tout, ou presque. Il n'y a rien de plus bouleversant pour lui que de découvrir l'équation parfois simple, parfois extraordinairement complexe du plaisir d'autrui. Et chaque fois qu'il croise des êtres au visage mauvais, à la bouche amère, aux mâchoires serrées, il ne peut s'empêcher de croire qu'il suffirait qu'ils sachent inventer leur plaisir pour cesser d'être condamnés aux enfers maussades de la mauvaise humeur, de l'amertume, de la frustration. La sexualité n'étant en somme que l'un des aspects d'un problème extrêmement simple et redoutable, à savoir que l'existence humaine est comparable à une pièce de théâtre dans laquelle il faut improviser son texte et qu'on ne peut répéter. Il se remet à fréquenter plus de femmes que d'hommes, à mesure que la normalisation des homosexuels les banalise ; il comprend alors, rétrospectivement, que ce sont les conditions faites aux minoritaires qui les ont rendus désirables à ses yeux. Entre la catastrophe nucléaire de Tchernobyl et la première guerre du Golfe, il laisse sa vie flotter au gré des rencontres, dont le nombre ne cesse de s'amenuiser. En 1996 il constate qu'il est absolument seul. Le monde qui l'entoure lui paraît subir, dans les domaines les plus variés, de la vogue des tatouages à l'extension de banlieues de maisons individuelles, un enlaidissement sans précédent. Le développement d'Internet suscite d'abord chez lui un enthousiasme des plus vifs ; mais il doit déchanter au bout de quelques années. Il apprend que le mot sexe est la requête la plus fréquente sur le réseau ; mais il craint qu'elle ne soit le fait de personnes qui redoutent le sexe comme l'énigme têtue, insupportable de leur jouissance, de leur origine et du monde, et dont le vu le plus cher serait d'en être enfin débarrassées. On déguise
Alice quand elle a six ans. On lui enfonce un bonnet phrygien sur la tête.
La maîtresse a prié sa mère de lui trouver un pantacourt
bleu et une chemise rouge. Dans cet uniforme elle prend une Bastille de
polystyrène dans la cour de récréation, en compagnie
des camarades de son âge, le samedi 24 juin 1989, pour la fête
de l'école. Elle trouve tout cela confusément horrible.
C'est la dernière fois qu'on a véritablement prise sur elle.
Elle déteste qu'on choisisse ses vêtements. En terminale
un nouveau venu dans la classe, qui n'a pas plus d'expérience qu'elle,
lui fournit enfin un accès aux gestes de l'amour, à ses
joies simples, à ses intensités érotiques. ( ) Pendant toutes ces années, Alice tend à reporter ses aspirations à la joie et à la diversité dans le domaine érotique. Mais là encore, une déception l'attend. Le manque d'inventivité, de fantaisie, de curiosité de la plupart des hommes, au-delà de déclarations de principe assez creuses sur l'égalité des hommes et des femmes, leur goût immodéré de la liberté individuelle et leur appétit sexuel débordant. Elle ne tarde pas à s'apercevoir que la plupart d'entre eux cherchent en fait une compagne qui les console, les nourrit, les aide, dans leur carrière, leur vie psychologique ; et que la liberté qu'Alice s'accorde de varier les rencontres, loin de leur convenir comme ils le proclament initialement, les gêne, les inquiète, les agace. Or Alice a découvert l'océan des plaisirs, et n'entend pas rester au bord à barboter avec un type à qui il faudra donner des enfants qu'il emmènera de temps en temps au parc pour jouer au papa, pour se changer les idées. C'est pourquoi Alice vit seule toutes ces années mais, alors même qu'elle serait bien curieuse de partager sa vie quotidienne avec un homme, ou avec plusieurs, elle n'en trouve mystérieusement jamais l'occasion. Elle découvre des légions tristes : celles des hommes sans imagination, sans courage et sans délicatesse, sans fantaisie et sans générosité, celles des hommes qui ne savent pas caresser, pas embrasser, ceux qui ne parviennent que rarement à bander, ceux qui jouissent trop vite et ceux qui ne jouissent jamais. Elle sait qu'il y a une continuité entre la vie qu'on dit sexuelle et le reste de l'existence physique et morale. Alice en vient à envisager l'amour des femmes comme une alternative à cette médiocrité ; mais d'une part elle n'éprouve pas pour ces amours-là de particulière appétence ; d'autre part elle entretient à l'égard du corps masculin une curiosité inépuisable ; enfin elle découvre avec consternation que la gent féminine ne vaut pas mieux. Elle s'ennuie trois heures d'affilée avec une jeune femme qui ne peut imaginer de lui placer quoi que ce soit sur ou dans le sexe, qu'il s'agisse de sa bouche, d'un vibromasseur ou de ses doigts ; elle se trouve également forcée de quitter précipitamment, et sous ses insultes, le lit d'une brute athlétique qui, en guise de préliminaires, lui tire les cheveux, lui griffe les fesses, et la traite d'hétéro coincée. Toujours menacée d'être définitivement rejetée par un milieu qui sent confusément son insoumission, Alice au sortir de l'école adopte vis-à-vis des hommes et des milieux de l'art contemporain une attitude à la fois courtoise et circonspecte, entretenant avec les agents, les acheteurs de l'État, les galeristes, ses consurs et confrères des rapports souvent cordiaux ; mais n'oubliant pas qu'il ne peut guère s'agir entre eux et elle que d'alliances fugitives et de malentendus polis. Elle estime, d'ailleurs, avoir beaucoup de chance : l'une de ses premières uvres attire l'attention d'un banquier d'affaires londonien qui collectionne essentiellement de la photographie contemporaine. C'est une série de cinq photographies en couleurs, prises à la verticale d'un même lit, le sien, avant et après l'amour, chacun des clichés porte pour titre un prénom masculin. Un galeriste parisien la prend sous contrat : elle dispose désormais d'une sorte de niche sur le marché. Elle s'efforce de ne pas trop penser à la tristesse insigne de la situation de l'art de son temps. Quand elle rencontre Vincent, tout change et rien ne change. Ils vivent dans le petit studio qu'Alice s'est acheté à Oberkampf avec l'argent de ses premiers succès et l'aide de ses parents, ou dans l'appartement que Vincent loue depuis vingt ans, boulevard du Temple. ( ) Alice prend
la parole : il faut qu'ils parlent de leur rencontre, de son présent
et de son avenir. C'est ce qu'ils font. Voix
au chapitre a programmé Stéphane Audeguy en novembre
2021 |