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Note
du traducteur
Un auteur
étranger est la somme de toutes ses traductions, passées,
présentes et à venir. Nulle traduction prise en elle-même
ne peut prétendre détenir une quelconque vérité
de luvre, à plus forte raison sagissant dune
uvre de lampleur de celle de Dostoïevski : chacune
delles ne peut se flatter que dune chose participer,
par un mouvement dialectique de prise en compte et de contestation, à
une connaissance plus large, plus stéréoscopique de cette
uvre.
À quelques exceptions près, les dernières traductions
de Dostoïevski datent dil y a une trentaine dannées :
cest la durée de vie moyenne dune traduction. Les premiers
traducteurs, ceux de 1881, avaient nécessairement dautres
références, une autre langue que ceux des années
1940-1950, et les références de ces derniers ont, à
leur tour, cessé dêtre actuelles. Ce sont, chaque fois,
des expériences qui sajoutent, des lectures parallèles
qui permettent des approches différentes dun texte apparemment
invariable.
Plus encore, des traducteurs aussi éminents que Pierre Pascal,
Boris de Schlzer, Constantin Andro-nikof ou Sylvie Luneau ne pouvaient
disposer dun instrument de travail comme lédition en
trente volumes des uvres complètes menée à
bien par lAcadémie des sciences de lURSS sous la direction
de Guéorgui Mikhaïlovitch Fridlender, édition dont
le dernier tome vient dêtre mis en vente à la fin 1990.
Guéorgui Fridlender et son équipe ne se contentent pas détablir
chaque texte, de lui donner un appareil critique avec des notes détaillées
et des introductions historiques et textologiques, ils en présentent
toutes les variantes, tous les états préparatoires.
Cette nouvelle version du Joueur part de trois a priori sur la
nature de luvre : son oralité, sa maladresse recherchée
et sa structure poétique. Dostoïevski compose moins des romans
écrits que des poèmes proférés.
Une position fondamentale de Dostoïevski est que le Joueur, uvre
non pas écrite, mais dictée, nest pas de la littérature,
pas un roman : il est la confession dun jeune
homme, une confession directe, racontée sans intermédiaire.
Je me suis fixé un impératif : quon sente à
chaque phrase la parole vivante, presque toujours familière, parfois
vulgaire (dans certaines réflexions du joueur, dans ce que dit
la grand-mère), mais aussi dans lanalyse des sentiments.
Cela signifiait accepter des phrases inachevées, incohérentes,
sachant que, là encore, lidée est de Dostoïevski
(seuls les Russes peuvent contenir en eux-mêmes tant de contradictions,
dit Mr. Astley) et quelle est capitale car ces cassures, ces sauts
logiques définissent la structure même du livre.
Lessentiel ma semblé de montrer quil nexistait
pas dans le Joueur de narration neutre disons, de point de vue
exprimé par lauteur.
Loralité est à la source de lentreprise de Dostoïevski.
Chacun de ses textes est bâti pour, et par, une voix. Dès
1846-1847, il avait entrepris une grande fresque, quil appelait
Carnets dun inconnu, basant chaque carnet
chaque récit, souvent donné sous forme de monologue (ainsi,
Netotchka Nezvanova, le Joueur, les Carnets du sous-sol, et bien
dautres) moins sur une intrigue que sur une intonation, moins
sur les faits rapportés que sur la sensation laissée par
ces faits dans lâme, donc dans la langue, de tel ou tel personnage.
Cest cette intonation qui crée latmosphère,
qui justifie le réseau profond des métaphores. Il sagit
moins, apparaît-il, de romans dickensiens que de traités
des passions et, à cet égard, la référence
à Racine, à la fin du Joueur, semble un signe paradoxal
mais important.
Une des lignes de force du Joueur (comme dune série
dautres textes, ainsi les Notes dhiver sur des impressions
dété, 1863) est le rapprochement, cest-à-dire
lopposition de la France et de la Russie. La France, pays de Racine
et de la beauté reçue en héritage, devenue creuse,
involontaire, et la Russie, pays désordonné, absurde, invraisemblable,
lourdaud réellement humain. Lopposition
du mouvement, du devenir, ne fût-ce que potentiel (vous aviez
des capacités, dit Mr. Astley à Alexeï Ivanovitch),
à la beauté élégante du marbre,
à limmobilité et au mensonge. Dès lors, la
langue du Joueur mime ce monde de passion.
De là, sans doute, la maladresse extrême, et maintes fois
soulignée (par le joueur, au début et à la fin du
roman, avec une symétrie parfaite, sur ce quil entend par
lélégance de la forme), de bien des phrases, les lourdeurs,
les répétitions, parfois réellement insupportables,
et quon supporte pourtant, en russe, parce quelles sont portées
par une tension qui ne faiblit pas. Combien de fois, par exemple, Alexeï
Ivanovitch répète-t-il des mots comme soudain,
brusquement, des verbes comme crier", sécrier ?
Combien de fois le mot grand-mère revient-il dans une
même phrase alors quil ne coûterait rien de le remplacer
de temps en temps par un simple pronom personnel ? Une difficulté
accessoire paraît : comment distinguer les maladresses voulues
par lauteur de celles oubliées par son traducteur ?
Telle phrase, construite en dépit du bon sens, où lordre
des arguments est réellement absurde, où la syntaxe la plus
élémentaire est mise à mal, est-elle acceptable pour
un lecteur qui ne connaît pas la langue russe ?
Les traducteurs de Dostoïevski ont toujours amélioré
son texte, ont toujours voulu le ramener vers une norme française.
Cétait, je crois, un contresens, peut-être indispensable
dans un premier temps pour faire accepter un auteur, mais inutile aujourdhui,
sagissant dun écrivain qui fait de la haine de lélégance
une doctrine de renaissance du peuple russe.
La répétition dans le Joueur cesse de désigner
la maladresse, loralité, le calque dune réalité
supposée. Elle est le signe de lobsession et signifie lunité
profonde du texte. Cette unité réside (cest du moins
ce que jai voulu traduire) dans la répétition dun
mot et surtout dun motif qui se développe et senrichit
à travers tout le livre, celui du zéro le
mot lui-même est en français dans le texte.
Misant sur le zéro, on gagne trente-cinq fois la mise, on se ruine,
on devient un roi, on redevient un zéro. Mais le zéro est
limage du cercle limage de la roulette, limage,
aussi, des roues de ce fauteuil roulant de la grand-mère, cest
limage de la bille, limage de son mouvement quand elle tourne
dans la roulette de là aussi, les différentes formes
de tourbillons, de tournoiements quon retrouve dans le texte russe
(tout ce jeu sur les mots kroug, le cercle et vikhr,
le tourbillon, et leurs innombrables composés), limage centrale
du vortex (le mot russe, krougovorot, désignant littéralement
un tour de roue et, par exemple, le cycle des planètes), dun
tourbillon creux, qui emporte lensemble et représente la
forme même des romans dostoïevskiens. Je tournoierai,
je tournoierai, je tournoierai
dit Alexeï Ivanovitch.
De là aussi, paradoxalement, la tête qui tourne,
le tournis qui fait sévanouir les personnages
ou qui les fait se perdre devant largent.
Cette façon de prendre le mot au pied de la lettre et de le décliner,
de mettre au même niveau de symbolisme des réalités
fortuites, cette façon, en clair, de se laisser porter par la langue
nest pas un des aspects les moins troublants, les moins contemporains,
peut-être dun roman qui reprend lhéritage de
tout le romantisme russe (La Dame de pique de Pouchkine, Le
Bal masqué de Lermontov, Les Joueurs de Gogol) et ouvre
sur les achèvements majeurs de Dostoïevski.
ANDRÉ
MARKOWIC
Le
joueur, Actes sud Babel, 1991
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